France Culture propose quatre rendez-vous d’information dans sa tranche matinale : à 7h, 7h30, 8 h et 9 h et trois autres journaux : à la mi-journée à 12h30, puis le soir à 18h et à 22h30. Du jeudi 14 décembre 2006 à 7 heures au vendredi 15 à 8 heures, il a été régulièrement question du conflit entre Israël et la Palestine. Voici comment...
Jeudi 14 décembre 2006
À 7 h du matin, le journal est présenté par Marie-Pierre Verot [1] qui livre, en 25 secondes, une information qui n’est pas annoncée dans les titres (et qui ne le sera pas non plus dans les éditions suivantes) :
« Une roquette palestinienne a été tirée ce matin depuis la bande de Gaza sur la ville israélienne de Dserot dans le sud du pays et ce, en violation du cessez-le-feu. Elle n’a fait ni victimes, ni dégâts. Au total ce sont près de 30 roquettes palestiniennes qui ont été tirées contre le sud d’Israël depuis l’entrée en vigueur de la trêve le 26 novembre. Hier c’est un Palestinien qui a été tué dans la bande de Gaza par des tirs israéliens et ce, pour la première fois depuis l’entrée en vigueur de cette trêve. »
Dans ce passage, la construction de l’information est biaisée, puisqu’elle annonce, dès la première phrase, que les Palestiniens ont violé le cessez-le-feu, alors qu’elle nous apprend, mais dans la 4ème phrase, qu’il y a eu mort d’homme et qu’elle a été causée par des Israéliens la veille (« hier »). L’ordre chronologique, logique et causal a été inversé. S’il avait été respecté l’auditeur aurait entendu - à peu près - le texte suivant :
« Hier, des Israéliens ont tué un Palestinien dans la bande de Gaza en violation du cessez-le-feu du 26 novembre. Une roquette palestinienne a été tirée ce matin depuis la bande de Gaza sur la ville palestinienne de Dzérot dans le sud du pays mais elle n’a fait ni victimes, ni dégâts. »
La presse allègue toujours une de ses grandes règles : placer le fait le plus important d’abord (la présentation de l’information en « pyramide inversée »), ce qui aurait dû être la mort d’un Palestinien ; or, il n’en est rien ici.
À 7h30, lors du journal présenté par Marie-Pierre Verot, l’auditeur peut entendre une nouvelle version de la « même » information : « Une roquette palestinienne a été tirée ce matin depuis la bande de Gaza sur la ville israélienne de Dzérot dans le sud du pays et ce, en violation du cessez-le-feu. Elle n’a fait ni victimes, ni dégâts. Au total ce sont près de 30 roquettes palestiniennes qui ont été tirées contre le sud d’Israël depuis l’entrée en vigueur de la trêve le 26 novembre. »
La teneur du texte est identique à celle de 7 h, à cette énorme différence près que la seconde information (la mort d’un Palestinien) a disparu. Il n’est pas possible d’invoquer un simple oubli. Ne subsistent dans l’information que les Palestiniens et leurs incessants tirs de roquettes dont l’évocation clôture le message.
À 8 h, dans le journal présenté par Hervé Gardette, une nouvelle information (toujours pas annoncée dans les titres) remplace les précédentes :
« Dans la bande de Gaza la rivalité qui oppose le Fatah au Hamas dégénère à nouveau. Hier un magistrat membre du Hamas a été assassiné. Une grenade a aussi été lancée sur un groupe de militants du parti islamiste, ne faisant que des blessés. Ces attaques interviennent deux jours après le triple assassinat des enfants d’un militaire, proche du Président palestinien Mahmoud Abbas. Celui-ci a prévu de s’adresser samedi aux Palestiniens. Il pourrait saisir l’occasion pour annoncer la tenue d’élections anticipées. »
Dans ce journal, il ne reste rien des informations de 7h et de 7h30. La présentation est focalisée sur les seuls Palestiniens. Cette fois, les termes sont précis et forts : « la rivalité [...] dégénère », « un triple assassinat », « des blessés », « des attaques », « un parti islamiste ».
