À la télévision comme à la radio, les intérêts croisés des agences de publicité et des médias se vérifient au quotidien à l’institut privé de mesure d’audience Médiamétrie, qui fêtait son vingtième anniversaire en 2005. Vingt ans de Médiamétrie, c’est aussi deux décennies de décervelage à coups d’Audimat, de parts d’audience et de durée d’écoute au service de « clients qui sont aussi nos actionnaires », comme le rappelle sa présidente, Jacqueline Aglietta. Fabricant exclusif de chiffres d’audience à destination du marché publicitaire, Médiamétrie tient dans sa main tous les médias audiovisuels représentés à son conseil d’administration et dans son capital : 35 % pour les télévisions (France Télévisions, TF1, M6, Canal Plus) ; 35 % pour les agences de publicité, les centrales d’achat d’espace et les annonceurs (Publicis, Havas-Euro RSCG, Carat, DDB Needham, FCB, l’Union des annonceurs) ; 30 %, enfin, pour les stations de radio (Radio France, Europe 1, RMC, RTL) ainsi que l’Institut national de l’audiovisuel.
Depuis 1985, cet organisme « interprofessionnel » créé à l’initiative des pouvoirs publics sert de caution à des directeurs de programmes en panne d’inspiration - l’indigence de leurs « contenus banalisés » a fini par inquiéter jusqu’au Commissariat général au Plan. En 2003, afin d’affiner l’adéquation entre les programmes diffusés et la cible publicitaire visée, Médiamétrie crée TV Performances, un outil qui vérifie si le profil des téléspectateurs d’un programme correspond bien au public souhaité [1]. Qu’une émission déborde de sa cible de « ménagère de moins de 50 ans » ou de « responsables d’achat de 35-50 ans », et elle est immédiatement corrigée.
LA PRESSE OU LE MÉLANGE DES GENRES
La presse écrite ne dispose pas encore de Médiamat. Cela ne l’empêche pas de vendre en gros ses lecteurs aux annonceurs. On fixe leur valeur au moyen d’études d’audience baptisées « Audience et étude de la presse magazine » (AEPM), « Ipsos France cadres actifs » ou Epic. L’audience, qui bénéficie des effets de notoriété des grands titres des médias, est un critère fondé sur le taux déclaratif de lecture, beaucoup plus avantageux pour les supports de publicité : un quotidien comme Libération, dont la diffusion payante moyenne ne dépasse pas 135 000 exemplaires, se targue d’une audience supérieure à 800 000 lecteurs en 2005. Cette même année, selon l’Office de justification de la diffusion (OJD), ventes et abonnements des journaux grand public ont encore baissé de 2,1 %. Plutôt que de chercher les causes profondes de cette désaffection, les éditeurs de presse se tranquillisent en regardant gonfler leur portefeuille publicitaire. En 2005, la publicité dans la presse mondiale a augmenté de 5,7 %, selon l’Association mondiale des journaux. En France, les temps sont cependant plus durs, comme l’atteste la faible progression de ces mêmes recettes en 2005 (+ 1,1 % selon l’Union des annonceurs). En matière d’investissements publicitaires, Internet et la presse gratuite commencent à tailler des croupières aux journaux payants.
Aussi est-il de plus en plus nécessaire de montrer patte blanche si l’on veut convaincre les entreprises et leurs courtiers en publicité d’annoncer dans la presse. Il ne suffit plus, en effet, de mettre en tête de gondole des rubriques comme « Les choses de la vie » (Le Nouvel Observateur), « Art de vivre » (Le Figaro), « Tendances » (L’Express) ou « Rendez-vous » (Le Monde). Même les suppléments high-tech, montres, luxe ou mode ont un air de déjà-vu : ils suintent le piège à pub. Il faut donc montrer aux publicitaires qu’on les aime. On peut, comme L’Équipe en 2004 ou Vogue en 2006, recruter directement son patron - respectivement Christophe Chenut et Xavier Romatet - dans l’agence de pub DDB. Ou, comme Prisma Presse (Capital, Femme actuelle, VSD), débaucher Fabrice Boé chez l’annonceur L’Oréal pour succéder, en juillet 2005, à l’ancien journaliste Axel Ganz à la tête du groupe de presse. En mars 2006, le nouveau patron exigeait de ses rédactions que tout projet d’ouvrage écrit par un collaborateur de Prisma Presse lui soit soumis à l’avance, qu’il ne comporte « aucune orientation ou interprétation politiques » et qu’il ne mette pas en cause « l’un quelconque des partenaires ou annonceurs publicitaires » du groupe [2].
