Les défenseurs d’une réforme « équitable »
Le 10 septembre 2007, la présentatrice du journal télévisé de 13h sur France 2, Elise Lucet, pose la question suivante - sous forme d’affirmation - à son invité [1] : « Alors, on comprend par exemple que pour un conducteur de train à vapeur, il y a quelques décennies, la pénibilité du travail était effective, mais aujourd’hui, un conducteur de TGV, on ne peut pas dire que ce soit terriblement pénible ». Elise Lucet, dont le salaire mensuel avoisine les 18 000 euros car elle exerce un métier « terriblement pénible », a décidé de se métamorphoser, à l’instar de ses confrères, en avocate de la réforme. Deux jours plus tard (12 septembre), même heure, même endroit, elle va justifier son point de vue : « Dans son discours hier, le président de la République s’est interrogé sur l’injustice qui pouvait exister entre des métiers à forte pénibilité. Nous avons choisi de vous présenter deux exemples. Celui d’un ancien conducteur de train de la SNCF face à un retraité du bâtiment. » Illustrant les propos de Nicolas Sarkozy, elle oppose (« face à ») deux métiers pénibles dans une comparaison efficace qu’elle renouvellera le 18 septembre : « Voyons concrètement les inégalités que le système a créées sur le terrain, avec plusieurs chauffeurs, de la RATP et d’entreprises privées ». Les reportages, qui se concluent implicitement par la nécessité d’une harmonisation des retraites, sont typiques de l’adhésion des médias dominants aux réformes. Réformes forcément « nécessaires » et « urgentes » car « modernes » et « libérales » qui ne constitueraient en rien des régressions sociales.
La réforme sarkoziste des régimes spéciaux allant vers un allongement de la durée des années de cotisation est épaulée par la presse d’opinion. Ainsi, l’avant-gardiste Nicolas Beytout écrit dans Le Figaro (20 septembre 2007) que « depuis le début du quinquennat, la réforme mise en oeuvre a été en deçà des promesses de campagne et en retrait par rapport aux nécessités. (...) Pourtant, en matière sociale aussi, cette rupture est nécessaire. » François-Xavier Pietri dans La Tribune (20 septembre) pense que la France est à un tournant historique : « Si ce programme passe, c’est une modernisation profonde du système social français qui sera menée à son terme. Le pays en a besoin. Reste à savoir si les Français sont prêts. » Dans son éditorial hebdomadaire sobrement intitulé « Egalité et injustice » (Le Point, 13 septembre), Franz-Olivier Giesbert ne s’embarrasse pas de subtilités et ne se contente pas non plus de prescrire et d’accompagner les réformes gouvernementales… il les devance : « Il n’y a qu’en France (…) que pouvait prospérer une incongruité comme celle des régimes spéciaux de retraite. Une incongruité et une injustice. Le gouvernement a promis de la réparer. Il est plus que temps. » Prenant le sujet très (trop ?) à cœur, le directeur du Point cantonne le débat à une seule question : « Au nom de quel principe, en effet, certaines catégories des services publics ne participeraient-elles pas à l’effort général en restant cramponnées à leur retraite à 50 ans alors que, pour l’ensemble de la population, l’âge de celle-ci est passé de 60 à 62 ans et parfois plus ? » La réponse, irréfutable, va de soi : « L’argument de la pénibilité ne tient pas debout quand il s’agit des agents roulants de la SNCF ou de la RATP, alors qu’on le refuse, par exemple, aux métiers de l’agriculture, du bâtiment, de l’hôtellerie ou de la restauration. »
La presse régionale n’est pas en reste. L’éditorialiste Jacques Camus dans La République du Centre (20 septembre) analyse un peuple malade : « Il existe une schizophrénie bien française qui pousse à vouloir les réformes et à les repousser en même temps. A Nicolas Sarkozy, en se montrant équitable, d’inspirer cette confiance qui lui vaudra l’adhésion durable de l’opinion. » De son côté, le réformiste Michel Lepinay, éditorialiste à Paris Normandie (10 septembre), ne tergiverse pas : « L’affaire semble mieux engagée que d’habitude. D’abord parce que Sarkozy a tellement promis cette réforme qu’il peut difficilement reculer. Mais aussi, parce qu’il a besoin d’une réforme emblématique au moment où la crise économique menace sa capacité de réformer. Enfin, parce que cette mesure d’alignement des retraites, qui ressort de la plus élémentaires équité, est un préalable à une nouvelle et indispensable remise en question des droits à la retraite de l’ensemble des salariés. »
On l’aura compris, le problème, pour ces commentateurs éclairés, est un problème d’égalité, ou plutôt « d’équité ». Pour le Journal du Dimanche (16 septembre) par exemple, cette réforme est « un indéniable défi à l’équité ». Jean-Marc Sylvestre sur France Inter (19 septembre) y voit surtout un problème économique : « La réforme des retraites répond à un souci d’équité certes, à un souci politique certes, mais elle répond surtout à une nécessité de financement. » Mais il oublie de citer les travaux suggérant de taxer les stocks-options pour financer tel ou tel secteur de l’économie en déficit… Même chose pour Jean-Louis Gombeaud dans Nice Matin (20 septembre) pour qui « le système actuel n’est plus finançable. Quel que soit le bout par lequel on prenne le problème, on ne trouve que des déficits. A partir de là, la seule possibilité qui s’offre au conducteur est l’accélération des réformes. »
Or, il existe d’autres approches de ce problème des régimes spéciaux que la plupart des médias semblent ignorer. Par exemple celle de l’économiste Liêm Hoang-Ngoc qui, dans une tribune publiée dans Le Monde (18 septembre 2007), rappelle : « le taux de remplacement [des régimes spéciaux] est moins avantageux que dans le régime général. (…) Le taux de remplacement de la pension d’un non-cadre est pourtant de 61 % du salaire chez les cheminots, inférieur au taux de 71 % du régime général. (…) A la SNCF (…) les pensions des cheminots sont calculées à hauteur de 88 % de leur rémunération alors que le salaire intégral est la base de calcul dans le secteur privé. (…) [Chez les cheminots], le taux de cotisation salariale non cadre est même plus important que dans le régime général ; il est de 7,85 %, contre 6,55 % pour le régime général. Le taux de cotisations patronales, de 26,4 %, est plus important que celui du régime général, de 8,2 %. » Pourquoi ces données ne sont pas mentionnées (pas connues ?) par les éditorialistes ? Pourquoi les médias, en dehors de rares tribunes qui n’engagent que leurs auteurs, ne donnent-ils pas ces compléments d’informations qui permettraient d’avoir un débat plus… équitable ?
