Accueil > Critiques > (...) > En direct de France Inter

Sur France Inter, « on ne vous cache rien » (?), mais on justifie tout

Les 11 janvier, 8 février et 8 mars 2007, sur France Inter, trois livraisons de l’émission « Service public » [1] ont pris pour titre : « On ne vous cache rien ». Leur objet ? Selon le site de la station : « Le traitement de la campagne présidentielle sur France Inter en général et le respect du pluralisme et de l’équité en particulier ». Echantillons, extraits des deux premières émissions consacrées à la défense d’une tour d’ivoire [2].

Tout avait bien commencé. L’introduction du duo de présentateurs, au début de la première émission, pouvait sembler prometteur : « France Inter n’est plus seulement différente, mais donc ce matin : transparente », pérore Yves Decaens. « La transparence est le maître-mot aujourd’hui, rétorque Isabelle Giordano, (...) on va demander [aux journalistes de France Inter] de rendre des comptes et les soumettre à la baïonnette de vos questions. » Patrice Bertin, directeur de la rédaction, en remet une couche : « c’est une initiative à peu près sans précédent. (...) Un acte de démocratie médiatique, avez-vous dit. Le thème c’est : on ne vous cache rien. On n’a rien à cacher. Donc on va jouer cartes sur table. »

Les auditeurs ont raison, mais ils se trompent

L’art de cette émission est de présenter un bilan critique de façade qui ne remet rien en cause, et surtout pas le déficit de pluralisme de l’information.

Isabelle Giordano revient sur le référendum sur le Traité constitutionnel Européen : « France Inter avait été accusée d’être très partisane. » Réplique du directeur de la rédaction : « Parce que le désenchantement s’était exercé, on l’a entendu, on l’a perçu, ça n’est pas pour ça qu’il était forcément justifié. Mais l’auditeur a toujours raison quelque part. [3] » Pour Hélène Jouan, « il y a un peu plus d’un an on a entendu les auditeurs nous dire qu’ils avaient trouvé que la tranche du matin, notamment, était partisane. Et nous on ne l’a pas forcément très bien vécu à la rédaction parce qu’on a eu l’impression, nous, de bien faire notre travail . »

La langue de bois des réponses agace les auditeurs. L’un d’entre eux interpelle : « Dès que les médias sont mis en débat, (...) on est véritablement dans la défense et illustration de... [presque inaudible, recouvert par Yves Decaens qui parle en même temps] ...la vertu médiatique. (...) Il y a souvent en tout cas ce sursaut confraternel. » La réponse du médiateur Patrick Pépin et l’échange qui suit avec Yves Decaens est assez symptomatique : « Pourquoi nous avons besoin d’expliquer ? Parce que c’est vrai que la fabrication d’une journée radiophonique est très compliquée. (...) En étant attentif à la matinale de Nicolas Demorand tous les jours, je me rends compte que parfois, le contenu du journal, l’actualité proprement dite, l’invité qui a été choisi, les propos de Carlier, plus le papier de Guetta, peuvent laisser supposer... »
- Yves Decaens : « Que tout ça va dans le même sens ? »
- Patrick Pépin : « ...qu’il y a un déséquilibre complet... »
- Yves Decaens : « Mais c’est le hasard. »
- Patrick Pépin : « ...à un moment donné.  »

Comme si les critiques les mieux rigoureuses se fondaient sur les impressions laissées par une seule journée... Pour une autocritique, il faudra repasser.

Une auditrice apostrophe les journalistes : « On sait reconnaître quand les hommes politiques et les journalistes mentent (...). On entend la voix. (...) Le son de la voix n’est pas le même ! Il faudrait que vous fassiez attention à ça ! » La réponse de Françoise Degois est limpide : « Il y a des saints laïques qui sont en train de naître, je vais pas donner les noms, qui sont à la recherche absolument de la faute journalistique, de la connivence, Jean-François Achili et moi-même les appelons "les bœuf-carottes", c’est-à-dire l’inspection générale des services journalistiques, ça nous fait BEAUCOUP rire à tous les deux parce que nous en sommes régulièrement victimes. Le journaliste chimiquement pur, ça n’existe pas ! » Que des critiques littéralement innommables [4] soient assimilés à un service de police est sensé, sans doute, nous faire « beaucoup rire »... La farce de la transparence atteint ici un sommet. Pour une autocritique, il faudra repasser. (bis)

La diversité des propos des auditeurs offre un nouvel argument pour esquiver toute remise en question. Ainsi, quand un auditeur proteste : « Vous reportez toujours sur l’auditeur le fait de ne pas bien comprendre l’information que vous faites. », Yves Decaens défend : « Ben parce que les remarques sont contradictoires.  » Peu importe dès lors si l’une d’entre elles, au moins, est justifiée : en divergeant, les remarques s’annulent !

