Que nous apprennent les chiffres que l’on peut extraire de ceux que fournit le CSA ? Pour le comprendre, quelques précisions préalables sont indispensables. Les données qui suivent concernent exclusivement des « temps de parole politique » c’est-à-dire, en l’occurrence, pendant lesquels des personnalités politiques s’expriment et ne traitent que les périodes « hors actualité électorale » [5]. En revanche, ces sont toutes les émissions qui sont prises en compte, à savoir : les « journaux télévisés », les « magazines d’information » et les « autres émissions du programme ».
I. La politique au service du marché
Les responsables de chaînes publiques et privées, l’œil rivé sur les chiffres de l’Audimat, ne cessent de l’affirmer : les téléspectateurs s’intéressent de moins en moins à la politique. Et puisque la demande baisse, l’offre doit baisser en conséquence. Dit autrement : le temps des émissions politiques n’est pas un temps de cerveaux suffisamment disponibles.
1. Sur TF1, la politique en chute libre
Le premier constat que l’on peut faire concerne l’évolution du temps de parole total accordé aux politiques. Si ce temps de parole est à peu près constant sur les chaînes du service public depuis 1989, on peut observer que, en 1997 (si ce n’est 1992), TF1 a pris la décision de tourner le dos à sa mission civique. Alors que, en 1991, cette chaîne avait accordé 94 h 02 mn aux politiques, elle leur en concédait quasiment six fois moins en 2005 (15 h 48 mn). La chute a été brutale.
- Evolution des temps de parole accordés aux responsables politiques sur TF1, France 2 et France 3 entre 1989 et 2005 (toutes émissions confondues, hors actualité électorale) [6].
2. Sur les chaînes privées, moins de politique que sur les chaînes publiques
Pour ce qui concerne la période actuelle (2001-2005), les deux principales chaînes publiques (France 2 et France 3) concourent pour plus de 70% à la parole politique, tandis que la contribution des trois chaînes privées hertziennes (TF1, Canal+ et M6) ne dépasse pas les 30%.
– Proportion du temps de parole accordé aux responsables politiques sur les chaînes publiques (F2, F3) et sur les chaînes privées (TF1, C+, M6) en 2001-2005 (toutes émissions confondues, hors actualité électorale) [7].
En 2005, la chaîne hertzienne qui a été la plus généreuse avec les politiques est France 2 puisque, sur l’ensemble des télévisions, 36,1% du temps de parole politique (interventions présidentielles mises à part) a lieu sur cette chaîne. Elle est suivie par France 3 (34,8%) et Canal+ (21,7%). La contribution de TF1 est particulièrement faible (5,7%). Quant à celle de M6, elle est négligeable (1,7%).
Ce désintérêt, voire cette aversion, des chaînes privées s’observe dans d’autres pays européens. C’est ce que fait apparaître le tableau suivant, élaboré à partir de données fournies par le politologue Kees Brants [8], qui a compilé les résultats de cinq études différentes. La proportion d’informations n’est jamais supérieure sur les chaînes privées à une exception près (les Pays-Bas en 1998).
– Proportion d’informations sur les chaînes publiques et privées dans quelques pays européens
3. Des chaînes publiques en quête de divertissement
Si les chaînes privées se désintéressent de la politique (elles craignent que cela fasse fuir le public et donc les annonceurs), les chaînes publiques ont pris le parti de ne pas y renoncer. Mais, effrayées, elles aussi, à l’idée de voir fondre leur magot publicitaire, elles ont opté pour une autre solution : assaisonner la politique à la sauce divertissement. Ainsi, en 2001-2005, sur le service public, près d’un quart du temps de parole politique était relégué dans des émissions d’infotainment (comme celles de Thierry Ardisson (Tout le monde en parle, France 2, 1998-2006), de Marc-Olivier Fogiel (On ne peut pas plaire à tout le monde, France 3, 2000-2006), de Laurent Ruquier (On a tout essayé, France 2, depuis 2000), de Michel Drucker (Vivement dimanche, France 2, depuis 1998) ou encore, plus récemment, de Stéphane Bern (L’arène de France, France 2, depuis 2006). Evidemment, les personnalités politiques qui s’expriment dans ces émissions ont assez peu le loisir de soulever les questions de fond. La plupart accepte néanmoins de se couler dans ce format...
– Répartition du temps de parole accordé aux responsables politiques entre journaux télévisés, magazines d’information et autres émissions en 2001-2005 (hors actualité électorale) [9].
Les chaînes publiques ont souvent joué un rôle précurseur dans l’introduction de l’infotainment en France. Mais les chaînes privées investissent également le genre, notamment Canal+ (Michel Denisot, Le grand journal, depuis 2004), mais aussi M6 (Marc-Olivier Fogiel, T’empêches tout le monde de dormir, depuis 2006).
Le constat est net : La politique (du moins sous la forme de la parole des responsables politiques) est minorée et délayée au nom de l’Audimat. Reste à établir à qui les médias donnent la parole.
II. La politique au service des gouvernants
Quand le marché se tait, le CSA prend le relais...
1. La surprime aux gouvernants en exercice
La « règle des trois tiers » du CSA impose aux télévisions de réserver « un tiers de temps de parole pour le gouvernement, un tiers pour la majorité parlementaire, un tiers pour l’opposition parlementaire » [10]. Une nouvelle disposition adoptée au début de l’année 2000 précise que « le temps d’intervention de l’opposition parlementaire ne peut être inférieur à la moitié du temps d’intervention cumulé du gouvernement et de la majorité parlementaire » [11] ; autrement dit, l’opposition parlementaire ne peut descendre sous la barre des 33,3%. Il n’en reste pas moins que le CSA accorde au pouvoir en place environ 66,7% du temps de parole, ce qui est déjà considérable.
