Les groupes contestataires, qu’il s’agisse de partis, d’associations, de mouvements ou de collectifs, ont-ils raison d’agir comme si le rapport aux médias allait de soi ? Ils pensent se servir des grands moyens de communication sans s’y asservir. Plus souvent et plus opportunément, ils proclament que cette question du rapport aux médias est secondaire, voire dépassée.
Depuis un an et pendant quelques mois, avec l’essor des mouvements qui critiquent la mondialisation capitaliste, on a assisté à la rencontre entre, d’une part, un système contesté qui avait besoin de modifier son apparence en se déclarant prêt à tous les débats et, d’autre part, des contestataires qui ont signalé leur disposition sinon à modérer leur critique du moins à jouer le jeu de la concertation.
Les contestataires se sont médiatisés. Se médiatisant, ils ont accepté de parler pour les médias et de se taire sur les médias.
Ils se sont médiatisés : ils ont répondu aux sollicitations, incessantes, de la presse, multiplié les entretiens sur les sujets les plus divers, parfois les plus incongrus, assuré une présence de tous les instants à la télévision. Or, se médiatisant, ils devaient accepter de se dissoudre dans des instances de concertation cathodique, ces fameux " débats " auxquels les journalistes animateurs voudraient résumer la vie démocratique, ce qui leur permettrait d’en devenir les seuls metteurs en scène.
Parler dans les médias revient très vite à parler pour les médias. Et parler pour les médias, c’est accepter que les journalistes sélectionnent les mouvements et leurs porte-parole. Ils concentrent d’abord leur attention sur les organisations et les actions les plus conformes à leurs attentes de ce qu’est (ou devrait être) la contestation. Ils passent ainsi sans effort de la " contestation-spectacle " - animée par des manifestants présentés comme des irresponsables joyeux - à la " contestation-proposition " articulée par des " experts " modérés et éduqués, certes un peu " ennuyeux " pour le prime time, mais capables de situer leurs propos dans le cadre du jeu politique traditionnel qui fascine les commentateurs dominants.
Hantés par leur idée de ce qu’est l’ " actualité ", l’ " événement ", les journalistes privilégient en outre ce qu’ils estiment être " nouveau " et " moderne " (" nouveaux mouvements sociaux ", " cyber-résistants " issus des classes moyennes) plutôt que les mobilisations " traditionnelles ", jugées " archaïques ", en partie parce qu’elles sont liées aux classes populaires dont le destin historique serait scellé.
En même temps qu’ils sélectionnent les mouvements contestataires, les médias choisissent à l’intérieur de ces mouvements les porte-parole qui aiment la médiatisation et qui ont l’habitude de se soumettre aux exigences professionnelles des journalistes : disponibilité et souplesse. C’est-à-dire les intervenants les plus accommodants.
Etre disponible, c’est aller dans les médias avant de s’interroger sur la nécessité ou l’utilité d’y aller. Etre souple, c’est accepter de se plier aux délais imposés par un bouclage d’édition et aux durées d’émissions imposées par les journalistes. C’est aussi se résigner au choix par le journaliste de l’extrait, en général minuscule mais jugé " significatif ", des propos qu’on a tenus et du contexte dans lequel il sera présenté. Etre souple, c’est enfin retenir l’extrait de ses propos que le journaliste a choisi pour le répéter lors des prochains entretiens (ce qui facilitera le travail des autres journalistes) ...
Les réactions à chaud des responsables de la contestation posent un autre problème : celui de l’adéquation des opinions qu’ils expriment avec celles de l’organisation qu’ils représentent. Le rythme trépidant des médias (nécessité de réagir en appelant un numéro de portable avant un bouclage) diffère de celui, plus lent, de la délibération collective et de la vie démocratique. Répondre séance tenante aux injonctions des journalistes interdit toute consultation préalable de la base pour savoir quelle parole le porte-parole va porter dans les médias.
A cela s’ajoute une sélection sociale et culturelle. Les journalistes élisent des intervenants capables de leur parler un langage qu’ils comprennent et apprécient (" petite phrase " qui fait mouche) sur un sujet d’ " actualité ". Majoritairement issus des classes instruites, souvent passés par des écoles qui leur ont inculqué une sociabilité bourgeoise, les journalistes dominants recherchent des interlocuteurs qui leur ressemblent : d’apparence cultivée, ouverts, polyglottes, etc. Ce biais n’est pas conscient : ils jugent spontanément " meilleur ", plus intéressant, plus percutant, qui s’exprimera avec leurs mots et leur système de référence. Et c’est lui (ou elle) qu’ils solliciteront à nouveau. Et qu’ils se repasseront.
Ainsi, progressivement, les médias - pas les militants - vont rendre célèbres les représentants de la contestation. Or les critères d’excellence médiatique sont souvent différents des critères militants. On substitue alors à une forme d’autorité militante basée sur l’expérience, le savoir-faire, la camaraderie, l’aptitude à payer de sa personne, une notoriété construite sur la gloire médiatique, et souvent confortée par le narcissisme des médiatisés.
Parler pour les médias, c’est aussi accepter de taire ce qui pourrait les gêner : l’identité des propriétaires des médias, le statut social des journalistes dominants, le rôle historique qu’ils ont joué dans l’édification du monde que les contestataires aspirent à transformer.
