Accueil > Critiques > (...) > Publicité : dépendances économiques et éditoriales

Publicité pour la publicité sur France Culture

« Les matins de France Culture » du 27 février avaient pour invité le publicitaire Jean-Marie Dru, président de l’un des tous premiers réseaux mondiaux d’agences de publicité, nanti de 256 bureaux éparpillés dans 86 pays. Venu pour faire la promotion de son dernier livre, il en profitera pour vendre l’image de ses clients à l’antenne, avec la participation complaisante des chroniqueurs de l’émission.

Publicité sans publicités ?

Comment faire de la publicité au livre d’un publicitaire qui fait sa propre publicité, sans faire de publicité aux marques dont il s’occupe, le tout sur une antenne (presque totalement) libérée de la publicité ? L’animateur Ali Baddou entre aussitôt dans le vif du sujet, qui est celui de l’absence de publicité sur France Culture.

- Ali Baddou - « Et bienvenue dans un monde sans pub. On est sur France Culture. On a une chance immense de ne pas avoir de publicité. C’est extraordinairement rare dans les médias, [...] c’est plutôt étonnant, non ? »
- Jean-Marie Dru - « Ca veut dire je vais être obligé de ne citer aucune marque ce matin ce qui va être difficile, je pense. [...] »

Difficile de ne pas citer de marque ? Surtout pour les chroniqueurs, qui par leur aide bienveillante vont permettre à Jean-Marie Dru de faire de la publicité pour ses clients, en plus de la promotion pour son livre. Avec le concours d’Ali Baddou, l’espace préservé de la publicité ne le restera pas longtemps. Cynisme ou désinvolture ?

- Jean-Marie Dru - « [...] Je travaille pour une grande marque de fastfood en France que je ne citerai pas [...], il se trouve qu’ils ont pris des initiatives depuis maintenant six ou sept ans en matière d’emploi, en matière d’alimentation, en matière d’équilibre alimentaire qui sont tout à fait remarquables. »
- Ali Baddou - « [...] Allez ! On va lancer le mot quand même, c’est Mcdonald’s, c’est quasiment pas de la publicité, de toute façon libre à chacun d’aller manger où il veut... »

Même pour le juriste Olivier Duhamel, la ficelle semble grosse :

- Olivier Duhamel - « J’ai une question, mais c’est pour vous Ali Baddou, mais on n’a pas le droit de citer le nom d’une marque ici ? »
- Ali Baddou - « On n’a pas le droit de citer une marque, mais on a le droit de citer par exemple plusieurs marques. Moi, c’est une règle que je trouve très étonnante pour ce qui me concerne et puisque vous me posez la question... »
- Olivier Duhamel - « J’ai le droit de dire Coca-cola, Pepsi-cola. »
- Ali Baddou - « Voilà, mais vous n’avez pas le droit de dire Coca-cola tout seul. »

Pour tourner en dérision les règles du CSA qui visent à contenir la publicité clandestine, il suffirait donc de mentionner approximativement l’une de ces règles, en la présentant comme unique, alors que, aussi vagues soient-elles, elles sont multiples (Voir en annexe).

Suit alors un exercice de flagorneries mondaines du plus bel effet :

Intermède

- Olivier Duhamel - « Mais ça vaut pas pour les journaux d’information ? A chaque fois qu’on dit Airbus, on n’est pas obligé de dire : et Boeing lui, n’a pas de plan social aujourd’hui ? »
- Ali Baddou - « Non. »
- Olivier Duhamel - « Donc ce sont des règles intégralement débiles.  »
- Ali Baddou - (rires) « Nous sommes entièrement d’accord. »
- Marc Kravetz - « C’est le CSA ? »
- Ali Baddou - « C’est le CSA. »
- Jean-Marie Dru - « C’est la différence entre le métier très sérieux que vous faites de journaliste et le métier de saltimbanque que je fais de publicitaire. »

En effet, le sérieux du métier journalistique saute aux yeux. Sauf que...

- Olivier Duhamel - « Je ne suis pas journaliste. Je suis professeur d’université, chroniqueur... »
- Jean-Marie Dru - « Ah pardon »
- Olivier Duhamel - « Non non. Je n’ai pas l’honneur d’être journaliste. Ce n’est pas une question d’honneur ou de déshonneur, c’est encore un 3è métier, vous voyez. Dans le métier de professeur, il y a des saltimbanques aussi, figurez-vous. »

On aurait aimé qu’Olivier Duhamel en désigne quelques-uns. A qui pense-t-il ? Slama ? Adler ? Pastré ?