Des dirigeants aux ordres du marché, un ton résolument positif propice aux pages de publicité, une nouvelle école de journalisme à Sciences Po qui intègre dans son cursus « la capacité à attirer la publicité » : la presse ne sait plus quoi inventer pour se vendre aux annonceurs. La plupart des titres économiques ou généralistes se sont dotés de pages consacrées aux médias, au marketing et à la publicité. Leur fonction ? Installer une courroie de transmission avec le monde forcément passionnant de la « communication ». Le Figaro, créateur en 1987 d’une page quotidienne réservée à « la vie des médias et de la publicité », vite relayée par une émission clone sur LCI et TF1, a poussé très loin cette sorte de compromission institutionnelle. La rubrique offre un traitement hyperbolique à une actualité professionnelle (comme l’obtention des budgets d’achat d’espace publicitaire) qui ne présente pas le moindre intérêt pour un lectorat grand public.
Un exemple, parmi tant d’autres : le feuilleton de l’irruption du matamore Vincent Bolloré, en juin 2005, dans l’arène d’Havas. La presse expliqua d’abord que le remplacement de 4 des 18 administrateurs de cette grosse agence était censé bouleverser les règles du capitalisme hexagonal. La grande affaire fut ensuite de savoir qui prendrait la place du taureau terrassé Alain de Pouzilhac, feu président d’Havas et désormais patron de France 24. Dès lors, la dernière page saumon du Figaro entretenait un suspense insoutenable autour de la nomination attendue du patron de l’agence TBWA Worldwide.
Le 23 juin, un gros titre nous apprend que « Jean-Marie Dru souffle le chaud et le froid » puis, le lendemain, que « Dans sept jours, Jean-Marie Dru dira s’il prend la tête d’Havas ». Finalement, c’est Le Monde qui fut l’auteur d’un scoop digne du Watergate avec une interview du dénommé Dru aussi efficace qu’une révélation de campagne publicitaire : « Il y a un challenge formidable chez Havas mais je reste chez TBWA [3]. » Pour les journalistes du secteur, il vaut mieux accepter de se prêter à ce genre de facéties sous peine d’être désavoués par leur direction. En février 1998, une rédactrice fut ainsi licenciée du Figaro pour « inaptitude à se plier aux exigences rédactionnelles d’un quotidien grand public ». Son crime ? Avoir déplu à Maurice Lévy, président de Publicis. À la faveur du récit de l’OPA ratée de cette société sur le groupe américain True North, la journaliste avait laissé entendre que ce grand patron influent profitait du conflit d’héritage opposant deux actionnaires de Publicis, Élisabeth Badinter et sa soeur, pour récupérer des actions « à titre personnel ». Maurice Lévy a bien sûr démenti toute implication dans ce limogeage ; et le tribunal des prud’hommes a condamné Le Figaro, le 8 octobre 1998, pour licenciement abusif.
L’emprise de l’agence Publicis sur une bonne partie de la presse tiendrait-elle à ses multiples imbrications capitalistiques ? Présent à 49 % dans la régie publicitaire d’Europe 1, du Monde et de Libération, le groupe de Maurice Lévy a trouvé le moyen d’étendre sa domination, via sa filiale Médias et Régies Europe, en s’alliant avec Lagardère. Cette société holding de Métrobus, bien connue des antipub pour les procès qu’elle leur a intentés à la suite de leurs barbouillages dans le métro, fédère les intérêts croisés des groupes Publicis, Lagardère, Le Monde et Libération.
