I. Présentation
La « quatrième de couverture » résume fort bien l’objet de l’ouvrage :
« La réalisation, la diffusion et le commentaire des sondages d’opinion se sont aujourd’hui banalisés tant par leur fréquence que par la prolifération des thèmes abordés. Chacun s’est progressivement habitué aux " révélations " des enquêtes d’opinion, intégrées dans " l’air du temps " au même titre que la publication des cours de la Bourse, des prévisions météorologiques ou de l’horoscope...
On a pourtant toutes les raisons de se méfier des sondages, précisément parce qu’ils se présentent comme évidents et naturels dans le paysage démocratique. Soixante-dix ans après le coup de poker de George Gallup, nous sommes toujours prisonniers du raisonnement circulaire par lequel " l’inventeur " des enquêtes d’opinion devança toute critique raisonnée en faisant du sondage " la mesure de l’opinion publique " et de l’opinion publique " ce que mesurent les sondages ". Les métaphores approximatives du baromètre ou de la photographie, comme les argumentaires contradictoires des sondeurs, loin d’éclairer le débat, l’obscurcissent plus encore, en " naturalisant " cette technologie sociale.
Sur la base des très nombreuses enquêtes d’opinion publiées au cours des derniers mois en France, trois questions sont abordées dans cet ouvrage : quel est le degré de précision ou d’exactitude de cet instrument de mesure ? que mesure-t-il exactement ? quels en sont les usages et les effets ? Les réponses devraient contribuer à déstabiliser quelques évidences. »
Quels sont, un peu plus précisément, les thèmes abordés ?
Patrick Lehingue commence par revenir sur la banalisation des sondages et leur « évidence » et tente de les expliquer (« I. Des sondages sans histoire », chap. 1 à 3). Puis il traite successivement des trois questions mentionnées.
– Quel est le degré de précision et d’exactitude de l’instrument de mesure ? (« II. Marges d’erreurs à la marge ? L’instrument est-il précis ? ») Parce que les sondages d’intention de vote peuvent être confrontés aux résultats des élections, ils permettent d’apporter une première évaluation (chap. 4. « Les sondages peuvent-ils se tromper ? Le cas des sondages pré-électoraux ») que détaillent les réponses à des « problèmes classiques : celui des marges d’erreur liées aux effectifs interrogés (chap.5), celui de la représentativité des échantillons ainsi péniblement constitués (chap.6), celui, enfin, du bien-fondé des techniques de redressement des échantillons (chap.7) ».
– Que mesurent exactement les sondages ? (« III. Sonder l’insondable ? Que mesure l’instrument ? ») Des opinions préconstituées qui ne demanderaient qu’à s’exprimer ? Ce serait oublier les effets des conditions pratiques de passation des questionnaires et la nature des interactions qui se nouent entre enquêteurs et enquêtés. » (chap.8). Des « opinions », dit-on, mais « coupées » des réponses à des questions que l’on ne pose pas ou que l’on pose peu : sur l’identité sociale, les pratiques, les connaissances des enquêtés (chap.9). Cette primauté du sondage des « opinions » est d’autant plus problématique que l’on confond « réponses » et « opinions » et, dans la foulée, « non-réponses » et « absence d’opinion » (chap. 10). Quant aux questions elles-mêmes, elles sont d’abord dictées par les préoccupations des commanditaires (chap. 11).
– Quels sont les usages et les effets des sondages ? (IV. « Baromètres et (dé)pressions atmosphériques. Usages et effets des sondages »). Après un vigoureux avertissement contre le « paradigme technologique » qui, dans ce cas comme dans d’autres, prête des effets tout puissants à une technique (alors que la connaissance des effets des sondages piétine), l’auteur examine la question, généralement mal posée, des effets des sondages sur l’élection (chap. 12) et la retourne à ceux qui la posent : sur qui les sondages ne sont pas sans effets, bien au contraire (chap.13). Un bilan invite à « réimporter » les acquis de la sociologie de la réception à celle de la réception des sondages (chap. 14)
Conclusion ? (Chap. 15 : « Un procès en démonologie : “Faut-il brûler les sondages ?” »). Une invitation, non à interdire les sondages mais à les rééquilibrer : « […] On pourrait rêver d’un usage plus tempéré, moins déséquilibré de cet instrument qui, en lui-même, n’est gage ni cause de rien. » D’abord par un rééquilibrage « interne » destiné à corriger les déficiences de l’instrument et surtout de ses usages ; ensuite par un équilibrage « externe » destiné à modifier la place qu’il occupe dans la vie intellectuelle et sociale :
« La question n’est […] pas d’être pour ou contre les sondages – interrogation stupide et littéralement insensée – mais d’approuver ou pas la place hégémonique qu’ils occupent, de consentir ou pas au monopole auquel leurs producteur attitrés prétendent quand il s’agit décrypter le monde social. La même remarque vaut pour l’activité journalistique si toutefois on consent à l’ennoblir et à lui restituer sa fonction idéale : dénouer des intrigues par un travail d’investigation que ne saurait remplacer la paraphrase bavarde de quelques tableaux hâtivement construits. »
Henri Maler
II. Entretien
Paru dans La Marseillaise le 16 avril 2007.