- Ali Baddou - « Beh il est le seul à avoir une carte de presse autour de ces micros : Marc Kravetz. »
- Marc Kravetz - « Je voudrais quand même ajouter que j’adore que le CSA fixe des règles, sauf pour lui-même, puisqu’on a le mérite en France [...] d’avoir une haute autorité de l’audiovisuel qui est à 8/9ème [...] composée par la même force politique, moyennant quoi on est évidemment sous le règne de la liberté, de l’équilibre, et de l’équité. »

La critique fait mouche, mais elle est hors sujet.

Publicité pour le publicitaire et « ses marques »

L’émission continue. Et comme on peut faire de la publicité en s’arrangeant avec la règle « débile » édictée par le CSA, nos chroniqueurs ne vont pas s’en priver, avec toute l’intelligence à laquelle est déjà habitué l’auditeur. Auditeur de France Culture qui va manger un peu de publicité au petit-déjeuner. La technique ? On jette en l’air des noms de sociétés en plus de celle dont on loue les qualités. Maintenant protégée des foudres du CSA, notre équipe vagabonde d’un pas léger sur les plaines verdoyantes des grandes marques.

Un exemple :
- Marc Kravetz - « Renault et Apple... »
- Olivier Duhamel - « IBM, Citroën, non non, c’est juste pour le CSA... »
- Marc Kravetz- « [...] Et donc Steve Jobs, incontestablement... »
- Ali Baddou - « Le PDG d’Apple. »
[...]
- Ali Baddou - « C’est Nissan. »
- Jean-Marie Dru - « C’est Nissan. »
- Marc Kravetz - « Voilà c’est Nissan. »
- Jean-Marie Dru - « Je vais en parler avec précaution parce que l’un comme l’autre sont mes clients [...] et l’un et l’autre ont pour des raisons très différentes su relancer leur entreprise, d’abord par la création de très grands produits [...] et les deux entreprises ont d’excellents produits. »

L’éloge dithyrambique par le publicitaire de « ses » marques à l’occasion de la promotion de son livre n’est évidemment pas une double publicité...

Même question au sujet de la publicité pour une marque - Danone - qui n’est pas nommée, mais que tout le monde, grâce à l’habileté de Jean-Marie Dru aura reconnu :

- Jean-Marie Dru - « [...] Quand vous avez une marque, par exemple le leader français des yaourts qu’on ne nommera pas non plus ce matin, ce sont des gens qui essayent de faire des produits de meilleurs en meilleurs, de mieux comprendre les rapports entre les alimentations et la santé, et qui font depuis dix ou quinze ans des progrès incontestables dans les produits qu’ils proposent. »

Les clients responsables du publicitaire

Autre sujet sur lequel on aura admiré l’absence d’esprit critique de l’équipe, c’est celui de la responsabilité des grands groupes industriels. Personne pour répondre aux affirmations de l’invité.

- Jean-Marie Dru - « Beaucoup d’annonceurs sont beaucoup plus responsables qu’on veut bien le croire, les marques [...] ont des droits mais aussi des devoirs, elles savent s’en donner. [...] Je pense qu’il y a un sens de la responsabilité dans les entreprises que le grand public sous-estime . [...] Généralement le public soit en France soit dans d’autres pays pense que les annonceurs sont des gens en gros responsables. [...] Le public comprend très bien qu’une marque c’est aussi un ensemble de responsabilités qu’un annonceur se donne. »

Les interviewers prétendent savoir pousser leurs interlocuteurs dans leurs derniers retranchements. Vraiment ? Alors pourquoi ne pas avoir soumis à Jean-Marie Dru quelques questions sur le « sens des responsabilités » des marques qu’il cite complaisamment ? (Petit rappel non exhaustif en annexe) Par complaisance ou par ignorance ?