Sur la période du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2005 (pendant laquelle la gauche a exercé le pouvoir pendant 490 jours et la droite pendant 1336 jours), on constate que, à quelques points de pourcentage près, la règle des trois tiers a été respectée. Des variations existent selon les chaînes. Ainsi, TF1 a tendance à favoriser un peu plus le gouvernement et la majorité (64,9% de temps de parole), alors que France 3 semble plus soucieuse d’équilibre entre le pouvoir (57,6%) et l’opposition parlementaire (42,4%).
– Vérification de l’application de la « règle des trois tiers » par les chaînes de télévision en 2001-2005 (toutes émissions confondues, hors actualité électorale)
Ces observations se confirment si l’on considère une période plus longue (1993-2005) et si l’on prend en compte, en plus, les temps de parole du président de la République et des formations politiques non représentées au parlement. Cette fois encore, il apparaît que les journalistes de TF1 sont ceux qui tendent le plus leurs micros au pouvoir (président, gouvernement et majorité) avec un score de 66%. Ce déséquilibre est moins marqué à France 2 (60,7%) et France 3 (59,5%) [12].
– Répartition du temps de parole politique (sur TF1, France 2 et France 3, période 1993-2005, toutes émissions confondues, hors actualité électorale)
On peut même observer (voir ci-dessous) que plus la majorité est large, plus les médias lui ouvrent leurs portes. Aux élections législatives de 1988, où la gauche obtient seulement 32 sièges d’avance, TF1 n’accordera à la majorité (gouvernementale et parlementaire) que 14,2 points de temps de parole en plus. En revanche, après la victoire écrasante de la droite aux législatives de 1993 (361 sièges de plus que la gauche), la chaîne accorde à la nouvelle majorité un surplus de 33,6 points de temps de parole. Cette règle (non écrite...) se vérifie également pour les élections de 1997 (68 sièges d’avance pour la gauche) et celles de 2002 (222 sièges d’avance pour la droite). La droite ayant tendance à remporter les élections plus largement, cela se traduit, pour elle, par un accès plus grand aux médias : alors que la gauche a été au pouvoir pendant 53,9% du temps entre 1989 et 2005, elle a eu droit à seulement 48,1% du temps de parole sur TF1 (49,5% sur France 2, 47,6% sur France 3) [13].
– Evolution de la répartition du temps de parole entre gouvernement/majorité et opposition parlementaire sur TF1 (entre 1989 et 2005, toutes émissions confondues, hors actualité électorale) [14]
2. La marginalisation des minorités
Quel temps de parole reste-t-il alors aux « partis non représentés au parlement » ? La règle établie par le CSA en la matière est la suivante : « les éditeurs doivent veiller à assurer un temps d’intervention équitable aux personnalités appartenant à des formations politiques non représentées au Parlement » [15]. En pratique, comme on a pu le constater plus haut, l’équité signifie que, hors actualité électorale, l’ensemble des « petits partis » doivent se partager, en moyenne, moins de 4% de l’ensemble du temps de parole politique, soit quelques fractions de pourcentage chacun.
Leurs propositions politiques sont donc rendues à peu près inexistantes à la télévision (mais aussi dans les autres médias de masse). Dans quelle mesure les suffrages dépendent-ils des temps de passage à l’antenne ? Il est très difficile de le dire avec précision. Mais on ne s’étonnera pas que les électeurs, privés d’une connaissance précise de leurs projets, ne se précipitent pas pour leur apporter leurs votes.
Cette sous-représentation (voire cette marginalisation) des « petits » partis dans les médias vient de ce que la règle principale du CSA se fonde sur la représentation au parlement. Or, comme chacun sait, le mode de scrutin des députés (majoritaire à deux tours) comme celui des sénateurs (indirect) constituent pour eux un obstacle très difficilement surmontable. Mais, quoi que l’on pense de ce mode de scrutin, contestable et contesté, il n’existe aucune raison d’en transférer les effets à la distribution des temps de parole dans l’audiovisuel. Le déni de tout pluralisme politique effectif atteint ici des sommets d’arbitraire.
L’étude des décomptes effectués par le CSA permet donc de montrer 1) que, pour des raisons commerciales, les chaînes privées sont moins « civiques » que les chaînes publiques ; 2) que, pour les mêmes raisons, ces dernières abandonnent les magazines d’information au profit d’émissions mélangeant politique et spectacle ; 3) que, conformément aux règles du CSA, près des deux tiers du temps de parole politique est donné au pouvoir en place ; et, enfin, 4) que les « petits partis » sont réduits à mendier quelques restes du temps de parole total.
Doit-on se contenter d’établir le constat, sans en tirer les conséquences ? Non, évidemment. Sont en cause, à la fois, les modes de financement de la télévision et les règles édictées par le CSA (à commencer par celle qui attribue les deux tiers du temps de parole au gouvernement et à sa majorité). Deux mesures s’imposent donc : soustraire les télévisions à l’emprise du financement par la publicité, en commençant par les chaînes publiques ; soustraire, ensuite, les règles de distribution des temps de parole à la domination des gouvernants et du mode de scrutin qui les sert, mais qui ne devrait pas concerner la liberté et le pluralisme dans l’expression des opinions.
Ian Eschstruth
Nota bene : Les calculs effectués à partir des chiffres fournis par le CSA l’ont été par Ian Eschstruth pour Acrimed. Les graphiques proposés à partir de ces calculs ont la même origine. Merci à tous ceux qui souhaiteraient utiliser ces calculs et ces graphiques de citer cette source. Six fichiers Excel ont permis d’élaborer les graphiques commentés dans l’article. Ils contiennent également les références aux fichiers statistiques du CSA. Ils sont disponibles sur simple demande, en utilisant le formulaire de contact sur cette page (Acrimed).