Un « événement médiatique »...
« Je voudrais revenir sur un événement médiatique qu’on n’a pas assez bien mesuré la semaine dernière. Tout ce qui hait la démocratie nourrit également une haine basique des médias et des moyens d’information libre. On l’a vu encore avec la récente communication de Ben Laden, toujours intéressante – c’est toujours intéressant Ben Laden – dans laquelle il rend un hommage appuyé à Noam Chomsky. »
Philippe Val a patiemment étudié les 25 minutes – très « intéressantes », en effet… - que dure la récente vidéo de Ben Laden. Soucieux de partager les résultats de son analyse avec les auditeurs de France Inter, il a retenu ces quelques secondes (dont la diffusion ici même est le signe manifeste de notre complicité avec Al-Qaïda).
Voici la traduction (revue à partir de l’arabe). S’adressant aux étatsuniens, Ben Laden déclare, à propos de la « guerre injuste sur la terre de Mésopotamie » : « Cette guerre était complètement inutile, comme le montrent bien vos propres rapports et, parmi les plus capables pour vous parler de ce sujet et de la fabrication de l’opinion publique de votre côté, Noam Chomsky. Il a donné des conseils raisonnables avant la guerre. Mais le dirigeant du Texas n’aime pas recevoir de conseils. »
Dans l’instrumentalisation évidente du nom de Noam Chomsky à des fins de propagande Philippe Val préfère ne voir qu’un hommage appuyé et un « événement médiatique » qui résume le contenu de la vidéo !
I. Amalgames, mensonges et calomnies
1. Qu’un prétendu philosophe de l’envergure de Philippe Val étale son mépris pour ce qui le dépasse ne surprendra pas. Qu’il tire argument de la mention de Noam Chomsky par Ben Laden pour tenter de discréditer le premier est le trait de génie d’un fabricant en gros d’amalgames et de bouillies. Daniel Mermet est le premier bénéficiaire : « Les auditeurs d’Inter connaissent bien ce grand intellectuel américain puisque notre confrère Daniel Mermet a diffusé cinq heures d’entretien avec lui en mai dernier. Ben Laden est donc venu porter main-forte au promoteur des idées de ce sympathique intellectuel… »
Mermet soutient Chomsky que soutient Ben Laden…
2. Deuxième ingrédient de la tambouille : notre cuistot du camp de scouts des éditorialistes-chansonniers évoque une nouvelle fois une lettre de Chomsky sur la liberté d’expression, publiée (sans son accord préalable) en préface d’un livre de Faurisson, mais sans en mentionner le sens et la teneur [1] : « … ce sympathique intellectuel qui s’était déjà fait connaître des publics spécialisés grâce à une préface pour les écrits négationnistes de Faurisson. » Cela suffit pour faire passer le sous-entendu pour une information : Chomsky serait négationniste.
3. Pis : « Chomsky fait partie de ces génies qui croient que le commun des mortels est assez stupide pour penser qu’il ne peut pas exister de Juif antisémite. » Sans-le-dire-tout-en-le-disant, selon la rhétorique de l’insinuation fort prisée des pamphlétaires réactionnaires, le très démocrate Philippe Val suggère, à peine implicitement, que Chomsky est antisémite.
4. La cohérence étant le dernier souci de notre godelureau, il est inutile de chercher le moindre sens à la mise en opposition des deux parties de la phrase qui suit : « Alors même qu’il ne croit pas une seconde qu’il puisse y avoir des médias libres dans nos démocraties qu’il déteste, Chomsky n’hésite pas à déclarer sur France Inter qu’il est hostile à l’existence de l’Etat d’Israël, lequel Etat n’étant selon lui qu’une base américaine au Proche-Orient. »
Passons ici sur ce que dit exactement Chomsky sur les médias et les journalistes et sa prétendue détestation de « nos » démocraties [2].
Plus grave, parce qu’elle fait suite à l’amalgame avec Ben Laden et aux imputations, à peine masquées, de négationnisme et d’antisémitisme, l’affirmation selon laquelle Chomsky « est hostile à l’existence de l’Etat d’Israël, lequel Etat n’étant selon lui qu’une base américaine au Proche-Orient. » Il suffit d’écouter ses déclarations au micro de Daniel Mermet pour comprendre que c’est une calomnie frauduleuse [3].