À 9 h, dans le journal présenté par Hervé Gardette, il n’y a plus rien sur la Palestine.
À 12h30, dans le journal de la mi-journée, Frédéric Barrère, correspondant à Jérusalem, commente la décision de la Cour suprême israélienne qui vient de juger légaux certains assassinats ciblés de Palestiniens : « (...) Les juges ont refusé d’interdire les assassinats ciblés . (...) La Cour suprême qui parle de liquidations ciblées reconnaît que certaines attaques sont parfois illégales. (...) Selon l’organisation B’Tselem de défense des droits de l’homme dans les territoires palestiniens, depuis le début de l’Intifada il y a 6 ans, 310 activistes ou combattants palestiniens ont été tués lors des opérations ciblées ainsi que 129 civils palestiniens. La poursuite des liquidations ciblées a fait débat récemment au sein de l’armée israélienne. Certains officiers se sont demandés si ces opérations étaient réellement efficaces puisque, selon eux, chaque activiste éliminé est immédiatement remplacé. Depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu à Gaza le 26 novembre dernier, l’armée israélienne a suspendu ses attaques ciblées en dépit des violations de la trêve. Une trentaine de roquettes ont été tirées à partir de Gaza, notamment sur la ville israélienne de Dserot. »
Dans ce commentaire, on observe plusieurs glissements sémantiques : la notion d’ « assassinats ciblés », utilisée une seule fois, fait place à celle de « liquidations ciblées », d’abord attribuée à la Cour suprême, puis reprise sans distance, avant de se dissoudre dans l’expression d’« opérations ciblées ». Les deux dernières phrases concluent, consciencieusement, sur le rappel des violations du cessez-le-feu par les Palestiniens, sans jamais mentionner celles dont les Israéliens sont responsables, pas plus que les assassinats qu’ils commettent (au moins un mentionné à 7 h le matin même).
À 18 h, Florence Sturm signale que le Premier ministre Palestinien « Ismaël Haniyeh rentrait du Soudan ». Frédéric Barrère enchaîne, en multipliant les approximations et déformations : « La situation semble s’arranger pour Ismaël Haniyeh. Le Premier ministre palestinien devrait pouvoir rentrer à Gaza mais sans les 35 millions de dollars en espèces qu’il transporte avec lui. (...) La fermeture du terminal de Rafah empêchant le Premier ministre du Hamas de revenir chez lui a été ressentie par les Palestiniens comme une humiliation. La décision israélienne de bloquer la frontière a provoqué la fureur des militants du Hamas venus accueillir Ismaël Haniyeh. Des combattants armés du Hamas ont investi le terminal de Rafah en ouvrant le feu provoquant un échange de tirs avec la garde présidentielle palestinienne. L’ordre de fermer le passage de Rafah entre Gaza et l’Egypte a été donné par le ministre israélien de la défense Amir Peretz pour empêcher Ismaël Haniyeh de rentrer avec de l’argent destiné, selon Israël, au financement d’activités terroristes. La plupart des ministres du Hamas qui reviennent de l’étranger transportent sur eux de l’argent liquide. Le mois dernier Mahmoud Zahar, ministre des affaires étrangères du Hamas était revenu d’un voyage à l’étranger avec douze valises contenant 20 millions de dollars. »
Des inexactitudes, imprécisions, erreurs jalonnent ces propos qui font passer les Palestiniens au premier plan et mentionnent plus discrètement les Israéliens (Le mot « Israël » est prononcé deux fois ; « israélien/ne » deux fois, soit quatre fois alors que « Palestinien » est employé cinq fois et « Hamas » six fois).