Les arbitres du dialogue
On retrouve toujours la même argumentation chez nos éditorialistes : « si la réforme est indispensable et qu’il n’existe pas d’autre réforme que la réforme, seule importe la "méthode". » [2] Et le débat tournera autour de la « méthode », des « négociations », du « dialogue social »... Des mots qui ne sont en somme que des concepts dépourvus de sens puisque la réforme est censée faire consensus … dans les médias du moins.
La tonalité est donnée par Le Monde, qui dans son éditorial du 20 septembre 2007, souligne que « le président de la République (…) a esquissé un véritable remodelage du système français de relations sociales. » Le quotidien vespéral encense la « modernité sociale de Nicolas Sarkozy », et loue l’« ouverture [qui] se retrouve sur la question sensible des régimes spéciaux de retraite ». Et si « la stratégie de M. Sarkozy est cohérente, (…) elle pèche par la précipitation de son rythme. (…) C’est la limite de la méthode . » Et Le Monde de conclure : « In fine, la feuille de route des partenaires sociaux revient à mettre en musique les promesses du candidat. Mais pour qu’il n’y ait pas de "faux accord", encore faut-il qu’il y ait de vraies négociations . » La réforme, oui, mais avec la « méthode » pour la faire avaler.
Cest la méthode – et non la réforme là encore – qui pose problème à Laurent Joffrin. Dans un éditorial de Libération (11 septembre) qui manifeste bien à sa manière la métamorphose idéologique du quotidien [3] il écrit : « Personne ou presque ne conteste la nécessité de revoir ces régimes de retraite. Très déficitaires, souvent hérités d’un autre temps, ils sont, comme on le sait, financés, non par le patronat rapace, mais… par les autres salariés dont les conditions de départ sont bien moins favorables. » Et il précise : « s’il y a concession, il peut aussi y avoir compensation, aménagement, transition. C’est tout l’objet des discussions . »
Si certains médias sont sceptiques quant à la méthode, la plupart campent sur des positions proches de l’adhésion de principe. L’hebdomadaire économique Challenges (13 septembre) se veut positif et pédagogue : « Si (…) cette réforme [sur les régimes spéciaux] passait sans coup férir, ce serait le signal que la pédagogie finit toujours par triompher. A ceci près que nous ne pouvons pas attendre douze ans pour la suite du programme. » De son côté, Ouest France (12 septembre) s’extasie devant tant de concertation : « Depuis l’intronisation du nouveau Président, les syndicats cherchaient désespérément une faille pour attaquer ce gouvernement qui leur sert, sans lésiner, une concertation qui n’a jamais été aussi riche et diversifiée. » Pierre Taribo dans L’Est républicain (12 septembre) se veut réaliste : « La psychologie sera déterminante au moment de réformer en profondeur. C’est-à-dire lorsqu’il faudra expliquer aux partenaires sociaux et à l’opinion que les réalités ont quelques exigences. » Et dans Le Point, Claude Imbert, dont l’éditorial du 20 septembre est un modèle du genre [4], se convertit en conseiller du prince : « La négociation, un par un, de régimes spéciaux tous différents va donner un peu de répit et de réflexion à leur réforme. Encore faut-il que l’Etat n’aborde pas ce bras de fer avec un bras de laine. Se trop ériger en négociateur n’est pas toujours, disait l’autre, la meilleure façon de négocier... »
Mais cette véritable symphonie néo-libérale n’est pas seulement interprétée par la presse écrite. David Pujadas, lors du JT de 20 heures sur France 2 du 10 septembre, s’était déjà illustré par ce commentaire : « Voilà une réforme qui, on l’a vu, provoque des protestations syndicales, mais davantage sur la méthode que sur le fond ». Tout était dit.
Mathias Reymond
(avec les observations minutieuses de Jamel, Denis et Marcel)