Les médias appartiennent aux plus puissantes multinationales de la planète : Microsoft, Vivendi, AOL, General Electric, Mediaset, Bertelsmann, etc. Pourtant ceux qui contestent le pouvoir des multinationales se trouvent comme frappés d’amnésie sur la question de la propriété des médias dès qu’une filiale de ces multinationales les convie dans un studio. Au lieu d’effectuer un salutaire travail d’éducation populaire à propos d’un secteur économique qui pèse davantage en bourse que l’automobile, ils " jouent le jeu ", répondant aux questions d’un porte parole officiel du groupe Lagardère comme s’il était exclusivement un journaliste et, à ce titre, exprimait réellement les questions que " les gens " se posent. L’absence d’Attac sur ce front idéologique a alimenté le soupçon qu’il s’agissait de ménager des acteurs majeurs de la vie économique et sociale uniquement parce qu’ils détiennent le pouvoir de contribuer à la notoriété ou de la retirer. Pour préserver de bons rapports avec un grand quotidien du soir, Attac devra-t-il rester silencieux quand ce quotidien officialisera son entrée en bourse ?
Les représentants de la contestation les plus célèbres font également preuve de discrétion sur le statut social des personnalités médiatiques qui les invitent ou les soutiennent. Michel Field, Thierry Ardisson, Michel Drucker, Karl Zéro : certains journalistes peuvent être à la fois des animateurs de " débats " et des patrons de boîtes de production. Ils ont donc profité du démantèlement du service public, de la privatisation de la télévision, de la mise à l’encan de la SFP. Que Thierry Ardisson chante les louanges de la Taxe Tobin ne devrait empêcher ses invités contestataires ni de rappeler comment les producteurs privés sont financés ni de mettre en cause les journalistes de l’audiovisuel qui alignent des " ménages " à plus de 50 000 francs l’heure pour le compte de grosses entreprises ainsi assurées contre toute critique trop vigoureuse (Ruth Elkrief, Pierre-Luc Séguillon, Christine Ockrent).
L’amnésie des contestataires médiatisés concerne enfin le rôle joué par les médias dans la mise en place et dans l’imposition de la pensée de marché. Libération dans les années 80, TF1 au début des années 90, Le Monde depuis 1994 ont été tour à tour les vecteurs de l’idéologie économique dominante. L’expansion du journalisme économique, la multiplication des rubriques financières, des chroniques boursières, des suppléments " Argent " - comment le gagner, le placer, le dépenser, etc. - ce journalisme qui n’informe plus sur l’économie mais qui apprend à devenir un agent économique... voilà l’évolution que devraient rappeler les contestataires lorsqu’ils sont invités à débattre dans les médias. L’éducation populaire, c’est aussi la mémoire.
Parler pour les médias et se taire sur les médias, le jeu en vaut-il malgré tout la chandelle ? La critique des médias doit-elle être sacrifiée aux avantages d’une plus grande " visibilité " du mouvement et de ses objectifs ? Deux éléments permettent de répondre.
D’abord l’expérience historique. La plupart des organisations ou des dirigeants qui ont joué la carte médiatique (Georges Marchais dans les années 70, SOS-Racisme dans les années 80, Daniel Cohn-Bendit dans les années 90) ont fini soit " folklorisés ", soit transformés en phénomène " tendance ", soit récupérés idéologiquement par le système. Les mouvements qu’ils portaient ont perdu leur vigueur et leur substance. Leurs militants se sont lassés de l’action collective qu’éclipsait la starisation de leurs dirigeants.
Accepter la médiatisation, puis la subir, condamne un mouvement aux humeurs journalistiques, aux retournements, à l’invasion de ses procédures de délibération démocratique par le jeu des individualités médiatisées dont les médias amplifient l’affrontement (cf les Verts et le duel Mamère-Lipietz).
La deuxième réponse concerne directement Attac. Les bénéfices de la médiatisation ont été nuls dans le cas d’espèce : le rythme des adhésions ne s’est pas accéléré dans la dernière période, les réformes portées par l’organisation n’ont pas progressé, même les plus modérées auxquelles des personnalités mondaines se sont ralliées par opportunisme (taxe Tobin soutenue par Ardisson et BHL). Si la corrélation entre les deux éléments (médiatisation et stagnation) est indémontrable, leur coïncidence mérite d’être soulignée.
Pour avoir répondu à de très nombreuses invitations journalistiques avant le 11 septembre dernier, quand le climat semblait porteur, les dirigeants d’Attac se sont un peu mis dans la main des médias. Ils furent sommés de participer en position d’accusés aux émissions qui les pressaient de réagir aux attentats de New York et de Washington. On attendit alors d’eux qu’ils battent leur coulpe pour des événements auxquels ils étaient étrangers mais auxquels le discours des commentateurs dominants (BHL, Revel, Finkielkraut, Bruckner, Sorman, Slama, Casanova etc.) les associait. Faute de participer à ces séances de repentance, les dirigeants du mouvement de lutte contre la globalisation capitaliste ont été fustigés par les médias pour leur " étrange silence ". A présent, la moindre divergence au sein de l’association permet aux journalistes de banaliser Attac en se situant sur un terrain qu’ils connaissent par cœur : celui des querelles de personnes et des enjeux subalternes.
La médiatisation a transformé Attac. Une organisation née sans les médias dominants et même contre eux risque de devenir victime des médias parce qu’elle leur a concédé trop de pouvoir sur elle.
Serge Halimi et Pierre Rimbert, Attac Paris