Reste l’argument ultime du cercle des transparents qui n’ont rien à cacher, parce qu’ils n’ont rien à dire : la preuve par Daniel Mermet. Un auditeur s’énerve : « Ce matin, j’ai été choqué, énervé même, d’entendre Monsieur Demorand laisser transpirer son agacement, son ton moqueur, aux réponses de Monsieur Bové, voire même de préjuger d’une décision d’un procureur de la République : "Vous n’irez pas en prison", j’ai trouvé ça assez fort de café. [5] ». Les avocats de France Inter, Isabelle Giordano en tête, répliquent : « Vous voudriez que tous les journalistes aient les opinions de Daniel Mermet ? Je caricature volontairement, hein ». Réponse, « Oui, heu... », machinalement coupée par une Giordano qui s’esclaffe : « La réponse est oui ! Ah bon, ben voilà. » Mais la remarque de Thomas était plus poussée : « Quand un journaliste a des opinions, qu’il les dise ! Et qu’il se déclare comme tel. » Isabelle Giordano : « C’est pas notre travail Monsieur [suggérant ainsi que Daniel Mermet ne ferait pas son travail], non, mais c’est votre opinion et on l’entend. » Cause toujours...

L’émission de Daniel Mermet, dont on ne dira jamais assez qu’elle ne dépend pas de la rédaction de France Inter et qu’elle ne compte aucun salarié (journalistes inclus) en CDI, permet aux porte-voix de la rédaction de décerner à France Inter (et de se décerner du même coup) un brevet de pluralisme. Il suffit qu’un partisan du « non » se soit exprimé à l’antenne, à une heure de moindre écoute que celle des « matinales » de France Inter pour les journalistes en titre osent affirmer que tout va bien et, sans doute, que tout va beaucoup mieux.

Exemple avec cet échange cousu de fil blanc :
- Hélène Jouan : « On peut trouver effectivement que dans la matinale, à un moment donné il y a un certain déséquilibre. Mais le déséquilibre, on va le trouver ailleurs sur l’antenne de France Inter à d’autres moments, et là les auditeurs curieusement nous l’ont moins reproché (...). »
- Yves Decaens : « Vous voulez dire qu’il y avait des émissions sur France Inter qui... »
- Hélène Jouan : « Oui évidemment, Daniel Mermet par exemple, pour ne pas le citer. »
- Yves Decaens : « ... voilà, très visiblement, plaidaient pour le non. »


Eloges subtils et mercantiles de la bipolarisation

Un exemple de critique qui revient régulièrement : la bipolarisation de la politique par France Inter. Au lieu de convenir de cette évidence, France Inter, par la voix de Patrice Bertin, justifie encore et toujours : « Objectivement, tous les médias grosso modo accordent 50% de leur temps d’antenne - et France Inter est à peu près dans la norme - à Ségolène et Sarko. Pourquoi ? Parce que nous appliquons une règle d’équité qui a été fixée par le CSA. » Précision : cette règle n’est applicable que depuis le 1er décembre 2006. Et dans les mois qui ont précédé ? Répondant à une auditrice, Yves Decaens rétorque finement : « Mais vous convenez, Danielle, qu’on peut pas faire la même place à l’adepte du yoga qu’aux deux principaux candidats par exemple ? » L’exemple est bien choisi et tous les porte-parole politiques qui ne se définissent pas comme des adeptes du yoga auront apprécié. Position renforcée par Françoise Degois : « ce phénomène effectivement de répétition... évidemment, il y a deux grands candidats, on ne va pas se le cacher. » En effet : c’est « transparent »... et « équitable » !