Professeur de science politique à l’université d’Amiens, Patrick Lehingue vient de publier Subunda, Coups de sonde dans l’océan des sondages*, un ouvrage qui critique très en détail les pratiques de nos chers sondeurs. Une analyse salvatrice face à la surabondance médiatique de ces « enquêtes d’opinion » qui ne perdent pas une occasion de nous faire croire que tout est quasiment joué d’avance en ces temps de campagne électorale. Entretien...
Dans votre livre, vous épinglez la valeur scientifique des sondages. Quelles sont leurs grandes lacunes ?
De manière très générale, de ne pas suffisamment s’interroger sur ce qu’ils mesurent réellement : les réponses obtenues ont-elles toutes valeur d’opinions, engageant réellement les répondants ? S’agissant plus particulièrement des sondages préélectoraux, leur fiabilité me semble altérée par trois biais fondamentaux. Le taux d’indécision d’abord : actuellement, sur un échantillon de 1000 sondés, pas plus de 350 répondent qu’ils iront voter, acceptent de dire pour qui, et disent ne plus devoir changer d’avis. 350 sur 1000 ! Voici qui ménage de confortables marges d’erreur... En second lieu, et sans que l’on puisse en mesurer les effets, les échantillons interrogés sont de moins en moins représentatifs. Il faut actuellement passer 10 000 coups de fils pour obtenir 1000 enquêtés. Les 1000 qui acceptent de jouer le jeu de l’entretien sont-ils représentatifs des 9000 qui s’y refusent ou sont absents ? Tous les électeurs (et singulièrement les jeunes) qui disposent d’un portable ne peuvent être joints. A l’arrivée, les électeurs les plus modestes, les moins diplômés, les plus jeunes sont quasiment absents des échantillons. Enfin, surgit le redoutable problème des redressements. En « brut », Le Pen n’obtient actuellement pas plus de 5% des intentions de vote. Les instituts le redressent, certains à 11%, d’autres à 17%, et ce faisant retranchent 6 à 12 points aux autres candidats, au terme d’une cuisine totalement opaque à laquelle personne n’a accès pour des motifs allégués de « secret de fabrication ». Quelle est la valeur scientifique d’un instrument de mesure dont on se refuse à rendre publiques les conditions de fonctionnement ?
Le gros problème pour vous, c’est que, de par leur position dominante, les instituts de sondages et l’élite médiatique contribuent en chœur à détourner l’attention des électeurs des différentes options possibles pour ne les concentrer que sur le dénouement des élections ?
En effet, seule « l’issue » (qui sera le vainqueur ? le vaincu ? le 3e homme ?) importe, et ce que les anglo-saxons nomment les « issues » (les enjeux) tendent à être éclipsés par cette couverture médiatique en termes de course de petits chevaux. On néglige ce faisant les dimensions du bilan, des programmes et des perspectives que devraient revêtir toute campagne électorale dans une démocratie digne de ce nom. Question cruelle : que restera-t-il dans trois mois des 250 sondages publiés durant cette campagne ? Pourquoi tant valoriser des produits aussi périssables quand tant de problèmes mériteraient d’être décantés ?
Ceci dit, vous ne croyez pas que les sondages puissent avoir beaucoup d’influence sur le vote des électeurs...
Si influence il y a, celle-ci est indirecte, inégale, et transite par les effets - massifs, ceux-là - que les sondages exercent sur les professionnels de la représentation. Par un effet « paille et poutre », ces derniers - journalistes, hommes politiques - s’inquiètent pour les électeurs d’une influence qui joue d’abord et avant tout sur eux-mêmes. Ainsi, les propositions de Nicolas Sarkozy sur le Ministère de l’Identité Nationale et de l’Immigration, ou les attaques de Ségolène Royal contre les établissements bancaires, sont incompréhensibles si l’on occulte les tests sondagiers qu’ont opéré par voie de sondages les équipes de campagne de ces candidats. Mais l’effet le plus déterminant joue sur les journalistes qui, en commentant avidement le moindre frémissement de baromètres qui mesurent d’abord l’effet des tourbillons médiatiques, passent à côté de l’essentiel tout en marginalisant ce qu’ils nomment (au vu de sondages très hasardeux) les « petits candidats ». Ce faisant, schème classique de l’apprenti sorcier, les journalistes en valorisant autant les enquêtes d’opinion, contribuent à discréditer leur propre profession, à condamner les enquêtes de terrain et le travail d’investigation qui font l’intérêt et l’honneur de ce métier.
Propos recueillis par Nicolas Etheve
* Subunda, Coups de sonde dans l’océan des sondages, de Patrick Lehingue, éditions du Croquant, 267 pages, 18,50 euros.