Des artifices à destination boursière
Pour pouvoir préparer sa cotation en Bourse, la direction du Monde devait surmonter deux obstacles :
– Contourner la loi sur la presse de 1986, qui interdit la cotation directe d’une société de presse ;
– Convaincre la société des rédacteurs du Monde que la cotation en Bourse était indispensable à la survie financière du journal, mais ne compromettait pas l’indépendance du journal.
Les artifices juridiques qui ont permis de surmonter le premier obstacle sont d’une parfaite clarté boursicoteuse. Pour se conformer à la loi, il fallait séparer la société cotée de la société d’édition. Ce qui donne la structure suivante :
– Une société éditrice baptisée Antin Participations SAS est constituée. Son capital - l’ensemble des actifs et des participations de la SA Le Monde - sera détenu à 100 % par la SA Le Monde ;
– Une société boursicoteuse baptisée Bergère Participations est constituée. Son capital sera initialement détenu par la SA Le Monde. C’est cette société qui aura pour vocation d’être cotée en Bourse.
Autrement dit, la SA Le Monde rebaptisée Le Monde Partenaires Associés (MPA) détiendra 100 % de Bergère Participations, tout en détenant 100 % de la société éditrice du Monde, Antin Participations. Il sera alors possible à la SA Le Monde (ou Le Monde Partenaires associés), distincte de la société éditrice dont elle est propriétaire de céder une partie de ses participations.
Selon les informations dont nous disposons pour le moment (Le Figaro, 22 octobre), « la direction du Monde est prête à céder entre 20 à 25 % du Monde SA. De cette cession, le groupe en attend environ 100 millions d’euros. Un chiffre qui sera forcément amené à évoluer en fonction de l’état du marché et du groupe de presse au moment de la procédure. »
Les artifices juridiques qui ont permis de surmonter le second obstacle sont d’une parfaite clarté déontologique. Pour garantir l’indépendance du Monde, la société des rédacteurs du Monde conserverait une minorité de blocage, quelle que soit sa participation à la capitalisation du titre.
La présentation du projet et des artifices a fait l’objet d’une préparation méticuleuse.
Une préparation méticuleuse
Voici ce que nous apprend Le Figaro :
« C’est à l’automne dernier, au cours d’un séminaire réunissant l’ensemble des actionnaires du groupe, que Jean-Marie Colombani a présenté son plan d’entrée en Bourse. Mais l’idée lui est vraiment venue à la suite du succès de l’entrée en Bourse du groupe espagnol Prisa, éditeur du quotidien "allié", El Pais. Restait ensuite à convaincre l’ensemble des investisseurs du titre à le suivre dans ce projet, et notamment le premier actionnaire, la société des rédacteurs. "Nous avons tout de suite posé nos conditions, et notamment le respect des équilibres capitalistiques érigés en 1995. Mais nous avons été étroitement associés à cette réflexion. Nous y voyons un moyen essentiel de participer au développement du Monde", assure Michel Noblecourt.
Pendant près d’un an, Jean-Marie Colombani et son plus fidèle conseil, Alain Minc, ont expliqué à l’ensemble des acteurs que le cash-flow du Monde, même dans les bonnes années, n’est pas suffisant pour être un acteur de développement. Le travail de persuasion a également consisté à faire prendre conscience aux actionnaires que "la Bourse est favorable à un actionnariat morcelé, ce qui fait partie intégrante de la culture du Monde", comme le rappelle un banquier proche de Jean-Marie Colombani. »
Nous savions déjà que Le Monde était un quotidien qui veillait jalousement sur l’économie de marché et sur les cours de la Bourse. Nous apprenons désormais - sans en être véritablement surpris - que la culture du Monde est favorable à l’actionnariat morcelé. Une vraie culture d’entreprise concurrentielle...
Résultat de cette culture : le mardi 9 octobre, le conseil d’administration de la société des rédacteurs se prononce à la quasi-unanimité des membres, moins une voix, en faveur de la réorganisation juridique du Monde SA.