Jean-François Achili surenchérit par des arguments mercantiles dignes, à n’en pas douter, du service public : « Sachez une chose, c’est que, d’abord les dossiers sont traités sur le fond dans les journaux et dans les magazines, moi tous les jours j’essaie de les lire jusqu’au bout, j’ai du mal tellement c’est complet. Sachez une chose, c’est que quand les magazines sortent une "une" sur Sarkozy ou sur Royal, les magazines, les journaux, il y a des pics de ventes. Cela veut dire que les... les gens achètent ! ça intéresse les gens ! (...) Pourquoi reprocher aux médias de faire des "unes" là-dessus ? Alors que quand ils le font ça se vend ! Ça intéresse le grand public ! C’est bien qu’ils représentent des grands courants de pensée en France ! ». Ce qui se vend représenterait donc de « grands courants de pensée » ? Mieux vaut ne pas insister sur cet aveu de conscience professionnelle qui invite à conformer l’information et le pluralisme à l’état du marché.

En définitive, l’intervention la plus rude pour l’équipe de « Service Public » (et pour ses invités) restera celle de Jean-Loup : « J’attends juste d’un journaliste qu’il ait la compétence d’être capable de faire la différence entre accoucher le propos d’un homme politique (...), entre ça, et servir la soupe, voilà... » Tous les journalistes ne servent pas la soupe ; mais il en est manifestement (voir ci-dessus) qui la vende et qui le revendique.

Quoi qu’il en soit, cette intervention, qui conclut la deuxième émission, suscite un braillement généralisé dans le studio et cette réponse de Françoise Degois abattue : « C’est dur ça ! Qu’est-ce que c’est dur à entendre ça Monsieur ! Vraiment, hein, c’est un uppercut pour nous ! Servir la soupe alors qu’on a le sentiment en permanence d’aller chatouiller les hommes et les femmes politiques exactement là où ça... Vraiment ! Nous alors, quel décalage immense ! Moi je suis un peu, heu... Vraiment c’est, c’est presque... Ca me fait presque de la peine parce que moi j’ai le sentiment qu’on y passe nos jours, nos soirées, nos mois, nos années dans ce, dans ce, ce... COMBAT, comme ça, heu... Stéphane Paoli, Achili, (...) comment, comment on va chercher... Comment on essaie de mettre la plume dans la plaie, vraiment, percer les défenses, montrer la rouerie des arguments. Alors là... »

Retenons nos larmes... « Mettre la plume dans la plaie, vraiment, percer les défenses, montrer la rouerie des arguments » : c’est exactement ce que des auditeurs ont tenté de faire face à des « transparents » qui se dérobent devant toutes les critiques. C’est ce que nous venons de faire nous aussi.

[Article rédigé grâce aux transcriptions d’Acrimed (Olivier et Johann) et de l’équipe du Plan B.]

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Du lundi au vendredi de 9h30 à 10h30.

[2L’ensemble des citations est tiré de ces deux émissions, dans lesquelles étaient invités Patrice Bertin (directeur de la rédaction de France Inter), Hélène Jouan (responsable du service politique), Patrick Pépin (médiateur de Radio France) et Nicolas Demorand (animateur du 7-9.30), pour la première ; Patrick Pépin (médiateur de Radio France), Stéphane Paoli (animateur du « Franc-Parler »), Françoise Degois (journaliste politique), Jean-François Achili (journaliste politique) pour la seconde.

[3C’est nous qui soulignons, ici et par la suite.

[4L’expression « bœufs-carottes » a été employée par Isabelle Mandraud dans un article du Monde (20 février 2007) intitulé « Ma vie avec Ségo ». Isabelle Mandraud suit la candidate socialiste pour le quotidien vespéral comme Françoise Degois le fait pour France Inter. Dans l’article en question, les « bœufs-carottes » étaient plus explicitement désignés : « Aux journalistes "suiveurs" se mêlent aussi, désormais, des journalistes traqueurs de connivence. Entre nous, on les appelle les "boeufs-carottes", ces équipes de télévision qui apparaissent aussi vite qu’elles disparaissent et cherchent, à coups d’images furtives, le geste ou la phrase déplacée, le sourire de trop. C’est devenu une mode. Dimanche 18 février, Daniel Schneidermann a consacré son émission "Arrêt sur images", sur France 5, aux "reporters de la Ségolie", une semaine après un sujet identique sur ceux qui suivent Nicolas Sarkozy. On y retrouve les coulisses de ce fameux restaurant après le troisième débat télévisé de la primaire qui opposa Royal, Fabius, et DSK. Un film de mauvaise qualité nous présente, Françoise Degois et moi-même, au milieu de tant d’autres, cerclées de rouge. »

[5Sur ce grand moment de radio, on peut lire nos « brèves de campagne ».

A la une