I. Le riche ami du Président, vedette des médias et des coulisses des médias
Bolloré c’est d’abord une des grandes fortunes de France, une vedette de la rubrique financière, une réputation de corsaire de la Finance. On le connaissait un peu mieux depuis l’épisode du rachat inabouti du quotidien Libération fin 2004 [1], depuis le raid réussi sur Havas en 2005, le lancement récent d’une chaîne TNT et la création de quotidiens gratuits [2] : son appétit pour les médias a accru sa notoriété. Cette fois, ses liens avec Sarkozy ont fait faire un bond aux occurrences le concernant sur Internet.
Bien que moins connu et voyant que les Arnaud Lagardère, Martin Bouygues, François Pinault et autres Bernard Arnault, le détenteur de la dixième fortune de France - ou de la douzième, ou de la quatorzième, selon les sources - est promu vedette du Couronnement aux côtés de Johnny Hallyday, Christian Clavier, Mireille Mathieu, Jean-Marie Bigard... Vincent Bolloré est un puissant qui a des amis dans la politique, dans les affaires, dans les médias, et qui est à la tête d’un conglomérat d’entreprises hétérogènes.
Aujourd’hui il devient une vedette des médias. Habitué des Echos et de La Tribune, il se livre au Parisien et publie des communiqués en cascade. Les luttes capitalistiques qu’il a menées pour le contrôle de Havas (sixième groupe publicitaire mondial) ou qu’il mène actuellement pour celui d’Aegis (achat d’espaces publicitaires et marketing), ont moins intéressé que les justifications destinées à rassurer l’opinion sur les rapports entre le Pouvoir et l’Argent - relations relevant encore de « tabous dans la société française » comme il a été écrit maintes fois. Les efforts de Nicolas Sarkozy sont peut-être en train de faire tomber ces tabous.
En offrant l’hospitalité à Nicolas Sarkozy, Vincent Bolloré aurait perpétué, selon lui, une « tradition d’accueil » puisque sa famille aurait, selon ses dires, accueilli Léon Blum « à son retour de captivité ». En 1945 ? Face aux contestations des descendants de Blum, il a bien fallu se justifier. Après un glissement de calendrier vers 1946, la presse reçoit communication d’une photo dédicacée par Blum le 19 septembre... 1947 - photo qui prouve que Blum a rencontré à cette date un certain Gwenaël Bolloré, oncle de Vincent, et a séjourné chez lui. Rien de plus...
Outre l’invocation de la « tradition d’accueil » des Bolloré, les communicants du Groupe, en coordination avec ceux de Sarkozy, ont tenu à déclarer que le Groupe Bolloré « n’avait aucune relation commerciale avec l’Etat français ». C’est faux, mais trop peu de journaux ont pris soin de vérifier. Le Monde.fr toutefois a publié, le 10 mai 2007, un article intitulé « Le groupe de Vincent Bolloré a bien obtenu des marchés publics ». La Tribune a déniché des contrats passés entre les Affaires Étrangères et une filiale de logistique de Bolloré [3]. Ce sont surtout les fouineurs des médias indépendants, comme Amnistia et Bakchish [4], qui ont trouvé le plus de choses.
De même, face à ceux qui, à l’instar du SNRT-CGT, SNJ-CGT de France 3 [5] ont souligné que le groupe Bolloré a des intérêts importants dans l’audiovisuel (sujet sensible en période électorale), le groupe s’est senti obligé de faire une nouvelle mise au point, précisant notamment qu’il ne détient que 40,6% de la Société Française de Production (plateaux TV utilisés notamment pour des débats récents, infrastructure de production, studios de tournage), où il ne serait qu’un « partenaire dormant ». Le Groupe Bolloré n’est donc pas sans relation commerciale avec le secteur public, quand bien même le chiffre d’affaires induit par ces relations apparaîtrait dérisoire par rapport à celui du secteur transport et logistique.
La même question, et d’autres, pourrait être posée depuis que Bolloré a acquis 46 % de l’institut de sondage d’opinion CSA [6] - ce même institut qui a réalisé le 9 mai 2007 un sondage révélant que 65 % des Français ne se disent pas « choqués » par les vacances de luxe offertes par Bolloré à Sarkozy.
