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A Libération, les ciseaux coupent aussi

par Mathias Reymond,

Chaque semaine, Pierre Marcelle, journaliste vétéran de Libération, livre une chronique intitulée « Smoking ». Mariant subtilement la diatribe acerbe et l’imparfait du subjonctif, la tribune constitue un espace de liberté rare dans Libération. Des chroniques souvent acides, qui ne sont pas dans la ligne. Pourtant (même) à Libération, les ciseaux coupent.

C’est sur le site de Rue89, que l’on apprend la nouvelle :
« Les lecteurs de Libération, ou au moins les fans de "Smoking", la chronique hebdomadaire de Pierre Marcelle, remarqueront ce mardi matin que cette dernière est plus courte que d’habitude. Elle a été amputée de quelque 1650 signes, un passage dans lequel le chroniqueur rouspétait contre un petit avis de décès publié par Libération vendredi, dans sa colonne "carnet" :
"L’équipe de Libération s’associe à la tristesse d’Edouard de Rothschild [actionnaire de référence de Libé, note de Rue89] et de sa famille à l’occasion du décès du baron Guy de Rothschild". »

Voici l’intégralité du texte qui a disparu :

« Sphère intime de la mort privée
Mais il n’y a pas de complot. Juste une dérive comme au cours de l’eau trop bleue. Je vais le dire gentiment, sans goût particulier de chicaille, mais tout de même... Le dogme désiré de l’alliance capital-travail s’impose partout. C’était ainsi vendredi, dans la marginale colonne Carnet de Libération (p. 15) qui faisait part du décès, "dans sa 99e année", du baron Guy de Rothschild et père d’Edouard -notre actionnaire de référence. Suivaient deux autres avis funèbres, puis, au sous-sol, comme un post-scriptum, cet autre : "L’équipe de Libération s’associe à la tristesse d’Edouard de Rothschild et de sa famille à l’occasion du décès du baron Guy de Rothschild". Sans doute l’initiative relève-t-elle d’une courtoisie d’usage et d’un aloi qu’une proximité professionnelle souligne encore. Et sans doute pouvons-nous tous concevoir, et moi de même, la douleur qu’ait pu inspirer au fils la perte de son père. Je tiens cependant, et par principe, qu’elle relève de cette "sphère intime", comme on dit chez Nicolas Sarkozy, qui vaut autant pour les disparitions que pour les divorces. Autant dire qu’elle ne me regarde pas.
Je ne sais de feu Guy de Rothschild que ce qu’en rapportait la longue nécrologie que lui consacra vendredi
Le Monde. Je n’entretiens avec Edouard de Rothschild d’autres rapports, très indirects, que ceux d’un salarié avec un actionnaire. Ils n’autorisent pas la privauté de condoléances que son destinataire même serait fondé à interpréter comme l’expression d’une hypocrisie dans un mélange des genres. Ce en quoi je lui donne acte qu’il aurait raison. »

Au nom de « l’équipe »

Il est étrange de voir le directeur d’un journal - puisqu’il s’agit ici de Laurent Joffrin, assis sur sa double autorité de directeur de publication et de PDG - s’émouvoir du décès d’une personne (fut-elle proche du principal actionnaire du journal) au nom d’une équipe toute entière sans l’avoir prévenue... En son temps, Jean-Marie Colombani avait rédigé un éditorial dans Le Monde à la mort de Jean-Luc Lagardère (père d’Arnaud, et actionnaire du Monde). L’éditorial louangeur, rendant hommage à « Jean-Luc, le fidèle », se concluait ainsi : « Le Monde a perdu un ami, et présente à son épouse Bethy, à Arnaud Lagardère et à tous leurs proches ses condoléances émues. J.-M. C. » (Le Monde, 16 mars 2003, cité dans PLPL n°14, avril 2003).

« L’équipe de Libération s’associe ... », « Le Monde (...) présente... », les phrases se ressemblent et se répondent. Elles témoignent du pouvoir qu’ont les roitelets des médias de faire la pluie et le beau temps au nom de leur journal.

Si la rédaction, « l’équipe », de Libération n’a pas été consultée pour s’associer à la tristesse des proches de Guy de Rothschild c’est peut-être parce que « l’équipe » n’aurait pas souhaité s’y associer. Pourquoi ? Peut-être parce que Guy de Rothschild, l’homme qui, lors de l’arrivée de la gauche et des nationalisations en 1981, déclara, avant de se réfugier aux Etats-Unis : « Juif sous Pétain, paria sous Mitterrand, pour moi cela suffit. Rebâtir sur les décombres deux fois dans une vie, c’est trop », peut-être parce que cet homme, donc, n’est pas à l’image de ce que prétend être Libération. A savoir « de gauche ».

Censure ?

Mais au-delà du fonctionnement autocratique de Libération, il y a la censure, autocratique évidemment. Pierre Marcelle, ultime caillou dans la chaussure de Joffrin, a souhaité écrire ce qu’il pensait [1]. Rien de bien grave ; pas de quoi voir pointer le bout du canon d’un char soviétique sur les Champs Elysées. Juste 260 mots qui expliquaient pourquoi il se désolidarisait de ces condoléances imposées, 260 mots qui auraient été noyés dans des pages « Rebonds », 260 mots coincés entre des petites annonces pour des lofts parisiens et la météo, 260 mots aussi vite lus qu’oubliés. Mais Joffrin, pas très habile, n’a pas pensé à cela. Au lieu de laisser pinailler son « équipe », au lieu de récupérer cette controverse en se targuant d’être « démocrate », Joffrin, à la manière d’un colonel africain, a préféré cisailler l’article, tronçonner les phrases, guillotiner les mots.

Censure ? Est-ce que ce mot a encore un sens à l’heure de financiarisation accélérée des médias ? A l’heure où l’information est devenue une marchandise et les journaux des entreprises capitalistes ? Est-ce Laurent Joffrin qui est un censeur ou Pierre Marcelle qui n’est pas un bon salarié ? Laurent Joffrin, PDG modèle, sanctionne l’employé réfractaire qui n’est pas officiellement ému par le décès du père de l’actionnaire principal de l’entreprise. Quoi de plus normal, finalement. Pierre Marcelle peut s’estimer heureux : il aurait pu être limogé. Patience ?

Mathias Reymond

 
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Notes

[1Les Inrockuptibles avaient déjà relaté des « incidents » démontrant que Marcelle était déjà sur la sellette. Ainsi, le 30 janvier 2007 : « Pierre Marcelle qui n’a pas souhaité profiter du guichet de départ pour quitter le journal, a été publiquement pris à partie par son nouveau directeur : ‘‘ Tu seras un Duhamel populiste, puisqu’il en faut un’’. Et s’est vu signifier que le contenu de sa chronique serait surveillé par la rédaction en chef, ‘‘ censure ou pas ’’. L’affaire a provoqué la colère des syndicats qui ont protesté contre ces ‘‘pressions’’. » Cité dans l’article d’Acrimed consacré au nouveau règne de Joffrin.

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