Ce qui intéresse Alain Minc, et passionne donc les médias, ce n’est pas la dimension exceptionnelle de l’œuvre de l’économiste Keynes, mais plutôt l’ambiguïté et le malaise que suscite l’homme Keynes... Mais peu nous importe en l’occurrence, le « fond » de l’ouvrage. N’en aurait-il aucun, son auteur aurait bénéficié du même accueil qui seul nous intéresse ici.
La critique unanime
C’est Luc Ferry qui ouvre le bal dans une émission de bavardage sur LCI (06.01.2007) - dans laquelle il s’oppose (le mot est fort) à Jacques Julliard - : « C’est du très bon Minc [...] On est dans cette logique d’analyse de la distinction, sauf que Minc nous fait grâce du fatras jargonneux à la Bourdieu et qu’on a l’intelligence en plus. [...] C’est du très bon Minc encore une fois, c’est un très bon livre. Et puis, ça se lit, comme toujours les livres d’Alain Minc, avec beaucoup de facilité et de plaisir. C’est toujours très pédagogique ce qu’il fait. » [1]
Moins « jargonneux », le quotidien Les Echos (08.01.2007) souligne qu’Alain Minc « est l’éminence grise de nombreux patrons » et qu’il vient de rédiger « une biographie éclairante » sur John Maynard Keynes. Pas en reste, Alain Duhamel dans Le Point (11.01.2007) réalise un parallèle flatteur entre le biographe et son sujet : « Un Keynes romanesque, supérieur, éblouissant, arlequiné, dont Alain Minc pourrait être l’épigone français. Un Keynes qui inspire un très bon cru à Alain Minc, à qui l’admiration semi-narcissique d’un autre va bien. » Taquin, le Duhamel ? L’éloge occupe 2960 signes...
Quelques jours plus tard, c’est Le Figaro (17.01.2007) qui rend un (vibrant) hommage de 3180 signes au livre de Minc : « Alain Minc est subjugué par cette accumulation de talents et de réseaux, qu’il décrit avec une gourmandise de midinette. [...] Sa méthode consiste à "pratiquer le dedans-dehors", ce qui lui procure une originalité de point de vue sans pareille. » Mieux encore : « Ni véritable biographie ni exposé d’une doctrine économique qui façonnera l’après-guerre de 1945, le livre de Minc vaut par cet entrelacement des registres. Il nous aide à comprendre comment s’élabore une pensée, et plus encore des remèdes. » Merci de nous aider à comprendre comment doit se lire un Minc....
Le lendemain, c’est au tour de son ami Jacques Attali de s’y coller dans L’Express (18.01.2007) : « Avec force détails, Alain Minc révèle bien des aspects méconnus de l’homme qui révolutionna la pensée économique. [...] Dans sa passionnante biographie, Alain Minc nous fait partager, minutieusement, presque jour après jour, les méandres de la vie de ce géant du XXe siècle [2] » Un passionnant témoignage d’amitié de 2160 signes.
Le Monde, dont il est le président du Conseil de surveillance, signale la sortie de l’essai dans un sympathique articulet de 1030 signes (19.01.2007) et nous apprend que « le livre insiste aussi sur le système de pensée, étonnamment souple et ouvert, de J. M. Keynes. » Fin janvier, Le Figaro Magazine (27.01.2007) en remet une couche... Fermons le ban.
Des micros aux ordres
Fermons le ban et ne jugeons pas ici de la qualité objective (?) de l’essai de Minc. Mais soulignons simplement le poids attribué à un ouvrage - qui sera oublié dans un an - et l’unanimisme de la presse. Une presse qui convie avec enthousiasme l’essayiste multicarte et de surcroît plagiaire condamné [3]. C’est Le Nouvel Observateur qui le confronte à Daniel Cohen dans un débat faussement vrai (01.02.2007) sur Keynes (en deux mots : ils sont d’accord sur tout). C’est le quotidien d’économie Les Echos (08.01.2007) qui lui offre, sur une pleine page, l’occasion d’arborer son mépris du peuple, et de se poser en résistant : « Les tenants de la "pensée unique", dont je serai éternellement, sont sur la défensive car le créneau politique dominant consiste à aller conquérir les voix marginales sur une tonalité populiste. » « En matière économique, on crie haro sur la banque centrale européenne, ce qui est pour moi le marqueur absolu du populisme et le comble de l’absurdité. » « Prétendre que le peuple a voté contre les élites à 55/45 est une formidable escroquerie intellectuelle, lancée par ceux qui désormais ont l’ascendant intellectuel, c’est-à-dire en réalité les populistes. » « Prétendre qu’il n’y a pas de légitimité intellectuelle, que tous les citoyens sont des experts que tout le monde est égal face aux enjeux majeurs, quelle absurdité ! » « Oui, la pensée unique a changé de camp. Elle est devenue populiste, économiquement laxiste, anti-européenne. Nous, nous sommes désormais des francs-tireurs. Des marginaux. » Des héros en somme. Alain Minc, marginal ? En tout cas, pas dans les médias.