II. Retour sur la genèse, la structure et la stratégie du groupe Bolloré.
La famille, solidement implantée dans le pays de Quimper, dont la toponymie a inspiré l’appellation des sociétés détenues par Vincent Bolloré (Financière de l’Odet, Compagnie des Glénans, Financière du Loch...), était de tradition fortement catholique, conservatrice, patronale-paternaliste. Les érudits locaux évoquent encore la messe quotidienne devant l’entrée de l’usine entre les deux guerres et le financement de la construction de l’école libre. Les célébrités du clan sont le fondateur, en 1822, de l’usine de Cascadec ; ensuite le papier à cigarettes OCB (Odet-Cascadec-Bolloré) ; enfin Gwenaël Bolloré, l’oncle de Vincent (1925-2001), héros de la Deuxième Guerre Mondiale, puis océanographe et muséologue amateur. C’est lui qui pose sur la fameuse photo aux côtés de Blum. Gwenaël Bolloré a partagé son temps entre l’entreprise familiale et la direction d’une maison d’édition, la Table Ronde, dont il a été PDG jusqu’en 1988. Maison d’édition considérée comme un foyer intellectuel de la droite dans les années 1950 et 1960, qui a lancé la jeune droite littéraire, puis servi de tribune aux partisans de l’Algérie française [7], rachetée par Gallimard après que Vincent Bolloré lui-même en a été le propriétaire en 1987-1989, elle est aujourd’hui dirigée par l’homme de lettres corrézien-chiraquien Denis Tillinac.
Vincent Bolloré a eu pour parrains, dit-on, les dirigeants de la Compagnie Financière Rothschild, où il a appris le métier, ceux de la Banque Lazard, et l’assureur Claude Bébéar. On l’a toujours dit bien introduit dans les sphères du pouvoir politique : il est le beau-frère, ou l’ex-beau-frère, on ne sait plus, de Gérard Longuet, ex-ministre, ex-président de conseil régional de Lorraine ; on a découvert récemment qu’il est aussi pour Sarkozy « un ami de vingt ans ».
Après avoir repris les activités familiales, Vincent Bolloré s’est étendu (rachat du concurrent Job), modernisé, diversifié : rachat d’entreprises de transports internationaux (la SCAC), de distribution de produits pétroliers (Rhin-Rhône, créée par Elf), etc. En 1991, il réalise un gros coup : le rachat de l’armateur Delmas-Vieljeux, au moyen d’une OPA au cours de laquelle il est assisté par le Crédit Lyonnais (c’est l’époque du soutien de la banque à une nouvelle génération de capitaines d’industries, Pinault, Lagardère, Tapie et autres Parretti...) et par Bébéar/AXA. Il rend à son tour un grand service au Crédit Lyonnais en reprenant tout ce que Parretti avait acquis grâce aux largesses de la banque [8] dans des filiales du Groupe Rivaud, en particulier Pathé : premier pas de danse en direction de l’audiovisuel - mais Pathé sera immédiatement cédé à Jérôme Seydoux, du groupe Chargeurs [9].
Sa proximité avec le groupe Rivaud qui, entre autres activités, aurait été la banque du RPR, se transforme en rachat pur et simple en 1996 lorsque le Comte Jean de Beaumont, PDG, et son gendre le Comte Edouard de Ribes, directeur général (aujourd’hui administrateur chez Bolloré), doivent rendre des comptes à la Justice. Bolloré hérite de vieilles compagnies coloniales encore très rentables (Compagnie des Caoutchoucs de Padang, Compagnie du Cambodge, Plantations des Terres Rouges), et d’intérêts en Afrique et en Asie qui complètent son pouvoir dans les transports, la logistique, la gestion portuaire. Un pouvoir très critiqué dans certains pays d’Afrique, et qui a été dénoncé par les observateurs de la Françafrique.
Ainsi, avant de s’attaquer véritablement aux médias, Vincent Bolloré a construit en peu de temps un empire qui s’étend aux transports maritimes, concessions portuaires, plantations tropicales, lignes ferroviaires en Afrique, fabrication de papiers à cigarettes (Zig Zag, Job, OCB) et de films plastiques, de batteries électriques, commerce de cigarettes en Afrique francophone, distribution de produits pétroliers en France, etc. Son groupe est une cascade de holdings financiers soigneusement contrôlés, et il a abandonné notamment les activités bancaires de Rivaud et (en 2004) le papier à cigarettes, mais il a pris des parts dans plusieurs sociétés industrielles importantes en Europe, tout en montant des coups sur des sociétés comme Pathé ou TF1, qui lui rapportent de fortes plus-values.