Format mp3 - Durée : 6’ 45" - Téléchargeable ici
Résumons, au risque de simplifier une position, certes discutable, mais nuancée : Noam Chomsky se réclame d’un courant déterminé du sionisme et se déclare partisan d’un Etat binational, dont il affirme qu’il fut envisageable et qu’il reste un horizon. Mais trop de précision nuit à la santé intellectuelle des adeptes de la pensée « complexe » dont Philippe Val est une figure de proue. Il suffit à ce dernier de laisser entendre que Chomsky partage la même hostilité à l’existence de l’Etat d’Israël que Ben Laden.
5. Suit alors une nouvelle calomnie, destinée à établir que Chomsky est un négationniste en tout [4] : « Plus tard, Chomsky a encore précisé sa pensée politique en niant le génocide khmer. »
Ce mensonge éhonté, cent fois démenti, invite à s’interroger sur l’usage scientifique que l’on pourrait faire du mot « crapulerie ». Philippe Val avait déjà mis ce mensonge au service d’un rapprochement entre Chomsky et Hitler ; cette fois, il atteste de l’évidente proximité entre Chomsky et Ben Laden [5].
Chomsky a combattu pour que la fureur criminelle du régime de Pol Pot fasse l’objet d’informations précises et, surtout, s’est efforcé d’analyser comment et pourquoi, la dénonciation de ces crimes contre l’humanité a permis de masquer ceux qui ont été perpétrés au Timor Oriental. Un point, c’est tout [6].
Le faussaire est d’autant plus hargneux qu’il n’est que le dernier de la cohorte qui sévit depuis de longues années contre les positions de Chomsky, qui méritent d’être discutées, certes, mais pour ce qu’elles sont.
II. Un procès en complicité
Reprenons notre souffle… Il est impensable qu’un journaliste aussi accompli que Philippe Val ignore tout des sujets qu’il aborde dans ses nombreux pied-à-terre médiatiques. Il bosse ses éditos et ses chroniques comme un étudiant de science po préparerait le concours d’entrée de l’ENA ; il accumule les données, recoupe les informations. Ses propos sont pesés, ses phrases réfléchies et ses injonctions calculées. Quand il dit n’importe quoi, ce ne peut être par ignorance ou par erreur. Il dit le faux en connaissant le vrai : il ment, tout simplement, et, sur certaines questions, systématiquement.
Les moyens qu’il emploie sont parfaitement ajustés à la fin qu’il poursuit : rejeter dans l’enfer totalitaire tous ceux qui ne partagent ni sa conception maigrichonne de la démocratie ni sa critique superficielle du totalitarisme.
1. Pour instruire son procès en complicité, voire en communauté de pensée, Philippe Val revient alors à son point de départ... pour impliquer Le Monde Diplomatique dans le « complot » dont il est le théoricien : « C’est donc un penseur très original, dont on peut de temps en temps – de temps à autres – lire les tribunes dans Le Monde diplomatique et qui vient d’avoir la caution suprême du plus indiscutable des ennemis de l’Amérique : Oussama Ben Laden lui-même. »
Le Monde Diplomatique et Ben Laden, même combat ?
… Plutôt une indéniable complicité : « Il faut dire que Ben Laden développe une théorie qui ne doit pas déplaire à Chomsky et à ses admirateurs. Dans sa dernière vidéo, Ben Laden prétend que nos médias ne sont que des instruments des empires colonialistes et qu’ils sont moins crédibles que les médias des pays dictatoriaux. » Qu’importe si Chomsky ne dit rien de tel (et s’il ne nous viendrait pas une seconde à l’esprit de soutenir une telle ineptie) : Philippe Val sévit sur France Inter pour que rien ne sépare la polémique et la calomnie.