Le Monde société anonyme est ainsi pris entre deux mâchoires : celle du lion de Publicis, à qui il doit 12 millions d’euros sous forme d’obligations transformables en actions, et celle de Lagardère, qui a injecté dans ses comptes 25 millions d’euros en 2005 en échange de 17 % du capital du Monde SA - sous réserve d’une entente entre les régies publicitaires. « Avec le groupe Lagardère, des accords publicitaires ont été mis en place notamment entre Interdéco, la régie d’Hachette Filipacchi Médias (du groupe Lagardère), et Publicat pour la partie magazine, et entre Régie 1, la régie d’Europe 1, et Le Monde Publicité pour le quotidien », a précisé Jean-Marie Colombani dans La Tribune (30 juin 2006). Autrement dit, Europe 1, Le Monde, Télérama, La Vie, Courrier international, Le Journal du dimanche, La Provence, Nice Matin, Le Midi libre, Paris Match, Elle et Libération ont désormais partie liée avec Publicis, Lagardère Publicité et la régie publicitaire des magazines d’Hachette. « L’idée est d’avoir un retour sur investissement à travers les régies publicitaires », a prévenu Arnaud Lagardère devant les analystes financiers inquiets d’un investissement peu rentable dans le groupe Le Monde, qui accumule les pertes financières.
En 1992, un livre blanc des journalistes du Figaro dénonçait déjà une « confusion entre rédaction et publicité qui contraint des confrères à citer dans des articles des annonceurs du journal et à signer des portraits-interviews entièrement réalisés par les commanditaires avec l’accord des gestionnaires du journal [4] ». Membre du comité d’éthique du Medef et directeur de la rédaction du journal de Serge Dassault, Nicolas Beytout se flatte d’avoir assaini les relations avec les annonceurs. « Le titre doit être complètement indépendant de la publicité, des groupes de pression, mais cette indépendance est aussi permise par sa capacité à gagner de l’argent [5] », déclarait-il à son arrivée. Un an plus tard, nul ne sait si quelques dizaines de journalistes du Figaro travaillent encore aux « piges publicitaires » de quelque 60 guides hors série rémunérées par la régie Publiprint au tarif du feuillet journalistique [6]. On sait en revanche qu’à l’approche des fêtes les rotatives continuent de cracher des catalogues « attrape-pub » ponctués d’articulets plus ou moins élogieux en fonction de l’importance du budget publicitaire (350 pages pour le « Spécial cadeaux » de Noël 2004). Quant aux pages « immobilier », elles sont encore garnies d’interviews de complaisance bien faites pour gratifier les gros pourvoyeurs en annonces. Le nouveau patron de la rédaction a cependant poussé l’exigence déontologique jusqu’à faire figurer l’énigmatique et très discrète mention « Rubrique réalisée par Publiprint » sous un « article », par exemple, financé par le Salon de la copropriété et signé d’un certain Thierry Veyrier sur « Les conséquences de la nouvelle donne » des copropriétaires [7].
L’actionnaire Dassault se montre tellement soucieux de bien faire au Figaro qu’il a confié son œuvre moralisatrice à un directeur général, Francis Morel, condamné à quinze mois de prison avec sursis pour avoir, en 1993, cédé à un prix sous-évalué un bien immobilier des Éditions mondiales (dont il était le PDG) à une société dont il était le propriétaire. Une condamnation confirmée en cassation en 2003 mais qui, selon Marianne, n’a pas empêché le même Morel de faire réaliser les travaux d’aménagement des locaux du Figaro par une société dont il était, la veille de son arrivée, l’administrateur [8].
