Le 13 janvier 2007, donc, dans l’émission de France Culture animée par Alain Finkielkraut, Jean-Claude Milner déclarait : - « Vous raisonnez, je veux bien que ce soit par référence à Bourdieu. J’ai ma thèse sur ce que veut dire “héritiers” chez Bourdieu : les héritiers, c’est les Juifs ! [...] Je crois que c’est un livre antisémite. »
Et Alain Finkielkraut réagissait ainsi : « Ah bon ? Ouh la la ! Ouh la la ! Ecoutez, comme vous le dites très très très brutalement, et peut-être faudra-t-il consacrer une autre émission à cette question-là. » Quelques minutes plus tard : [...] malheureusement nous n’avons pas le temps d’élaborer ... donc nous lui laissons pour le moment la responsabilité de cette phrase... à charge d’explicitation. » Et en fin d’émission : « Je dirais que nous aurons peut-être une discussion sur ce thème. Moi je ne lis pas du tout Les Héritiers de cette façon-là. [...] Le propos de Bourdieu, c’est son propos explicite, mais je crois que l’explicite est fort et déjà contestable, c’est de dire en fait il n’y a pas de boursiers, l’école est faite pour justement pour permettre aux héritiers de former l’élite et en fait, l’école, ce n’est pas de la démocratie, c’est de la cooptation. Voilà, mais encore une fois c’est un débat qu’il faudra sans doute ouvrir. »
Droits de répondre...
Usant de notre droit de réplique à « Répliques » et à son animateur, nous avons... répliqué : « Nouvelle insanité contre Bourdieu : Finkielkraut propose d’en débattre sur France Culture ».
Le 24 janvier 2007, se fondant sur les propos que nous venons de citer, l’épouse et les trois enfants de Pierre Bourdieu ont adressé à Jean-Paul Cluzel, Président de Radio France, conformément à la loi, une demande de droit de réponse. Il fallut attendre un mois pour que satisfaction leur soit donnée, comme on le verra plus loin.
Entre temps Libération, le jeudi 8 février, publie un « Rebonds ». « Après Bourdieu, à qui le tour ? » demandent Jacques Bouveresse (Collège de France), Jean-Pierre Changeux (Collège de France), Christophe Charle (Paris-I, IUF, IHMC, CNRS/ENS), Roger Chartier (Collège de France, EHESS) [1]. Après avoir cité Jean-Claude Milner, ils poursuivent :
« Ces propos ne mériteraient pas qu’on les relève tant ils sont absurdes et ridicules. Reste qu’il faut quand même prendre le temps d’y répondre. Tout d’abord parce qu’il en va de la mémoire d’un homme. Ensuite parce qu’il en va du sort des sciences sociales en France, et plus généralement de celui du débat intellectuel.
Ce n’est pas un hasard si ces propos visent un sociologue, et, qui plus est, un sociologue critique. Il serait piquant - si le sujet prêtait à rire - de rappeler que la sociologie dès ses origines, parce que son père fondateur, Durkheim, était fils de rabbin, fut traitée de « science juive ». Sociologue antisémite, science juive, ces anathèmes ne révèlent qu’une chose : les sciences sociales, dès lors qu’elles dévoilent la réalité des mécanismes sociaux, sont dérangeantes.
Au-delà, l’usage de cette injure, qui atteint également la personne de Jean-Claude Passeron, coauteur des Héritiers, est le symptôme de la vacuité du débat intellectuel et politique. Faute d’arguments, on injurie. Mais, à force de manier l’injure n’importe comment, ce sont les actes et les paroles réellement antisémites ou racistes que l’on banalise. »
Alain Finkielkraut s’offre alors, le 10 février 2007, un droit de réponse à cette « tribune » qui est aussi un droit de réponse à lui-même. Ce droit de réponse prend la forme d’une « petite parenthèse » (et d’un bref appel en conclusion).
