Le 13 juillet, un éditorial signé du nouveau directeur, Eric Fottorino, annonce, dans un style contourné, que « M. Minc et la société des rédacteurs sont convenus qu’une médiation devrait intervenir afin de régler la question de son maintien à la tête du conseil de surveillance de notre groupe. » [1] Autrement dit : Minc et la rédaction vont tenter de trouver une issue au conflit qui les oppose depuis le 28 juin 2007.
Ce jour-là, en effet, le Conseil de surveillance de la société Le Monde Partenaires se réunissait afin de se prononcer, entre autres, sur le maintien d’Alain Minc dans ses fonctions de président du Conseil. Pour être reconduit, celui-ci devait réunir onze voix (sur vingt) ; il n’en réunira que dix : les dix représentants des actionnaires externes. Parmi les actionnaires internes, on dénombre sept voix contre et trois abstentions. Au terme du vote, pourtant, Claude Perdriel (patron du Nouvel Observateur), qui présidait la réunion, déclare Minc réélu. Aux représentants des personnels qui protestent, Alain Minc rétorque qu’il leur appartient, s’il conteste le vote, de porter l’affaire devant les tribunaux. Les représentants des actionnaires internes quittent alors la séance, ce qui empêche l’élection de Pierre Jeantet comme PDG du groupe.
Chantages
Dans les jours qui suivent, Minc se livre à un double chantage. Un chantage au passage en force d’abord : il prévient ainsi qu’un administrateur judiciaire pourrait être nommé à la place de Jeantet si les personnels n’obtempèrent pas. Il n’aura finalement pas à mettre sa menace à exécution car, le 2 juillet, une nouvelle réunion du Conseil de surveillance permet à Pierre Jeantet d’être élu. Mais, dans un second temps, Minc, pour imposer son maintien dans ses fonctions de président du Conseil de surveillance, se livre à un nouveau chantage : un chantage au capital. Dans une interview au Monde daté du 3 juillet, il prévient que « les gens qui ont investi dans le capital de ce groupe ont accepté que les rédacteurs aient des droits spécifiques. Mais si vous leur enlevez, en plus, le droit de choisir leur propre représentant, bonne chance pour trouver à nouveau des actionnaires ! »
Mis en cause ce même jour par un communiqué des syndicats CGT, CFDT, SNJ, CGC du groupe Le Monde lui demandant de « s’effacer », défié par les votes des sociétés des personnels des PVC (Télérama, La Vie,…), des cadres et des employés du Monde, de la rédaction du Monde, des personnels de Courrier International, mais aussi par les lecteurs dont le courrier, à en croire la chronique de la médiatrice Véronique Maurus datée du 30 juin, était très majoritairement favorable à la rédaction [2], Alain Minc leur oppose donc le cynisme brutal d’un fondé de pouvoir des puissances d’argent.
Commentant cette morgue actionnariale, un élu du Monde aurait déclaré dès le 28 juin à la sortie du Conseil de surveillance : « Vraiment, le CAC40 nous fait chier, le CAC40 n’est pas honnête. » (Libération, le 28 juin 2007). Comme s’il découvrait subitement ce qu’il savait probablement de longue date [3]…
… De même que la proximité Minc-Sarkozy est connue depuis longtemps puisqu’elle remonte, au moins, à 1994 [4]. Il est assez étonnant de s’offusquer aujourd’hui seulement de rapports si anciens et, finalement, si peu surprenants : Alain Minc est ou a été administrateurs de plusieurs grandes entreprises françaises, il a aussi été le conseil de nombreux dirigeants du CAC 40 quand Nicolas Sarkozy était lui-même le candidat de cette oligarchie capitaliste [5]. Minc soutien de Sarkozy ? Autant reprocher à un carnivore d’apprécier la viande [6].
Expropriation
La fronde de la rédaction contre les options entrepreneuriales (et les complaisances politiques) de Jean-Marie Colombani et d’Alain Minc est donc tardive. En effet, jusqu’en septembre 2006 [7], la Société des rédacteurs du Monde (SRM) a validé l’ensemble des options de Minc et Colombani : l’entrée de Lagardère au capital de la holding Le Monde SA (le 8 mars 2005) [8], l’introduction (finalement avortée) du titre en Bourse (le 23 octobre 2001) [9] et, pour commencer, le changement de statut de 1994, de Sarl en SA.