Alain Minc, marginal ? Quand on lui demande, toujours dans Les Echos quels sont les « entrepreneurs les plus toniques du monde occidental depuis 15 ans », il cite sans hésitation les « marginaux » dont il est le conseiller financier - « Bolloré, Pinault, Arnault, Naouri... » - et dont il s’emploie à défendre les revenus : « - Et qu’[ils] gagnent 300 fois le SMIC, cela ne vous gêne pas ? - Il paraît que cela crée le désordre. Je ne le crois pas. [...] Il faut avoir l’honnêteté de reconnaître qu’après impôts, ce n’est plus 300 fois, c’est 150 fois le SMIC. » Puis, après une petite leçon d’économie à l’adresse des chômeurs (« D’abord il consisterait à dire que le plein emploi existe pour ceux qui peuvent et qui veulent travailler »), il confie, en guise d’éloge de la marginalité, qu’il aurait « voté pour Dominique Strauss-Kahn avec enthousiasme », mais qu’il va voter pour Nicolas Sarkozy car « il est d’une trempe politique peu banale et me paraît le plus à même de remplir "la fiche de poste". »
Pontifier, Alain Minc aime ça. Il reproduit l’exercice sur France Inter (« La Bande à Bonnaud », 04.01.2007) puis sur France Culture (« Les Matins de France Culture », 22.01.2007). Le marathon d’Alain Minc est moins l’occasion, pour celui-ci, de parler de l’œuvre de Keynes que donner son point de vue sur tous les sujets. Sur France Culture, il est question des médias, et quand le président du Conseil de surveillance du Monde s’exprime, on écoute d’une oreille attentive : « je suis pour une vision totalement à l’anglaise du fonctionnement d’un journal. C’est-à-dire : les actionnaires nomment un patron. Le patron est responsable éditorialement, en totale liberté, de ce journal. » Et donc le patron doit satisfaire les actionnaires, non ? « Les actionnaires ont une influence très forte sur la vie économique de l’entreprise. Mais c’est ça le boulot des actionnaires ! En tout cas, ils ne peuvent pas, dans un journal, avoir une influence sur la vie rédactionnelle. » Est-ce la naïveté ou la mauvaise foi qui font dire à Alain Minc qu’il n’y a pas d’interférences entre la gestion économique du média et le rédactionnel ? Une enquête impertinente de la rédaction de TF1 sur Bouygues ou de celle du Figaro sur Dassault serait-elle possible ? À n’en pas douter non. Cet entretien, enfin, lui a permis de faire le point sur le bipartisme : « La démocratie, c’est deux grands partis et un petit espace au milieu. Mais cette espèce d’égalitarisme des candidatures, ça fabrique aussi le 21 avril. [...] Nous manquons de bipolarité. » Avouons-le : nous rêvons aussi d’un pluralisme médiatique où Alain Minc dialoguerait avec Minc Alain, « avec un petit espace au milieu ».
Une télé en continu
Mais c’est à la télévision qu’Alain Minc doit la phase de sa campagne promotionnelle la plus visible. Que celui qui n’a pas croisé le plagiaire de service sur son petit écran depuis un mois écrive à Acrimed, il recevra un exemplaire gratuit du prochain magazine ! Alain Minc ne s’est pas arrêté. Échantillon.
Dans la Matinale de Canal + (11.01.07), il explique que « les Français sont plutôt des « con-con », c’est-à-dire des conservateurs en société et des conservateurs en économie », il se positionne pour l’avenir : « Sarkozy, c’est un vieil ami », et donne un conseil aux jeunes plagiaires en herbe : « un réflexe de vieux pro : il ne faut jamais écrire un bouquin de politique en campagne présidentielle. » En bon vieux pro, il excelle en cabotinage au côté des omniprésents Alain Duhamel et Jean-François Kahn chez FOG (France 5, 14.01.2007), et récidive : « Les démocraties fonctionnent quand il y a une bonne bipolarisation. Je préfère que la gauche social-démocrate soit la plus forte possible et la droite républicaine la plus forte possible. » Sur France 5, on le retrouve dans « Café Picouly » le 2.02.2007, le lendemain sur Canal +, il va saluer le plagiaire impertinent Thierry Ardisson [4] (« Salut les terriens », 3.03.2007).
Mais c’est au début du mois de janvier qu’a eu lieu l’échange le plus original de cette tournée médiatique. Alain Minc était alors l’invité de Laurent Ruquier sur France 2 (« On n’est pas couché », 06.01.2007). Michel Polac, chroniqueur dans l’émission, l’interpelle :
- Michel Polac : Je déteste les premiers de la classe, je les ai toujours détestés, dès l’école. Je pense que ce sont des lèche-bottes qui se contentent de faire les perroquets. Et plus ils répètent bien ce que le professeur leur a dit ou ce qu’il y a dans les livres et plus ils ont de bonnes notes. Mais être le perroquet, à mon avis, ça donne pas grand-chose. Alors à mon avis, c’est expliqué... enfin ça se retrouve dans la carrière d’Alain Minc puisque, grâce à tous ses diplômes, il a été engagé à Saint-Gobain, je crois, et il a fait une carrière fulgurante qui a fait perdre des milliards à Saint-Gobain et il a été viré. Après ça, il est allé chez monsieur de Benedetti... Olivetti, le grand patron italien et il lui a fait perdre des milliards et il a été viré. Et puis il est rentré au Monde et à partir de l’instant où il était au Monde, Le Monde a perdu une fortune au point que maintenant, aujourd’hui, Le Monde n’est plus un journal vaguement neutre, c’est un journal sarkozyste. [...] Donc je pense que ça justifie ma critique du premier de la classe. [...]