« Et là je voudrais faire une petite parenthèse avant de vous poser une question. Parce qu’il y a eu un incident dans cette émission concernant le livre de Bourdieu et de Passeron, Les Héritiers. Jean-Claude Milner était avec Catherine Clément, nous parlions du Juif de Savoir, un livre passionnant de Jean-Claude Milner, et à la fin de l’émission qui avait lieu en direct Jean-Claude Milner a dit : ‘pour moi, je tiens le livre de Bourdieu pour antisémite’. J’étais abasourdi. Je l’ai dit. J’ai dit que nous n’avions pas le temps d’en parler, que je le regrettais. Mais j’ai entendu les héritiers et d’autres disciples de Bourdieu et des collègues se sont émus mais les héritiers, semble-t-il, si j’en crois Libération, ont dit que dans la mesure où je n’avais pas entamé une discussion de fond avec Bourdieu, j’assumais la responsabilité des propos avec Milner, la responsabilité de ses propos. Non, je ne l’assume pas. Je ne les comprenais pas. Et maintenant que j’ai eu quelques explications de Milner, alors je le dis haut et fort, je ne suis pas du tout d’accord. Pour moi, Les Héritiers de Bourdieu et Passeron ne sont absolument pas en rien du tout un livre antisémite. Ce que je reprocherai à Bourdieu, c’est d’avoir identifié l’école républicaine à une école de la reproduction sociale alors qu’elle l’est devenue, me semble-t-il en se dé-républicanisant sous la bannière d’une critique des héritiers. »
Passons sur les tergiversations d’Alain Finkielkraut et sur l’interprétation qu’il en donne : sa prise de distance est dénuée d’ambiguïté. Dont acte.
Ayant surmonté son « incompréhension » des propos de Milner, Alain Finkielkraut ne semble plus envisager d’en débattre avec lui. Mais, plutôt que de porter à la connaissance des auditeurs le droit de réponse de la famille de Pierre Bourdieu, il propose, en conclusion de l’émission, un nouveau « débat de fond ». Comme si la liberté de pensée et liberté d’expression se confondaient avec le devoir de discuter de n’importe quoi, avec n’importe qui, dans n’importe quelles conditions.
« ... J’ai cité Les Héritiers de Pierre Bourdieu et je voudrais ajouter que je serais tout à fait disposé à avoir une discussion de fond sur la pensée de Bourdieu avec ses disciples ou ses descendants... Je ne suis pas seulement disposé, je suis demandeur... »
Il fallut donc attendre encore deux semaines (et la publication d’une « tribune » dans Libération) avant que France Culture se décide à faire connaître le droit de réponse de la famille de Pierre Bourdieu.
On entendit alors le 24 février 2007, après la fin de « Répliques », une voix anonyme lire ceci :
« Les propos de Jean Claude Milner, tenus dans l’émission « Répliques » du 13 janvier 2007, au sujet du livre « Les héritiers », coécrit par Pierre Bourdieu en 1964, prétendant : « j’ai ma thèse sur ce que veut dire héritiers chez Bourdieu. Les héritiers c’est les juifs », et sur interpellation de Catherine Clément « Ah vous croyez ? », affirmant « Je crois que c’est un livre antisémite », sont gravement insultants à l’égard de Pierre Bourdieu.
L’animateur de cette émission, Alain Finkielkraut, revenait à trois reprises sur ces propos sans jamais en critiquer le fond : il suggérait d’abord de leur consacrer une émission, puis il estimait que l’on peut « élaborer » à partir de cette affirmation, et regrettait explicitement de n’en avoir pas le temps, encourageant implicitement Catherine Clément à le faire, ce dont elle allait se saisir : elle affirmait tout d’abord être sous le choc de ce qui pour elle avait agi comme une révélation, puisqu’elle affirmait ensuite comprendre ce propos dans sa conclusion.
