Accueil > Critiques > (...) > Travail, salaires, emploi, etc.

Repos dominical : trois télévisions pour une même copie

par Denis Perais,

Le 8 avril 2007 - un... dimanche -, les journaux télévisés du soir de TF1, France 2 et France 3 diffusent chacun un reportage [1] consacré aux derniers événements survenus dans la zone commerciale de Plan de campagne à Marseille, quelques jours après la décision du Tribunal administratif du 3 avril 2007 (prise sur requête conjointe de la CFDT et de la CGT), rendant illégale l’ouverture des magasins le dimanche. Trois reportages d‘un même format, pour naviguer dans le sens du courant.

Les conflits relatifs à l’ouverture des magasins le dimanche sont fréquents. Ils opposent généralement, d’un côté des organisations syndicales de salariés et/ou des organisations patronales représentants de petits commerçants et artisans, et de l’autre des responsables de grandes surfaces ou de grandes zones commerciales (Usines Center à Villacoublay, Plan de Campagne à Marseille), soutenus par certains salariés. Régulièrement, les tribunaux, sur saisine des premiers, prononcent des décisions précisant l’obligation du respect de la fermeture dominicale, sans que, dans de nombreux cas, ces décisions soient pour autant suivies d’application. De ces conflits et de leurs enjeux, que reste-t-il dans les trois reportages du 8 avril 2007 ?

Micro-trottoirs sur les « bienfaits » du travail le dimanche entrecoupés de commentaires « alarmistes » des journalistes : l’examen des trois reportages révèle de telles ressemblances que l’on pourrait penser que - coopération journalistique qui honore la profession - les trois chaînes se sont repassées la même « bobine » pour que le mimétisme soit parfait.

Des témoignages à sens unique

Les trois reportages usent et abusent de ces micros-trottoirs ; au total 14 intervenants (le directeur du magasin « Go Sport » apparaît deux fois aussi bien sur TF1 que France 2), dont un seul, (sur France 2 exclusivement), syndicaliste CGT, se prononce contre l’ouverture dominicale. L’alliance est donc pratiquement complète entre des clients (4), des patrons (4) et des salariés (5). Tous chantent l’union sacrée pour l’ouverture avec deux arguments déterminants : la « liberté » du travail et surtout le pouvoir d’achat. Nous ne citerons ici que les témoignages du reportage diffusé sur France 2  :

- Une cliente : « Je trouve inadmissible qu’on oblige les gens à fermer le dimanche. Y font ce qui veulent. »
- Un client : « Les gens, ceux qui travaillent la semaine [la plupart du temps, ceux qui travaillent le dimanche travaillent aussi en semaine] viennent faire les courses le dimanche pour s’oxygéner et donc si les magasins ferment le dimanche, les gens, qu’est-ce qu’ils vont faire ? »
- Céline Auzet, vendeuse en contrat de professionnalisation [chez « Go Sport » - on le voit furtivement] : « Moi, je gagne entre 800 et 900 euros, ça dépend des mois et euh mon dimanche représente 300 euros facile. »
- Elodie Salicetti, hôtesse d’accueil dans ce magasin également : « On devrait laisser ouvert le dimanche quoi, laisser travailler les gens qui veulent travailler le dimanche. À partir du moment où on postule à Plan de campagne, c’est qu’on sait qu’on va travailler le dimanche, donc, on nous force pas à travailler. »
- Une cliente de « Decathlon » non identifiée : « C’est bon pour tout le monde. Ca arrange et les travailleurs et les employés qui veulent se faire un peu plus d’argent, bien sûr. »
- Une salariée de... « Decathlon » dont le nom n’est pas donné mais qui est celle qui a fait signer la cliente précédente [on le devine en regardant les images] : « Je suis étudiante, donc du lundi au vendredi, je suis sur la fac et le samedi dimanche, j’suis ici, je travaille et ça me permet d’avoir un salaire conséquent pour pouvoir vivre. »

Face à ce matraquage, que pèse la voix du syndicaliste de la GGT commerce, Avelino Carvalho, récupéré in extremis par France 2, pour sauver un simulacre de pluralisme : « Ce n’est pas parce que aujourd’hui, il y a quelques arguties juridiques qui sont trouvées pour quelques dimanches à venir que ça change quoi que ce soit sur le fond. Y a un jugement qui confirme que la loi doit être respectée et cette loi, c’est le droit au repos dominical pour tous les salariés dans le pays. »

Une telle sélection des propos, opérée par les journalistes, suffit déjà à orienter le sens des reportages : une orientation confortée par les commentaires.