Alors qu’au début Ismaël Haniyeh est présenté comme le Premier ministre palestinien, il devient le Premier ministre du Hamas ; ainsi il est opposé au président palestinien (« la garde présidentielle palestinienne »), ce qui installe de facto le Premier ministre comme illégitime. Le travail de confusion ne s’arrête pas au seul Ismaël Haniyeh (« Premier ministre du Hamas ») puisque les ministres de l’Autorité palestinienne sont qualifiés eux aussi de « ministres du Hamas ». Quelle que soit l’appartenance politique d’un ministre, il est d’abord ministre du gouvernement en place (est-ce que l’on se laisserait aller à dire « Ehud Olmert, Premier ministre de Kadima » ?).
« La fermeture du terminal de Rafah empêchant le Premier ministre du Hamas de revenir chez lui a été ressentie par les Palestiniens comme une humiliation. » Sujet de la phrase ? « La fermeture du terminal de Rafah ». Ce procédé stylistique gomme la responsabilité d’Israël, discrètement évacuée. Elle se borne à constater, un peu comme si les choses se produisaient mécaniquement, sans décision ni intervention humaine : ce qui a pour effet de faire paraître comme subjective la réaction des Palestiniens, « ressentie comme une humiliation », d’autant plus que dans la phrase ils n’ont pas de vis-à-vis. En face des Palestiniens, il n’y a personne, seulement « la fermeture du terminal de Rafah », non explicitée, alors que, décidée par Israël, elle implique leur enfermement dans Gaza.
Vendredi 15 décembre 2006
À 7 h, Véronique Pellerin donne la parole à Frédéric Barrère : « Ismaël Haniyeh a finalement pu rentrer à Gaza mais sans l’argent et son convoi a été attaqué. (...) Israël refusait de le laisser passer avec 35 millions de dollars en liquide ramenés d’Iran. Cet incident a provoqué la colère des combattants du Hamas venus l’accueillir. Ils ont pris d’assaut le poste frontière. Une première fusillade a éclaté avec la garde présidentielle fidèle au Président Mahmoud Abbas. Dans la nuit Ismaël Haniyeh a été autorisé à rentrer à Gaza. Son convoi a à nouveau essuyé des tirs. L’un des gardes du corps du Premier ministre a été tué. Le fils d’Isamël Haniyeh, ainsi que son conseiller politique, ont été blessés. Le Hamas accuse la garde présidentielle d’avoir tenté d’assassiner le Premier ministre palestinien. Une attaque planifiée, selon un porte-parole du mouvement, une accusation que rejette la garde présidentielle. Ce nouvel incident meurtrier intervient à un moment de très grande tension entre le Hamas et le Fatah. Les règlements de compte entre les deux mouvements sont quotidiens. A Gaza le Président palestinien Mahmoud Abbas doit prononcer demain un discours sans doute pour annoncer la convocation d’élections anticipées, ce dont le Hamas ne veut pas entendre parler. »
Le rôle du gouvernement et de l’armée israéliens est désormais évacué. L’accent est mis sur les combats fratricides entre Hamas et Fatah. Le procédé journalistique imposant le dernier fait en date comme le plus important parce que nouveau fait passer la conséquence avant la cause. La veille, l’auditeur était amené à penser que l’affrontement entre partisans du Hamas et du Fatah trouvait son origine immédiate dans l’arrestation du Premier ministre palestinien par les Israéliens. Ce matin, cet affrontement est présenté comme un problème entre les deux partis, sans aucun rappel des incidents rapportés la veille. Ce qui compte désormais, c’est la tentative d’assassinat qui visait Ismaël Haniyeh et non plus son blocage au terminal de Rafah. Un événement chasse l’autre et l’enchaînement devient incompréhensible. Simple contrainte de « l’actu » ?