2. « Et il [Ben Laden] poursuit par un hommage appuyé, donc, à Chomsky dont j’aimerais savoir ce que ça lui fait de compter désormais Ben Laden au nombre de ses admirateurs. Certes, il arrive qu’on n’ait pas les admirateurs qu’on mérite, il arrive aussi qu’on ne mérite pas ses admirateurs, mais dans le cas de Chomsky et de Ben Laden, je dirais plutôt qu’ils se sont enfin trouvés. »
Quand un dirigeant du MNR de Bruno Mégret cite, pour les approuver, les propos de Philippe Val, faut-il dire que « dans le cas » de Bruno Mégret et Philippe Val, ils se sont « enfin trouvés » [7] ? Puisque Ben Laden, dans la vidéo, s’en prend à George Bush pour ne pas avoir signé le protocole de Kyoto, on pourrait imaginer que le Président étatsunien, inspiré par Philippe Val, déclare que la caution de Ben Laden est bien la preuve que les signataires du Protocole ne sont qu’une coalition de totalitaires qui se sont « enfin trouvés ». Mais les vrais conseillers de George Bush sont manifestement moins subtils que Philippe Val… et ses conseillers.
Le déluge non de distorsions polémiques, mais d’insinuations calomnieuses et de mensonges avérés semble donc devoir s’achever sur cette équation : Chomsky=Ben Laden. Défenseurs de Chomsky= admirateurs de Ben Laden…
3. … Mais ce n’est pas fini. D’ailleurs, Philippe Val n’en finit jamais… Chomsky est également coupable de complicité a posteriori avec Al-Qaïda : « En octobre 2001, dans une interview à propos du 11-Septembre, Chomsky expliquait la nouveauté de cette action terroriste. Pour la première fois, disait-il, alors que l’Amérique a commis tant de crimes hors de ses frontières – comme d’ailleurs l’Europe qui ne vaut pas plus cher que l’Amérique – la violence était dirigée contre elle et sur son territoire. Pas un mot pour déplorer, mais tout un long raisonnement pour justifier. Et comme remède, pour calmer la juste indignation des terroristes d’Al-Qaïda, à la fin de l’interview, Chomsky prônait un soulèvement populaire des citoyens des démocraties américaine et européennes contre leurs régimes qui, apparemment, sont ce qu’on peut trouver de pire sur terre. »
Nouvelle calomnie. Chomsky n’a jamais mâché ses mots pour dire la répulsion que lui inspire le massacre de masse du 11 septembre, comme tous ceux – beaucoup plus meurtriers - auxquels il a osé le comparer. Et le grand philosophe Philippe Val, qui aime se présenter comme un disciple de Spinoza – « Ni rire, ni pleurer, mais comprendre », c’est de lui -, ressasse désormais, à l’instar de quelques-uns de ses confrères, ce poncif réactionnaire : tenter d’expliquer, c’est justifier. Pour condamner, mieux vaut ne pas comprendre : du Spinoza pur jus !
4. Installé dans le camp du bien, bouffon de la cour qui l’honore, fabulateur qui se croit fabuliste, Philippe Val orne son propos d’une « moralité ». Elle nous apprend que le monde se divise en deux : Chomsky-Ben Laden et « la critique totalitaire des médias » [8], d’un côté ; Philippe Val et ses amis de l’autre :
« Je pense qu’il y a deux sortes de critiques du journalisme et des médias : celle qui les hait et veut leur mort, et celle qui les aime et veut qu’ils s’améliorent. Ces deux critiques n’ont rien en commun. L’une est totalitaire – et c’est celle de Ben Laden et des intellectuels auxquels il rend hommage – et l’autre est celle des démocrates exigeants : on aimerait parfois que la différence apparaisse plus clairement. »
Si Noam Chomsky n’est nullement au-dessus de toute critique, Philippe Val, lui, est (nettement) en dessous. Est-il « totalitaire » de le dire ? Est-ce haïr le journalisme de désespérer que Philippe Val s’améliore ?
Il y a deux sortes de journalistes : ceux dont la verve se nourrit d’un minimum de respect pour la vérité et ceux dont la bêtise haineuse et « valienne » a envahi le cerveau. Les premiers sont de salubrité publique, les seconds sont des imitateurs de Philippe Val. On aimerait parfois que la différence apparaisse clairement sur France Inter.
Epilogue
- Nicolas Demorand : « Merci Philippe Val, j’imagine qu’on en reparlera sur le répondeur téléphonique de l’émission de Daniel Mermet ! » Pas question, bien sûr, d’en reparler au micro de Demorand qui a opportunément oublié qu’il avait invité la semaine précédente Emmanuel Todd, lui aussi cité par Ben Laden, sans lui demander – il faut lui en savoir gré… –, si Ben Laden et lui s’étaient « enfin trouvés ».