Cette transformation a, de fait, constitué un « putsch (…) perpétré tout en douceur [10] ». Elle a rogné significativement le pouvoir des journalistes sur leur journal en permettant une emprise toujours plus grande des actionnaires externes. En particulier, « la réforme des statuts qui intervient abolit la démocratie contradictoire : désormais, c’est le Conseil de surveillance de la SA (présidé par Alain Minc) qui valide et ne peut valider qu’un seul candidat [à la gérance du journal] à la fois. Bien entendu, les rédacteurs réunis en assemblée générale peuvent récuser ce candidat et le Conseil de surveillance doit alors lui en proposer un autre. Mais la nouvelle disposition supprime les campagnes électorales contradictoires ; elle instaure un régime pré-démocratique, voisin de celui qui est en vigueur dans de nombreuses dictatures [11]. »
Ainsi était entamé, sous la conduite de Minc et de Colombani, et avec l’assentiment d’Edwy Plenel, un processus d’expropriation qui constitue une défaite pour les journalistes et les salariés du Monde mais pas seulement pour eux. Expropriation ? Le sursitaire à la présidence du Conseil de surveillance préfère parler d’un passage « de l’autogestion à la cogestion à l’allemande » (Le Monde du 4 juillet 2007). Et, sur ce point, Jean-Michel Dumay, président de la SRM, le rejoint. Il s’insurge – le même jour dans le même journal – à l’idée que l’on puisse dire que « les personnels et les rédacteurs entendent verser dans l’autogestion. Affirmer cela est absurde et un rien provocant. Nous ne souhaitons pas nous écarter du modèle consensuel qui fut le nôtre. » Qu’elle soit dictée par les circonstances ou traduise une position de fond, le résultat de cette protestation est le même : la SRM, par la voix de son président, entérine comme la moins pire des solutions un modèle économique qui tourne le dos au projet originel du Monde. Au point que, le 30 juin 2007, dans une interview à Libération, le même Dumay flatte les capitalistes qui détiennent en partie son journal pour obtenir d’eux le départ de Minc : « Il y a parmi les actionnaires dits ‘‘ externes ’’ ou ‘‘ partenaires ’’ de grands talents, de grandes compétences : Jean-Louis Beffa, Etienne Pflimlin, Pierre Richard, Pierre Lescure. pour n’en citer que quelques-uns. Ils ont toujours fait preuve, chacun, d’un grand attachement et dévouement au Monde. Je suis convaincu qu’il y a parmi eux quelqu’un qui pourra assumer la fonction de président du conseil. Ou qu’ils sauront être créatifs pour trouver avec nous une solution. » Comme si le problème était simplement lié à la personne de Minc.
Dépendances
La dépendance économique n’est pas sans effets, même s’ils ne sont pas mécaniques, sur l’indépendance journalistique. Certes, chaque journaliste pris individuellement n’est pas la proie de l’intervention des actionnaires ; et la rédaction, collectivement, n’est pas placée directement sous leurs ordres. Mais qui peut croire que l’orientation éditoriale générale du quotidien puisse rester indifférente à leurs intérêts bien compris, ainsi que le suggère la rengaine permanente sur l’indépendance du Monde ? Une rengaine une nouvelle fois fredonnée par le nouveau directeur Eric Fottorino dans son éditorial du 13 juillet : « C’est dans le respect de ses valeurs que Le Monde poursuit sa route. En toute indépendance. » En toute indépendance ?
Mais de quelle indépendance parle-t-on ? De l’indépendance capitalistique, quand l’endettement net du groupe Le Monde est de 62 millions d’euros pour 146 millions d’euros de pertes cumulées sur six exercices consécutifs (d’après Stratégies du 21 juin 2007), une dette en partie remboursable en action (69 millions d’euros d’obligations remboursables en actions émises arrivent ainsi à échéance entre 2012 et 2014 [12]) ? De l’indépendance financière, quand on sait l’importance des revenus publicitaires pour l’équilibre du journal [13] ? Et enfin, quelles sont les conséquences de cette dépendance économique sur l’indépendance éditoriale quand, comme l’expliquait Jean-Marie Colombani lui-même en 2004 : « Nous devons souscrire d’autant plus naturellement à l’économie de marché que nous jouons chaque jour notre vie [14] ».
