L’analyse des nombreux articles parus à l’occasion de la rentrée scolaire constitue un bon moyen de cerner, dans la monotonie des jugements cent fois proférés et des « débats » sans cesse réactivés, une des formes privilégiées du discours médiatique, consistant non à rendre compte mais à régler des comptes, cela par le biais d’une indignation morale savamment distillée. Or, ce à quoi il s’agit de régler son compte ici, à travers la promotion d’une idéologie tout imprégnée de pessimisme élitaire, c’est à l’idée même de démocratisation scolaire. On ne cherchera pas ici à réfuter l’interprétation de faits qui seraient par ailleurs bien fondés (il y aurait beaucoup à dire sur ce point), mais à décrire les principes de production et de diffusion de l’idéologie dominante en matière scolaire.
La haine de la démocratie
Lorsque, dans sa chronique quotidienne sur France-Culture et son édito du Figaro-Magazine (01/09/2007), Alain-Gérard Slama annonce, des trémolos dans la voix et après beaucoup d’autres, que « 100 000 quasi-analphabètes entrent en 6ème » [2], quand d’autres acteurs du champ médiatique répètent ad nauseam que « 150 000 enfants sortent de l’Ecole sans qualification », ou encore quand un hebdomadaire réputé de gauche titre sur le « scandale de l’illettrisme », le lamento se mêle et le dispute au pathos pour produire un effet d’intimidation intellectuelle dont on pressent sans peine la productivité politique.
Ce qui frappe dans l’usage machinal et répété de ces « données », au-delà du fait que leur production n’est jamais interrogée en tant que telle, c’est le caractère de prétexte qu’elles revêtent : prétexte à indignation bien sûr (registre dans lequel excellent les cabotins des ondes et des hebdos), mais surtout prétexte à cette « haine de la démocratie » dont parle le philosophe Jacques Rancière [3].
En effet, si l’on glose tant sur des chiffres qui, dans leur extrême généralité, ne disent pas grand-chose du système d’enseignement et n’impliquent en eux-mêmes aucune interprétation (quelle qu’elle soit), c’est qu’ils autorisent l’imposition d’une problématique aussi vieille que la pensée conservatrice, à savoir non seulement que « tout va à vau-l’eau », mais surtout que cette décadence dérive tout entière d’une sorte d’hybris démocratique. Car, comme on va le voir, ce qui répugne à nos glorieux penseurs c’est moins le fait que la politique scolaire n’ait pas tenue toutes ses promesses de démocratisation [4] mais qu’elle se soit donnée une telle fin, proprement insensée pour qui assimile la culture à une grâce dont toute la valeur tient à sa rareté.
Donner un sens aux chiffres susmentionnés, les interpréter adéquatement, imposerait d’entrer dans les rouages du système d’enseignement, tâche longue et peu gratifiante pour qui prétend aux récompenses quasi-instantanées de l’ordre médiatique ; comme on va le voir, l’important pour ces « honnêtes hommes » (titre que se décerne au passage et en sous-main l’inénarrable Alain-Gérard Slama [5]) n’est pas de décrire et d’analyser tel ou tel phénomène, d’en découvrir les causes et/ou d’en démêler les effets, mais de s’indigner vertueusement des « tares » et des « absurdités » du système, pour mieux réclamer – implicitement ou explicitement – les « réformes qui s’imposent ».