À 8 h, après un sujet sur l’Iran, Olivier Danrey enchaîne : « L’Iran qui vient de perdre d’une certaine manière 35 millions de dollars. Cet argent se trouvait dans les valises du Premier ministre palestinien. Du cash donné au Hamas pour venir en aide à la population des territoires ; mais le chef du gouvernement a été arrêté par les Israéliens à son retour de Téhéran via l’Egypte. Les valises pleines de billets sont restées sur le sol de l’état hébreu. Le Premier ministre, lui, a pu finalement regagner Gaza. Tout cela s’est passé dans la plus grande confusion avec une fusillade et des morts à la clé. »
À nouveau, il nous faut noter qu’à 8 h, l’information transmise est considérablement modifiée, pour ne pas dire métamorphosée, par rapport à celle de 7 h. L’accent est mis cette fois sur le propriétaire de l’argent transporté : L’Iran, qui, nous dit-on, « vient de perdre ». C’est jouer, plutôt hypocritement, sur les mots. L’Iran, en effet, n’a pas, stricto sensu, « perdu » l’argent : il lui a été confisqué ou volé. De surcroît, cette présentation atténue une fois encore le rôle d’Israël et suggère, puisqu’il s’agirait d’une « perte », que celle-ci a eu lieu sans intervention humaine : « les valises pleines de billets sont restées sur le sol de l’état hébreu » . Elles ne resteront certes pas littéralement « sur le sol ». La veille Frédéric Barrère s’était empressé de rapporter qu’il s’agissait « d’argent destiné, selon Israël, au financement d’activités terroristes ». Cette fois, il est question de sommes qui ne viendront pas « en aide à la population des territoire ». Simple différence d’information ?
Arrive la synthèse : « Tout cela s’est passé dans la plus grande confusion avec une fusillade et des morts à la clé ». Cette dernière phrase botte en touche. Par rapport au journal de 7 heures, il n’est même plus question de vaguement expliquer les faits. La rédaction se défausse carrément. Le pronom « tout », qui englobe la totalité des faits dans un même flou, dédouane les Israéliens de leurs opérations de rétorsion. « Des morts à la clé » est une nouvelle information qui refuse de se dire comme telle. En effet, à 7 h, Véronique Pellerin avait signalé que « l’un des gardes du corps du Premier ministre [avait] été tué ». À 8 h, il est question « de morts », soit plus d’un ; comme ni leur origine, ni leur nombre ne sont indiqués, l’auditeur peut supposer que ce sont des Palestiniens. « A la clé » signifie donc la mort d’un nombre imprécis de Palestiniens.
Puis plus rien. S’achève ainsi 24 heures d’information ordinaire sur le conflit israélo-palestinien. Ces 24 heures à l’écoute des journaux de France Culture donnent une assez bonne idée de la façon dont est traité le conflit entre Israël et la Palestine tout au long de l’année. Sauf exception, pas de parti pris outrancier du côté des informateurs : ce parti pris là est réservé aux commentateurs. Mais une rhétorique et une phraséologie routinières : euphémismes, amélioration, d’un côté ; hyperboles, dévalorisation de l’autre.
Quand les Israéliens sont responsables d’actes meurtriers, ceux-ci sont présentés de manière à atténuer la responsabilité des auteurs. Une explication est toujours fournie dont l’énoncé a valeur de justification. Quand les Palestiniens sont responsables d’actes meurtriers, ce sont toujours des « attentats terroristes » qui ne méritent aucune explication, comme si expliquer revenait à justifier. À la rationalité et à la maîtrise des uns sont opposées l’irrationalité et l’impulsivité des autres.
Pour terminer, il faut citer, parce qu’il est exemplaire, le titre d’archive retenu par France Culture le 10/11/2006 : Proche-Orient/Nations-Unies : vives discussions après la tragédie de Beit Hanoun, qui a vu 18 Palestiniens (majoritairement des femmes et des enfants) mourir sous les obus israéliens. Certes, il s’agit bien d’une tragédie. Mais l’expression « la tragédie ... qui a vu mourir 18 Palestiniens sous les obus israéliens » mérite que l’on s’y arrête un instant. C’est une tragédie sans auteur, comme l’est, au sens fort toute tragédie : la « tragédie » ne dépend pas de la volonté des hommes ; elle s’abat sur eux depuis l’empyrée des dieux, elle exclut donc quasiment une fois encore toute responsabilité israélienne. Les morts n’ont pas été tués par « les obus », mais « sous les obus » qui pleuvaient du ciel...
Emilie C. et Mathias Reymond