Et on finira avec cette question de l’économiste Olivier Pastré : « Est-ce que la pub est en train de tuer la presse quotidienne en se déportant sur la télévision, est-ce que c’est spécifiquement français ou une réalité ? » Comme certains, déjà sur France Culture, déploraient la concentration insuffisante des groupes de médias français [1], le chroniqueur déplorerait-il la diminution des recettes publicitaires de la presse écrite ? Quand la radio publique se met au service d’une très libérale conception de l’indépendance des médias...

J.F.


Annexes

1. Que dit vraiment le CSA ? Dans le « Cahier des Missions et des Charges de Radio France », Chapitre IV Obligations relatives à la publicité, l’article 40 stipule : « Est interdit tout échange de services à caractère publicitaire. » Et l’article 42 précise : « Les messages publicitaires sont clairement annoncés et identifiés comme tels. ». Guère plus pour les radios privées, seulement l’article 42 qui devient l’article 8. Il n’y a que sur la télévision que le CSA est plus précis. Sans doute que les sages n’imaginaient pas qu’on puisse, sur une radio publique, pratiquer de la publicité clandestine gratuitement, pour son simple plaisir, par une irrésistible obséquiosité.

Et que dit le CSA sur la télévision ? Il dit d’abord que la publicité clandestine est interdite (article 9 du décret n° 92-280 du 27 mars 1992). Et puis ceci :
« Une publicité est qualifiée de clandestine lorsque sont présentés des biens, services ou autres marques, en dehors des écrans publicitaires, et ce dans un « but publicitaire », c’est-à-dire dans le but non pas d’informer, mais de promouvoir.
[...]
Le Conseil n’a en effet pas à apporter la preuve que la promotion s’est faite contre rémunération. Il lui revient d’apprécier au cas par cas les différentes pratiques décelées sur les antennes, et éventuellement à intervenir lorsqu’une de celles-ci lui apparaît litigieuse.
Le CSA dispose à cet effet d’un faisceau d’indices :

- l’absence de pluralisme dans la présentation des biens, services ou marques ;
- la complaisance affichée envers tel ou tel produit ;

- la fréquence de la citation et/ou de la visualisation du produit ou de la marque ;
- l’indication de l’adresse ou des coordonnées téléphoniques ou télématiques d’un annonceur ;
- l’absence de tout regard critique.
D’autres critères peuvent ponctuellement être retenus. »

2. Le « sens des responsabilités »

TOTAL. Erika : Le groupe Total a été mis en examen le 7 novembre 2001 pour « pollution maritime et complicité de mise en danger de la vie d’autrui ». Placé sous contrôle judiciaire, mesure assortie d’une caution de 50 millions de francs, il ne doit pas transporter certains types de fioul sur des navires vieux de plus de 15 ans.

DANONE. En 2000, Danone a fait 4,7 milliards de francs de bénéfices dont 900 millions pour les biscuits LU. Cela ne l’a pas empêché de confirmer la mise en œuvre d’un plan de restructuration, avec la fermeture de 6 sites de production en Europe dont 2 en France (Calais et Evry), avec la suppression de près de 1800 emplois dont 600 en France.

MCDONALD’S. En juillet 2006, les 1 000 ouvriers d’une entreprise chinoise qui fabrique les jouets des menus enfants de la chaîne de fast-food ont déclenché un soulèvement pour protester contre leurs conditions de travail, « indignes » selon une ONG.
En 2000 déjà, le journal hongkongais South China Morning Post avait dévoilé un scandale similaire lié à McDonald’s : Un partenaire du géant du hamburger, la compagnie City Toys Ltd, qui fabriquait des peluches données avec les menus de la chaîne, était accusée de faire travailler de jeunes chinois, parfois à peine âgés de 14 ans, dans des conditions déplorables.

NISSAN. Après 5 années de grèves, la Haute Cour de Justice a ordonné la reprise immédiate de 144 travailleurs Philippins de Nissan, confirmant les précédentes décisions du département de l’Emploi et du Travail et de la Cour d’Appel. Les travailleurs ont entamé leur lutte le 1er octobre 2001, lorsque le management de Nissan avait licencié injustement 144 ouvriers en même temps que 16 responsables syndicaux, en pleine négociation autour d’une convention collective de travail.

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

A la une

Médias français : qui possède quoi ?

Vous avez dit « concentrations » ? Nouvelle version de notre infographie.

Louis Sarkozy : le capital médiatique s’hérite aussi

Le journalisme politique dans sa bulle.