Ni la culture invoquée par Jean-Marie Colombani, ni les artifices prévus n’ont suffi à calmer les inquiétudes, exprimées à la veille de l’assemblée générale par un communiqué intersyndical.
Des délibérations transparentes ?
Que s’est-il passé lors de l’assemblée générale ?
Selon Libération :
« Lors de l’assemblée générale de la SRM, hier après-midi à l’Institut d’agronomie, à deux pas du siège du quotidien, plusieurs intervenants ont critiqué les projets de la direction du Monde. "On a l’impression d’avoir un pistolet sur la tempe", a déclaré un journaliste. On nous dit : « La Bourse ou la vie ! »." Un autre a protesté contre l’apparence de "prédateur" que se donne Le Monde à l’égard des quotidiens régionaux, pour lesquels le quotidien ne cache pas son intérêt. En l’absence de Jean-Marie Colombani, le directeur de la rédaction du quotidien, Edwy Plenel est intervenu à plusieurs reprises pour plaider la cause de l’introduction en Bourse, qui devrait apporter 100 millions d’euros au quotidien, dont la dette s’élève à 50 millions d’euros. »
Selon nos informations Edwy Plenel aurait déclaré notamment : « Il faut en finir avec cette idée qu’un journal pur est un journal pauvre. »
Voici le résultat des votes. Selon Libération (23 octobre 2001), la réforme des statuts du quotidien a été adoptée à 54,84%. L’entrée en Bourse d’ici à deux ans à 52,94% des 405 membres de la Société des rédacteurs du Monde (SRM), réunis hier en assemblée générale, ont approuvé à une courte majorité deux résolutions étroitement liées.
Le résultat des votes montre que le projet de la direction n’a obtenu qu’une faible majorité. On peut d’ailleurs se demander s’il est légitime qu’une décision de cette importance soit prise à la majorité relative.
Un PDG satisfait
Interrogé par Correspondance de la Presse du 23 octobre 2001, au lendemain du vote de la société des rédacteurs favorable à l’entrée du Monde en bourse, Jean-Marie Colombani, « président du directoire et initiateur du projet », se réjouit en ces termes : « Il y a un an, nous n’aurions jamais cru arriver à un tel résultat dans un délai aussi rapide. » Annonçant que la modification juridique permettra au groupe de « solliciter des avances d’actionnaires », Colombani précise : « Les valeurs médias ne vont pas disparaître. Hier, elles étaient portées par le net. J’espère qu’à l’avenir, compte tenu des hausses récentes de diffusion, l’appréciation dans la valorisation tiendra compte des performances du journal. »
Où l’on entend distinctement Jean-Marie Colombani parler spontanément la langue des chefs d’entreprise ordinaires. Les biens d’information et de communication ne sont pas des services non-marchands. Aucune exception culturelle ne peut jouer en leur faveur. Ce sont des valeurs comme les autres : des « valeurs médias », dont tous les chefs d’entreprise ont intérêt à chanter les louanges. Tel est donc le rôle du PDG du Monde : pour tenter de doper la valeur boursière de son entreprise, souligner « les performances du journal », comme celle de n’importe quelle entreprise, à l’intention de ses actionnaires potentiels.
Cette « culture d’entreprise » - du Monde comme entreprise - est-elle la « culture du Monde » - du Monde comme quotidien d’information ? Si ce n’est pas vrai de tous les journalistes du Monde, cela devrait l’être ou le devenir. Il faut le répéter : « Le travail de persuasion a également consisté à faire prendre conscience aux actionnaires que "la Bourse est favorable à un actionnariat morcelé, ce qui fait partie intégrante de la culture du Monde", comme le rappelle un banquier proche de Jean-Marie Colombani. » (Le Figaro, 22 octobre 2001)
La suite : « Préparatifs pour un Monde boursicoté. (2) Les syndicats, le Comité d’entreprise ».