Des commentaires à sens unique

Ainsi, sur France 2, Laurent Delahousse commente la décision de justice en se faisant l’avocat des tenants de l’ouverture dominicale : « Près de Marseille, la zone commerciale de Plan de campagne était ouverte aujourd’hui dimanche et cela malgré la décision du tribunal administratif qui avait interdit l’ouverture dominicale. Les syndicats dénoncent la prise en otages des salariés. De son côté, la direction est dans la légalité grâce à une décision des maires. »[Nous ne rentrerons pas ici dans une analyse juridique de cette affirmation, qui pourrait se révéler par ailleurs inexacte. Nous signalons seulement que le présentateur du journal de France 2 fait implicitement sienne l’analyse de ceux qui veulent ouvrir les magasins le dimanche...]

Quant au reporter de France 2, il explique : « [...] Entre deux signatures [on voit des clients signer ce que l’on suppose être la pétition], les clients approuvent. Chaque semaine, le suspense reste entier  : le magasin pourra-t-il ouvrir ? Les syndicats mènent la bataille pour la fermeture , de nombreux salariés [Le reportage de France 3 précise : " « Une partie des salariés est favorable à ce travail le dimanche qui est payé double »] militent pour l’ouverture au nom de leur pouvoir d’achat. »

Petit rapporteur, le journaliste de France 2 ne fait aucun commentaire sur les efforts du directeur du magasin « Go Sport », Yvan Bier, qui explique : «  Nous sommes en train de monter des dossiers de demande de dérogation motivés, beaucoup plus motivés qu’avant avec des études codes postaux [???] par exemple pour savoir qui vient à Plan de campagne le week-end notamment le dimanche pour que justement nos dérogations soient justement blindées et béton. » Mais, zélé commentateur, il ne manque pas de caractériser l’action syndicale de manière négative : «  Mais les syndicats restent inflexibles. »

Sur France 3, un des deux reporters pose sa question d’une manière invitant à une réponse dont nous devinons le sens : « Vous êtes pour le travail le dimanche. »[et non contre...].

Dans le sens des courants dominants

Tout naturellement, les trois reportages font l’impasse sur les enjeux, non seulement pour les salariés immédiatement concernés qui ne doivent leur emploi, généralement à temps partiel, et leur maigre salaire qu’à l’ouverture du dimanche, mais d’abord pour l’ensemble des salariés du respect du repos dominical instauré en 1906. Cette impasse participe au constant travail de sape contre l’ensemble de la législation sociale mise en place au fur et à mesure de mobilisations sociales d’ampleur. La version journalistique de ce travail insistant et lancinant est dans l’air du temps, puisque plusieurs formations politiques militent, ouvertement ou insidieusement, pour la suppression de toute référence légale à la durée obligatoire du travail avec pour corollaire son augmentation. Les reportages proposés, plus précisément, volontairement ou pas font écho à la proposition de loi le 6 juillet 2006 (n° 3262), déposée par le parlementaire UMP Pierre Lellouche visant à... « modifier l’article L. 221-5 du code du travail afin de permettre l’ouverture des commerces le dimanche » [2]. Les reportages, enfin, sont parfaitement ajustés au slogan « Travailler plus pour gagner plus » de celui qui, quelques semaines plus tard, devait devenir Président de la République : un slogan qui se trouve être également celui du Medef... dont la présidente s’est félicitée ouvertement de l’élection de Nicolas Sarkozy...

Comment rendre compte de la convergence de ces trois reportages entre eux et avec le prêt-à-penser dominant ? Une nouvelle fois deux explications possibles. En effet, « deux explications qui ne s’excluent pas sont à notre disposition pour rendre compte de tous les « biais » signalés :
- Ou bien ils résultent du formatage marchand des reportages qui les réduit à quelques poignées de secondes qui, montées en quelques minutes, interdisent toute mise en perspective ;
- Ou bien ils résultent d’une intériorisation de la pensée de marché qui proclame que, hors la flexibilité, il n’est point de salut » [3].

Pourtant, dans une chronique parue dans le magazine Challenges du 14 décembre 2006, Robert Rochefort, Directeur général du Crédoc, que l’on ne peut soupçonner d’être un procureur patronal hostile par principe à l’ouverture dominicale précise : «  Mais il y aurait aussi des effets négatifs : à chiffres d’affaires comparables, les grandes chaînes occupent moins de personnel. Par ailleurs, ce déplacement de l’activité commerciale se traduirait par des achats qui n’auraient plus lieu les autres jours de la semaine dans les petits commerces. Bref, cela accélérerait la fermeture de ces boutiques. Des simulations aboutissent à la conclusion que les effets négatifs pèseraient plus lourd que les avantages économiques . Au total, on perdrait - selon la proportion de grandes surfaces décidant d’ouvrir tous les dimanches - de 15 000 à 35 000 emplois [4]. On est loin de la bonne idée espérée par certains ! »

Denis Perais


Annexe : C’est dans les vieux pots qu’on fait aussi les soupes les plus amères

Ce 8 avril 2007, c’est un plat réchauffé qui a été servi aux téléspectateurs. Journal télévisé de France 2 du 14 janvier 2007 : reportage consacré au travail du dimanche... sur la zone commerciale de Plan de campagne à Marseille. Déjà...