Alain Finkielkraut se référait ensuite au contenu explicite des Héritiers, laissant entendre qu’il pourrait y avoir un contenu implicite. Il affirmait enfin à nouveau que ce propos nécessitait que la « discussion » soit « ouverte », ce qui marquait une considération proprement sidérante pour l’affirmation selon laquelle le livre de Bourdieu serait antisémite. Ainsi, sur le moment, il assumait la pleine et entière responsabilité du fait que ces propos avaient été tenus publiquement et sans réplique dans son émission, contrairement à ce que le titre de l’émission suggère.
Nous prenons acte de ce qu’Alain Finkielkraut s’est finalement démarqué de l’affirmation de Jean-Claude Milner le 10 février, mais nous constatons que Jean-Claude Milner non seulement ne s’est pas excusé mais a aggravé ses propos par la suite dans la presse.
Nous tenons, au nom de la mémoire de Pierre Bourdieu, dont on a manifestement attendu la mort pour proférer de telles injures, à marquer ici la profonde indignation que nous inspirent de telles méthodes qui ne respectent ni l’esprit, ni l’humain. »
... Et droit de répandre
Pour confirmer « la vacuité du débat intellectuel et politique », Libération, puis Le Monde - « fabricants en gros » de débats frelatés - s’empressèrent de transformer les insanités de Jean-Claude Milner en provocation.
– Libération, sans tarder, publia le jour même de la parution en page 33 de la « tribune » ci-dessus un article préventif destiné à en déformer le sens et à en contenir la portée. Ce genre d’instrumentalisation/manipulation des « tribunes » est fréquent dans ce quotidien [2].
Le titre « L’atteinte faite à Pierre Bourdieu » suggère que ce dernier serait devenu un intouchable et que l’accuser d’antisémitisme est inoffensif. Eric Aeschimann commence par mentionner la déclaration (publiée plusieurs pages plus loin) de ceux qu’il nomme « les proches de Pierre Bourdieu » ainsi que la demande de droit de réponse adressée à France Culture. Et il poursuit :
« Interrogé par Libération, Jean-Claude Milner se justifie en critiquant l’analyse bourdieusienne de l’école et des concours comme mécanisme de reproduction des élites. « Les Héritiers m’ont toujours fait penser à une anecdote que Sartre rapporte dans la Question juive. Un jeune Français "de souche" qui vient de rater l’agrégation s’étonne qu’un dénommé Bloch soit, lui, arrivé premier. Je pense que tout le fil de la pensée de Bourdieu sur l’école et le collège vise à ce que plus jamais un Bloch ne puisse arriver premier à l’agrégation. » Comme une telle « visée », si elle existait, serait antisémite, l’affirmation de Milner est une récidive pure et simple.
Mais quelques lignes plus loin, on apprend que, selon Milner, il ne s’agit plus de « visée », mais d’« effets » : « Je ne prête à Bourdieu aucune intention xénophobe, mais je pense que les positions qu’il a défendues ont des effets xénophobes. » Pourquoi alors avoir parlé d’antisémitisme ? Milner le justifie ainsi : « Comme d’autres, Bourdieu a entretenu l’illusion d’un rapport particulier des Juifs avec le savoir élitiste. Mais ce qui est antisémite, c’est sa critique de ce savoir comme une voie d’accès dans la société française. Je ne crois pas qu’il ait de très bonnes intentions à l’égard des Juifs. » Le soupçon d’antisémitisme suffit à établir ce dernier. Eric Aeschimann précise : « sans donner d’exemple à l’appui de cet énoncé ». Un simple « énoncé », en somme. Cité par l’auteur de l’article, Milner ajoute : « Et puis, peut-être qu’il est bon de sortir les gens de leur sommeil dogmatique. » Et Eric Aeschimann de conclure : « Une provocation, en somme. » Qui parle ? Milner ou Aeschimann ? On ne sait. Mais Milner, par cet article, est dédouané...
... avant que Le Monde daté du lendemain, mais paru le même jour à Paris, ne fasse de même.