Les actionnaires ne tiennent évidemment pas la plume des journalistes pris un à un et les interventions directes sont exceptionnelles. Il reste que des considérations mercantiles liées à la situation économique des journaux amènent les rédactions à adapter leur « offre » éditoriale à des exigences commerciales qui échappent de plus en plus à leur contrôle. Et la nomination aux postes stratégiques de personnalités ajustées aux attentes des actionnaires est, de ce point de vue, très efficace. Ainsi, quand le nouveau directeur écrit : « M. Minc ne s’est jamais permis la moindre intervention, même habilement camouflée, sur nos contenus éditoriaux. », on est tenté de lui opposer certains passages du récent livre Petits Conseils (Stock) de Laurent Mauduit selon lequel le traitement de certaines affaires économiques par le « journal de référence » aurait été en partie influencé par les liens de Minc à certaines huiles du CAC 40 [15]. Mais quand bien même : quelle nécessité y aurait-il pour Alain Minc d’intervenir quand les dirigeants du groupe et du journal ont été imposés par lui-même à une rédaction contrainte d’approuver le casting ? Rappelons que, d’après Stratégies (le 21 juin 2007), la SRM préférait Philippe Thureau-Dangin à Pierre Jeantet, candidat du président du Conseil de surveillance qui l’avait d’ailleurs recruté au poste de directeur général du groupe.
Connivences
Il est désolant d’avoir à répéter de telles évidences, mais le capitalisme financiarisé accroît la dépendance à l’égard d’ambitions stratégiques de groupes qui attendent, sinon de la presse écrite, du moins de leurs investissements multimédias, qu’ils dégagent non de simples bénéfices, mais des profits toujours croissants. Le capitalisme financiarisé, en outre, repose sur une concurrence qui n’interdit pas, au contraire, connivences et coalitions. Quand la chefferie du Monde est bousculée par ses ouailles, les obligés se mobilisent. On a vu le rôle joué par Claude Perdriel, PDG du Nouvel Observateur, administrateur du Monde et employeur de Jean-Marie Colombani à Challenges, dans la tentative de « coup d’Etat » d’Alain Minc et, précédemment, lors de l’éviction de Colombani [16].
Et les intercesseurs entre les sommets du microcosme économique et ceux du microcosme éditorial ne manquent pas. On peut ainsi évoquer le cas de Bernard-Henri Lévy dont Le Monde a publié de nombreuses tribunes (certaines en tant qu’« éditorialiste associé »), des reportages (souvent grotesques [17]) et qui est un ami très proche d’Alain Minc [18]. Au moment du départ de Jean-Marie Colombani, dans son bloc-notes du Point (le 28 juin 2007), BHL adresse à l’ancien directeur un salut poignant et en profite pour lui renvoyer, encore une fois, l’ascenseur : « Jean-Marie Colombani quitte, aujourd’hui, Le Monde. C’est le jeu, dira-t-on. Soit. Mais on n’empêchera pas l’observateur de trouver qu’il y a parfois des jeux bizarres (recueillir la majorité des suffrages exprimés et être réputé « mis en minorité ») et, peut-être, dangereux (au moment où un autre quotidien, économique celui-là, tremble pour son indépendance, était-il prudent de mettre à l’écart l’un de nos rares grands journalistes à être aussi un chef d’entreprise et à avoir fait de l’indépendance du groupe qu’il avait su bâtir autour de son journal, une obligation quasi sacrée ?). Les amis du Monde (…) souhaiteront bonne chance à la nouvelle équipe. Les amis de Colombani (…) se consoleront en retrouvant, dans le recueil de ses éditoriaux (‘‘ Au fil du Monde ’’, Plon), le parfum de ses années- Monde. [19] »
Mais, en matière de solidarité, la palme revient sans doute à Vincent Beaufils, directeur de la rédaction de Challenges. Dans son éditorial du 5 juillet, après une introduction de rosière rappelant pour la forme les liens qui unissent son magazine au Monde (Jean-Marie Colombani éditorialiste de Challenges, et Claude Perdriel, « notre directeur [qui possède] un - petit - ticket dans le capital du quotidien, ainsi qu’un fauteuil à son conseil de surveillance. C’est dire si je suis mal placé pour en parler. Ou trop bien. Dans la banque, on appellerait cela un conflit d’intérêts. Moi, je parlerai plutôt d’intérêt pour un conflit »), Beaufils sermonne les salariés du quotidien vespéral : « En termes économiques, Le Monde n’est pas seulement un objet unique par la structure de son capital, contrôlé