Vincent Bolloré, aujourd’hui, est saisi par les techniques de communication et d’information. Techniques et moyens de diffusion : acquisitions dans les moyens de production audiovisuelle, studios de tournage et prestations de services, cinéma, radio, télévision, presse écrite et aussi, vastes enjeux, publicité et télécommunications.
Le Groupe Bolloré c’est tout d’abord une forte implication dans l’infrastructure des médias, les moyens techniques, les nouvelles technologies :
1) Production et prestations audiovisuelles depuis la privatisation de la SFP (2001), acquisition faite avec Euromedia : Bolloré détient 40,6 % de la SFP, le reste à Euromédia - mais Bolloré dispose de 24% d’Euromedia. Le groupe Euromedia Télévision (EMT) détient les studios de Saint-Denis et d’Arpajon et il gère les anciens studios de la Victorine à Nice. La SFP détient les studios de Bry sur marne, de Saint-Ouen et de Boulogne-Billancourt (le studio du débat Royal-Sarkozy du deuxième tour), et une force de frappe très sollicitée par les tournages et les reportages - y compris ceux des chaînes de service public, qui représentent entre le quart et le tiers des commandes ;
2) VCF (Vidéo Communication de France), rachetée en 2003 : prestations techniques ;
3) Streampower : vidéo et Internet numériques, programmes interactifs ;
4) et, depuis 2006, des ambitions dans les télécoms avec l’obtention de 12 licences régionales Wimax - et acquisitions dans la technique Wifi.
Adepte d’une synergie entre logistique audiovisuelle, diffusion de programmes et publicité, le Groupe Bolloré, c’est aussi :
1) Direct8, chaîne de télévision numérique agréée par le CSA dans le lot des chaînes TNT gratuites. Munie d’un budget de 30 millions d’euros par an, elle est installée dans la Tour Bolloré, à la Défense, et émet depuis mars 2005 sous la direction de Philippe Labro. En réserve, le projet de chaîne Télé-Toujours, en vue d’une éventuelle extension de la TNT, et associé à un catalogue de droits audiovisuels ;
2) Plus de 26 % de Havas, groupe publicitaire détaché de Vivendi après la fusion avec l’ancien groupe Havas. Cette participation s’est accrue en mai 2007, passant à 30,5 % ;
3) Plus de 30 % d’Aegis, importante société d’achats d’espaces dans les médias (avec notamment Carat pour la France), également société de conseil et d’études de marché ;
4) Le quotidien gratuit du soir, Direct Soir, lancé en 2006 (en coordination avec la chaîne Direct8) ;
5) Le quotidien gratuit du matin dit « haut de gamme », Matin Plus, créé en collaboration avec Le Monde (70 % Bolloré, 30 % Le Monde) et lancé en février 2007 après bien des tergiversations - et dont le coût annoncé par Bolloré lui-même serait de 52 millions d’euros avant d’atteindre à la rentabilité ;
6) Une participation de 46 % au capital de l’institut de sondage CSA (patron : Roland Cayrol) depuis septembre 2006.
7) RNT, la Radio des Nouveaux Talents, radio AM et Internet née en 2004 ;
8) 10% de la société cinématographique Gaumont (production, distribution et exploitation) ;
9) Une salle de cinéma à Paris, le Mac Mahon, spécialisée dans le répertoire cinématographique (et bénéficiant d’une modeste subvention annuelle de 7500 euros - une misère à l’échelle du chiffre d’affaires du groupe, certes) ;
10) Quelques intérêts minimes en Italie, probablement du fait de son alliance avec la banque Mediobanca dont il détient des parts, notamment dans le groupe de presse RCS.
Bolloré a annoncé en 2004 qu’il avait décidé d’investir 10% de ses actifs dans les médias. L’évolution a été très rapide, fondée sur la conjugaison entre les médias, leur infrastructure, les études (le marketing, en fait), et le nerf de la guerre : les recettes publicitaires. L’économie de l’immatériel en marche...
Tandis que le périmètre d’intervention du groupe est en constante évolution (vente récente d’actifs dans les secteurs transport, tabacs, industrie), l’investissement dans la communication et les médias devient central bien que ne représentant guère que 1 à 2 % des revenus du groupe. Mais, comme dans le cas de Lagardère (et comme Messier il y a quelques années), la « vieille » économie (transports, fabrications, infrastructures rentables) finance les nouveaux enjeux, les nouveaux pouvoirs, les nouvelles puissances.
Daniel Sauvaget