- Alain Minc : Est-ce que je peux vous répondre par une phrase en anglais ? [...] : il y a une phrase en anglais qui s’appelle le self fullfiling prophecy, c’est-à-dire une prophétie qui s’auto-réalise et de ce point de vue, votre discours est parfait et à mon avis vous sortirez rassuré de vous-même après une prestation pareille.
Quelques minutes plus tard, Michel Polac repart à la charge et aborde un sujet que les médias n’ont jamais évoqué : le plagiat de Minc.
- Michel Polac : Eh bien écoutez, là je vais être beaucoup plus méchant [...] Vous savez que je suis un homme du livre et il se trouve qu’il y a eu un petit livre sur Spinoza que j’ai beaucoup aimé, dont j’ai parlé quand il est sorti chez Climats, qui s’appelait Spinoza, le masque de la sagesse, et c’était de Patrick Rödel. Or Alain Minc a été condamné pour plagiat pour avoir largement emprunté 34 extraits au livre de Patrick Rödel.
- Alain Minc (un peu exaspéré) : Alors comme je vous connais, je savais que vous m’en parleriez car au fond, depuis que je vous regarde à la télé, vos trucs sont assez connus, comme un bon acteur. Et ce que je vais vous dire de manière très simple, c’est que j’aimerais bien, Michel Polac, que vous disiez de votre vie ce que je dis de cette chose (sic), j’ai fait en effet une connerie en ne citant ce livre qu’une fois alors que j’aurais dû le citer de nombreuses fois. Mais on peut me soupçonner suffisamment d’intelligence pour ne pas faire deux fois la même connerie. Parfois quand je vous écoute, je ne suis pas sûr que vous fassiez de même.
Alain Minc se sort ici d’une situation inextricable. Condamné pour plagiat (qu’il cherche à minimiser d’ailleurs), l’homme qui avait dit « ne pas supporter les approximations intellectuelles » (in La Mondialisation heureuse) admet qu’il a fait une « connerie », et se pose en victime. La proie de Polac ne s’est d’ailleurs jamais vue inquiétée par les journalistes sur ce sujet. Au contraire, on ne cesse de le présenter comme un génie iconoclaste...
Reprenons.
- Michel Polac : Vous avez l’art d’escamoter les problèmes...
- Alain Minc : Non, vous n’avez pas l’habitude qu’on vous réponde.
- Michel Polac : Si, j’aime bien qu’on me réponde. Le seul problème, c’est que vous écrivez avec des nègres et qu’un de vos nègres a fait une énorme bourde, il a cité une recette de confiture de rose qu’aurait écrite Spinoza...
- Alain Minc (l’interrompant) : Mais c’est tout à fait le livre euh sur... je vous ai dit que le livre de Rödel était un livre tout à fait remarquable que j’ai fait une connerie en ne le citant pas et qu’à un moment donné j’ai été abusé. Si vous voulez...
- Michel Polac (qui a relevé le semi-aveu) : Abusé par qui ?
- Alain Minc (dans le rôle du martyr) : Abusé par moi. Si vous voulez une autocritique qui soit encore plus soviétique que celle-là, je vous la fais volontiers. Et si vous voulez me faire le vieux truc qui, parce que je vous ai répondu, consiste à répéter trois fois la même chose, allez-y.
Signaler dans une émission populaire que la personne encensée par l’ensemble de la presse a commis un plagiat relèverait du procès stalinien. Que dire alors du doute qui saisit le téléspectateur attentif, quand il entend : « Pendant la deuxième guerre mondiale, il [Keynes] a fait une chose extraordinaire, que j’ai apprise en fait en lisant ce bouquin. » ? En lisant son propre bouquin ou en le rédigeant ?
Mais qu’importe : Alain Minc est adulé par les médias, parce que « bon client », « politiquement incorrect », « iconoclaste »... Et surtout Alain Minc est un homme d’influence, ami des grands patrons, de Nicolas Sarkozy, président du Conseil de surveillance du « quotidien de référence ». Ne pas froisser Alain Minc.
En 2005, une vraie biographie sur Keynes, écrite par Gilles Dostaler, spécialiste de l’économiste anglais, était parue [5]. À l’époque, rien dans les médias... ou si peu.
Mathias Reymond
(Avec les clavistes d’Acrimed et du Plan B, pour les transcriptions des émissions radiophoniques et télévisuelles)