in fine par sa rédaction : avec l’application normale des règles du jeu capitaliste, il n’aurait pas pu survivre aux 157 millions d’euros de pertes cumulées enregistrées six exercices durant. Si le navire n’a pas sombré, c’est évidemment grâce aux efforts d’une rédaction qui a maintenu la puissance éditoriale et la marque du journal ; mais aussi grâce aux multiples opérations financières de son président du conseil de surveillance, Alain Minc, apporteur de près de 200 millions d’euros de fonds, dans des structures des plus alambiquées, avec toujours comme contrainte le respect du contrôle capitalistique de la rédaction. Et voici que, au lieu de boucler la boucle, les actionnaires majoritaires donnent leur congé à celui qui les a maintenus hors d’eau, après s’être séparés de Jean-Marie Colombani, sans doute tombé pour les avoir trop protégés. Alors que les journalistes des Echos, autre fleuron - rentable, lui - de la presse quotidienne, craignent d’être rachetés par un actionnaire capitaliste - un vrai, lui -, le geste de nos confrères ressemble surtout à un manque de lucidité. »
La présentation de Beaufils, elle, manque non seulement de dignité mais surtout d’exactitude. Les « multiples opérations financières » de Minc et de Colombani ont fait exploser l’endettement du groupe et l’ont rendu irréversiblement dépendant des capitaux externes et des bénéfices des filiales… rachetées grâce aux prêts généreusement consentis. Et le capital n’est plus, depuis longtemps, « contrôlé in fine par la rédaction » puisque les journalistes et les salariés n’en sont plus les « actionnaires majoritaires » [20].
Brutalités
Le capitalisme médiatique, c’est aussi la soumission à la brutalité du marché qui se moque des chartes déontologiques et des pieux engagements. En 1997, Jean-Marie Colombani confessait sa découverte de cette réalité du monde des affaires : « Il est rare qu’un journaliste plonge dans le milieu des affaires. Il y a donc eu pour moi une part de découverte. J’avoue donc une certaine candeur en vous disant que l’idée que je me faisais du capitalisme n’était pas celle de la jungle, mais d’un monde codifié où une parole est une parole [21]. » Reste que Le Monde sous Minc, Colombani et Plenel est devenu un prédateur dans cette « jungle » et que le candide a fait preuve par la suite de la violence requise dans ce « milieu tempéré » [22].
Prédation, expropriation des salariés, système de connivences : le départ probable d’Alain Minc marquerait la fin d’une époque pour Le Monde. Mais la nouvelle équipe ne semble pas s’inscrire dans une stratégie de rupture par rapport aux évolutions observées depuis 1994. Et, plus généralement, c’est la question de la marchandisation et de la financiarisation du secteur de la presse qui est une nouvelle fois posée à travers le cas du « journal de référence ».
Rapports de force
Au sujet des conflits en cours aux Echos et à La Tribune, Nicolas Sarkozy affirmait récemment sur le ton de l’évidence qu’il affectionne : « Les journaux se font avec des actionnaires [23]. » Le Président de la République ignorait ainsi l’ensemble de la presse sans but lucratif et, en particulier, la presse associative. Il tendait également à naturaliser ce qui relève d’un processus historique régressif, comme le font systématiquement les défenseurs d’un secteur des médias financiarisé (et partant concentré). Cette naturalisation est politique. Elle sert les intérêts des oligarques (Arnault, Bolloré, Bouygues, Dassault, Lagardère, Pinault...) si proches personnellement et, surtout, politiquement de Nicolas Sarkozy. On peut et on doit leur opposer des propositions pour transformer cet ordre médiatique qu’ils souhaitent toujours plus dépendant. L’exemple du Monde montre la pertinence et la nécessité du projet consistant à inventer un statut de société de presse à but non lucratif [24]. Mais le cas récent du « journal de référence », le cynisme et la brutalité des hiérarques et des actionnaires nous instruisent aussi sur la nature du problème. Il ne s’agit pas simplement d’« ouvrir un débat » sur le devenir de la presse. On est en présence d’un rapport de force qui ne s’inversera que par les mobilisations des salariés des médias [25] mais aussi de tous ceux qui pensent que si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi. Et, pour commencer, un autre Monde… ?
Grégory Rzepski.