– « Des intellectuels répliquent à Jean-Claude Milner » titre Le Monde qui déclare : « Depuis plusieurs semaines, la famille de Pierre Bourdieu (1930-2002), ses fidèles et ses amis aussi, étaient en émoi ». Un simple « émoi » qui se traduirait par cette interrogation : « Pouvaient-ils laisser passer la provocation du linguiste Jean-Claude Milner [...] ». Une simple « provocation » ? C’est ce que dit l’auteur de l’article - Jean Birnbaum - qui prête sa propre version à ceux qui ont réagi à l’accusation qui, selon Le Monde, « mettait gravement en cause la mémoire du sociologue ». « Gravement », seulement ?
Après avoir résumé les propos de Milner, la déclaration publiée dans Libération et Les Héritiers, Le Monde s’interroge : « Peut-on qualifier cette enquête d’"antisémite", comme l’a fait brutalement Jean-Claude Milner à la radio ? » Et nous nous interrogeons sur Le Monde : comment peut-on oser une telle question ? Et de surcroît ne pas y répondre ?
Surtout quand Le Monde offre une occasion supplémentaire à Milner de répandre sa boue :
« Contacté par Le Monde jeudi matin, le linguiste parle d’une "provocation qui vise à faire penser" et affirme ne rien regretter : "Si cela fait relire de façon sérieuse et loyale les textes de Bourdieu, alors je n’ai fait que mon devoir. " » Si l’auteur de l’article du Monde parlait de « provocation », c’était donc pour dédouaner Milner et entériner sa version. Certes Milner répète qu’il ne « ne prête pas à Bourdieu d’intention xénophobe ». Mais il « ajoute »...
Peu importe ici ce que Milner ajoute : Le Monde ne regrette pas que Milner ne regrette rien.
Non seulement ce dernier reprend, sous une forme à peine atténuée, une accusation diffamatoire, mais, d’une certaine façon, il l’aggrave, en osant la présenter comme une simple provocation. Affectant d’ouvrir une discussion sur ce qui ne mérite qu’une condamnation sans réserve, deux journaux offrent à Milner une nouvelle tribune qui fait ostensiblement et longuement contrepoids au bref texte d’indignation des collègues de Pierre Bourdieu. Ce faisant, ils cautionnent une diffamation, en la parant des vertus du débat démocratique.
C’est vrai : les intellectuels médiatiques et les journalistes qui les consacrent se bornent trop souvent à apporter leur contribution à la « vacuité du débat politique et intellectuel » dont parlent les auteurs de la « tribune » publiée dans Libération. Mais ils peuvent aussi patauger dans la boue qu’ils répandent. C’est même parfois leur principale fonction.
Henri Maler
[Ricar pour le son]
PS. Dans Charlie hebdo du 7 mars 2007, Stéphane Bou, interrogeant Elisabeth Roudinesco, constate : « C’est vrai qu’on a pu traiter Deleuze, Badiou ou Bourdieu d’antisémites et on a dit que Derrida avait logiquement été récupéré par les antisémites... ». Elisabeth Roudinesco répond notamment : « Tout cela ne tient pas debout [...] Toutes ces accusations sans fondement profitent aux vrais antisémites. » Et elle poursuit : « Il y a aussi, même chez des penseurs incontestables comme Milner, des dérapages. Comme les politiques, les intellectuels sont, dans le débat médiatique, sous haute surveillance au moindre lapsus ». Un lapsus ? Puisque c’est l’historienne de la psychanalyse qui le dit ... et qui le confirme quand Stéphane Bou lui fait remarquer que ce « dérapage », ce « lapsus » est « symptomatique » : « Mais Milner a regretté, dans un débat avec moi, cette parole contre le livre en question. Ne nous transformons pas en policiers de l’inconscient. » C’est oublier un peu vite que l’inconscient de Milner s’est longuement répandu dans Le Monde et Libération et que les lecteurs de ces journaux n’ont pas eu connaissance des « regrets » confidentiellement confiés à Elisabeth Roudinesco. Il est vrai que seuls des policiers de l’inconscient pourraient contester les propos d’un « penseur incontestable ».