De tels agissements ne sauraient avoir cours au Monde : le quotidien publie depuis quelques années un Livre de style, synthèse de ses principes qui le pose en parangon de la déontologie journalistique. Mais le « style » du Monde consiste aussi à faire paraître des suppléments publirédactionnels sur les montres, la « vie au féminin » ou des destinations touristiques. Financés par des agences de voyages, ces derniers regorgent d’articles avenants signés par des auteurs inconnus de la rédaction du Monde et rétribués par des tiers. Le 13 octobre 2005, un supplément intitulé « Objectif régions » était inséré dans le quotidien, avec tous les attributs d’un vrai contenu rédactionnel : un éditorial, des articles signés, une mise en page soignée. Seule une mention entre parenthèses - de 1 millimètre de hauteur, soit une taille trois fois moins importante que le corps des caractères utilisés dans les articles -, trahissait la véritable nature du produit : « publicité ». Le journal « de référence » propose régulièrement à ses lecteurs des cahiers de 8, 12 ou 16 pages à la gloire d’États étrangers aussi irréprochables que le Togo, la Tunisie, la Malaisie, la Bulgarie, l’Éthiopie, l’Algérie, la Mauritanie, etc. Au total, comme l’ont rapporté Pierre Péan et Philippe Cohen dans La Face cachée du Monde, une cinquantaine de ces suppléments dithyrambiques ont été publiés sous le label InterFrance Media entre 1999 et 2003. La technique est aujourd’hui connue : un VRP-journaliste se présente - faussement - au nom du Monde, ou tout au moins pour le compte d’une agence travaillant pour lui, afin d’inviter un gouvernement à faire valoir son point de vue, lequel sera fidèlement reproduit et « rentabilisé » grâce à la publicité récoltée localement auprès d’entreprises amies des autorités en place. Le journal se dédouane en affirmant que le supplément publié dans ses pages n’engage pas la rédaction du Monde puisque cette dernière n’a pas participé à l’élaboration de son contenu.
C’est pourtant bien en profitant du crédit de ce « fleuron de la presse mondiale », « le plus lu et le plus influent des journaux hexagonaux à l’étranger », pour reprendre l’argumentaire d’InterFrance Media cité par Péan et Cohen, que l’agence de communication vend une image d’intégrité à des États désireux de faire la promotion de leur régime ou même de répliquer à des articles défavorables publiés dans les colonnes du quotidien.
Comme l’écrit le médiateur du Monde, Robert Solé, le 10 mai 1999, « la question est de savoir si [cette forme de communication] ne porte pas atteinte à l’image d’un journal attentif au tiers-monde et soucieux de vérité ». La « charte publicitaire » publiée dans le Livre de style du Monde stipule pourtant que « toute formule du type “publireportages” ou “pages spéciales offertes” destinées à mêler contenu rédactionnel et contenu publicitaire est proscrite, tant dans Le Monde que dans les suppléments du Monde ». Mais comment renoncer à une manne estimée à 1 ou 2 millions d’euros par an ? Selon les auteurs de La Face cachée du Monde, Interfrance Media est un « faux nez » de l’agence Noa, spécialisée dans la conception de pages de publicité rédactionnelle destinées à des médias réputés comme EuroNews, Paris Match, USA Today, Time, Sunday Telegraph et, bien sûr, Le Monde.
De tels écarts peuvent paraître mineurs. Ils témoignent tout à la fois d’une volonté des annonceurs de s’immiscer dans le contenu des médias et de la proximité des journaux avec ceux qui les financent. Face à ce qui apparaît comme un moindre mal, une bonne partie des journalistes demeurent apathiques, chacun se résignant à ce que son journal soit aussi un support de publicité. Il en va, expliquent les directions, de la santé économique de leur média ; laquelle détermine, par ricochet, la pérennité de leurs emplois. Mais, en utilisant les codes de l’expression journalistique afin de légitimer leur discours, notamment dans la presse féminine, les annonceurs contribuent à décrédibiliser le journalisme. Au risque d’entacher un peu plus la confiance qu’accordent les lecteurs à leurs journaux.
Marie Bénilde, On achète bien les cerveaux. Médias et publicité, Raisons d’Agir, 15 février 2006, 6 euros, pp. 65 à 73.