Mais quand il s’agit de Chomsky et de quelques autres…
Henri Maler
– Transcription Marie-Anne Boutoleau – Ingénieur du son et voleur d’images : Ricar. Merci aux traducteurs anonymes.
Annexes
– A écouter : Philippe Val sur France Inter.
Format mp3 - Durée : 3’ 03" - Téléchargeable ici
– A lire : Philippe Val sur France Inter.
Philippe Val : Je voudrais revenir sur un événement médiatique qu’on n’a pas assez bien mesuré la semaine dernière. Tout ce qui hait la démocratie nourrit également une haine basique des médias et des moyens d’information libre. On l’a vu encore avec la récente communication de Ben Laden, toujours intéressante – c’est toujours intéressant Ben Laden – dans laquelle il rend un hommage appuyé à Noam Chomsky.
Les auditeurs d’Inter connaissent bien ce grand intellectuel américain puisque notre confrère Daniel Mermet a diffusé cinq heures d’entretien avec lui en mai dernier. Ben Laden est donc venu porter main-forte au promoteur des idées de ce sympathique intellectuel qui s’était déjà fait connaître des publics spécialisés grâce à une préface pour les écrits négationnistes de Faurisson. Chomsky fait partie de ces génies qui croient que le commun des mortels est assez stupide pour penser qu’il ne peut pas exister de Juif antisémite.
Alors même qu’il ne croit pas une seconde qu’il puisse y avoir des médias libres dans nos démocraties qu’il déteste, Chomsky n’hésite pas à déclarer sur France Inter qu’il est hostile à l’existence de l’Etat d’Israël, lequel Etat n’étant selon lui qu’une base américaine au Proche-Orient.
Plus tard, Chomsky a encore précisé sa pensée politique en niant le génocide khmer.
C’est donc un penseur très original, dont on peut de temps en temps – de temps à autres – lire les tribunes dans Le Monde diplomatique et qui vient d’avoir la caution suprême du plus indiscutable des ennemis de l’Amérique : Oussama Ben Laden lui-même.
Il faut dire que Ben Laden développe une théorie qui ne doit pas déplaire à Chomsky et à ses admirateurs. Dans sa dernière vidéo, Ben Laden prétend que nos médias ne sont que des instruments des empires colonialistes et qu’ils sont moins crédibles que les médias des pays dictatoriaux.
Et il poursuit par un hommage appuyé, donc, à Chomsky dont j’aimerais savoir ce que ça lui fait de compter désormais Ben Laden au nombre de ses admirateurs. Certes, il arrive qu’on n’ait pas les admirateurs qu’on mérite, il arrive aussi qu’on ne mérite pas ses admirateurs, mais dans le cas de Chomsky et de Ben Laden, je dirais plutôt qu’ils se sont enfin trouvés.
En octobre 2001, dans une interview à propos du 11-Septembre, Chomsky expliquait la nouveauté de cette action terroriste. Pour la première fois, disait-il, alors que l’Amérique a commis tant de crimes hors de ses frontières – comme d’ailleurs l’Europe qui ne vaut pas plus cher que l’Amérique – la violence était dirigée contre elle et sur son territoire. Pas un mot pour déplorer, mais tout un long raisonnement pour justifier. Et comme remède, pour calmer la juste indignation des terroristes d’Al-Qaïda, à la fin de l’interview, Chomsky prônait un soulèvement populaire des citoyens des démocraties américaine et européennes contre leurs régimes qui, apparemment, sont ce qu’on peut trouver de pire sur terre.
Je pense qu’il y a deux sortes de critiques du journalisme et des médias : celle qui les hait et veut leur mort, et celle qui les aime et veut qu’ils s’améliorent. Ces deux critiques n’ont rien en commun. L’une est totalitaire – et c’est celle de Ben Laden et des intellectuels auxquels il rend hommage – et l’autre est celle des démocrates exigeants : on aimerait parfois que la différence apparaisse plus clairement.
Nicolas Demorand : Merci Philippe Val, j’imagine qu’on en reparlera sur le répondeur téléphonique de l’émission de Daniel Mermet !
C’était la chronique matinale et hebdomadaire de Philippe Val, le 14 septembre 2007 sur France Inter.