Titre : « Polémique autour des magasins ouverts le dimanche. Près de Marseille, les syndicats veulent rétablir le congé dominical dans un gigantesque centre commercial de la région. »

- Béatrice Schönberg : « Quand on reparle de l’ouverture des magasins le dimanche... Un sujet récurrent et qui continue de faire polémique. Près de Marseille, les syndicats veulent faire respecter le congé dominical dans ce gigantesque centre commercial, le Plan-de-Campagne. Les patrons et les salariés font cause commune. Stéphane Depinoy et Michel Comin. »
- Voix-off : « Ça un ressemble à un jour de grand départ en vacances, mais ce n’est qu’un dimanche à Plan-de-Campagne. A voir les parkings bondés on peut vite en conclure que l’ouverture dominicale est plébiscitée ... même si ce n’est pas toujours assumé. »
- Cliente : « On savait que aujourd’hui c’était ouvert donc on venait. Maintenant, dire que je suis pour ou contre le dimanche ? Je ne sais pas. »
- Cliente : « Dans la mesure où on n’oblige pas le personnel à venir travailler le dimanche. »
- Voix-off : « Dans ce grand magasin de bricolage, le ton est donnée. Ici, les 40 employés du dimanche sont tous volontaires et ne veulent pas s’en priver. »
- Julien Sergent [Vendeur bricolage et étudiant à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône)] : « Le dimanche, ça me permet d’être payé double, donc de payer mes études et la plupart des gens qui travaillent le dimanche sont étudiants. Forcément, pour les étudiants c’est une opportunité de travailler le dimanche. »
- Voix-off : « Un mois avec des dimanches représente pour lui 450 euros. »
- Virginie Murtas [Vendeuse bricolage] : « Je perds 300 euros. Exactement, 300 euros. Donc, le crédit de ma voiture. »
- Journaliste : « Si jamais vous arrêtez de travailler ... »
- Virginie Murtas [Vendeuse bricolage] : « Si j’arrête de travailler... »
- Voix-off : « Et pourtant, selon les syndicats , trop c’est trop. La dérogation dont bénéficie la gigantesque zone commerciale n’a que trop duré. Ils craignent que d’autres ne s’engouffrent dans la brèche. » Ce fut très brièvement dit, mais dit quand même....
- Jean-Marc Cavagnara [CFDT commerce] : « On sait que certaines forces politiques voudraient tout modifier de fond en comble, le droit du travail et notamment l’ouverture des commerces le dimanche et donc de faire travailler les salariés le dimanche. La CFDT y est opposée. »
- Voix-off : « Les commerçants répondent que renoncer au dimanche, c’est faire une croix sur un tiers du chiffre d’affaires mensuels et que 1000 emplois sont en jeu. »
- Florent Sabassier [Président de l’association des commerçants de Pan-de-Campagne (Bouches-Du-Rhone)] : « On est très très inquiets à partir du moment où vous avez notamment des syndicats CGT et CFDT qui peuvent aller jusqu’au jusqu’auboutisme, c’est-à-dire sacrifier 1000 salariés et du pouvoir d’achat pour 3000 autres simplement pour un dogme , c’est-à-dire parce qu’on n’a pas envie de travailler et de voir les autres travailler le dimanche. Je trouve ça totalement inconscient. »
- Voix-off : « Le compte à rebours est enclenché et en théorie l’ouverture du dimanche devrait cesser ici dans trois mois. »

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Reportages d’une durée respective de 1’47", 2’ 03" et 1’29"

[2Voir sur le site de l’Assemblée nationale, l’exposé des motifs et le texte proprement dit, dont l’un des objectifs est d’assouplir la loi en la matière et de rendre légales des ouvertures qui ne le sont pas, notamment en raison de décisions judiciaires.

[3« CPE : Les déçus du retrait, en version France 2 », paru ici même le 18 avril 2006.

[4La source de ces chiffres n’est pas donnée.

A la une

Sortie du Médiacritiques n°52 : Médias et écologie

À commander sur notre site ou à retrouver en librairie.