Glorieux précurseurs et illustres héritiers
En janvier 1989, les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet commençaient un petit livre jouissif (Le niveau monte) par ces mots : « Avec l’ombre des marronniers dans la cour, l’odeur de la craie, l’agitation anxieuse de la rentrée, la baisse du niveau fait partie des éléments qui composent le paysage intemporel de l’école : on a beau la découvrir chaque année avec le même effroi comme un scandale inouï, on la déplore aujourd’hui dans les mêmes termes qu’hier ». Et les vilains spécialistes de citer quelques glorieux hérauts de cette « vieille idée de vieux » : « Le baccalauréat est devenu dérisoire. Notre élite ne sait pas raisonner, elle ne sait pas exposer » (René Soudée, 1936), « L’enseignement secondaire se primarise… Les élèves n’ont ni l’orthographe, ni vocabulaire exact et varié, ni connaissances grammaticales, ni analyse logique, ni méthode d’exposition écrite ou orale » (Paul Laumonnier, 1929), « J’estime que les trois quarts des bacheliers ne savent pas l’orthographe » (Victor Bérard, 1899), « L’orthographe des étudiants en lettres est devenue si défectueuse que la Sorbonne s’est vue réduite à demander la création d’une nouvelle maîtrise de conférences, dont le titulaire aurait pour principale occupation de corriger des devoirs de français des étudiants de la faculté de lettres » (Albert Duruy, 1886), « Les copies fourmillaient encore de fautes de langage et d’orthographe ; il semblerait que, dans nos lycées et collèges, on n’apprenne plus la langue française » (Girardin, 1864), « D’où vient qu’une partie des élèves qui ont achevé leurs études, bien loin d’être habiles dans leur langue maternelle, ne peuvent même pas en écrire correctement l’orthographe » (Lacombe, 1835).
Ces glorieux précurseurs ont d’illustres descendants. Parmi eux, les très-sérieux et très-prolifiques Claude Allègre [6] et Alain Finkielkraut [7]. Leurs incursions institutionnalisées dans le microcosme médiatique, paré pour l’un du titre de philosophe, drapé pour l’autre dans une avantageuse tunique d’ancien ministre de l’Education, en font pour les chefferies éditoriales autant de références « incontournables ». Pour la critique des médias aussi.
Le premier écrit dans un énième ouvrage (Dix questions plus une à Claude Allègre sur l’école) : « Le niveau moyen des élèves baisse incontestablement, et la différence de niveau entre les meilleurs et les moins bons augmente. La raison essentielle me paraît être la disparition des contrôles qui, jadis, permettaient le passage d’un niveau à un autre. On ne permet pas de prendre la route à ceux qui ne parviennent pas à obtenir leur permis, on ne laisse pas plonger dans la piscine ceux qui ne savent pas nager… Selon les statistiques, 20% des élèves qui entrent en sixième ne savent pas lire. Je suis plus pessimiste encore. J’estime [on imagine notre bon Claude dodelinant de la tête et se mouillant le doigt] que 30% des élèves qui entrent en collège ne lisent pas vraiment couramment. […] Qu’un élève soit zoulou [sic] ou qu’il soit né dans le XVIe arrondissement à Paris, que ses parents travaillent ou qu’ils soient au chômage, s’il ne sait pas lire, il ne sait pas lire ! Et rien ne sert de le faire passer en sixième dans ces conditions. On a supprimé tout contrôle à l’entrée en sixième. Cette suppression a été la conséquence de la pression des syndicats qui l’ont demandée au nom d’ une sorte d’égalitarisme tout à fait ridicule » [8].
Le second, dans une interview généreusement accordée au Journal du Dimanche, s’indigne avec ce sens de la mesure qui est le sien : « L’école est en proie à une dynamique égalitaire et pseudo-démocratique qui efface les distinctions fondamentales entre l’enfant et l’adulte, le maître et l’élève, la culture et l’inculture, les belles choses et le n’importe quoi. Plus néfastes les unes que les autres, les réformes ont abouti à un résultat épouvantable. La grammaire a disparu, l’apprentissage du calcul s’étire sur cinq ou six années au lieu du seul CP... On se glorifie des statistiques du bac, mais celui-ci ne sanctionne pas l’accès de 80% d’une classe d’âge à la culture générale, il entérine la "déculturation" générale de notre enseignement secondaire. […] Tous les professeurs d’université sont effarés et même bouleversés par le niveau, ou l’absence de niveau, des élèves qu’ils reçoivent. Le démocratisme a fait de la sélection un interdit, ce qui ne l’a pas fait disparaître. Elle se produit un ou deux ans après le bac, avec une cruauté terrifiante. Mais si vous exposez la catastrophe et proposez des remèdes, vous vous heurtez à une résistance multiforme : les syndicats d’enseignants disent que la culture évolue sans cesse et qu’au lieu de s’arc-bouter à la langue classique, il faut se rapprocher du monde des enfants. […] Les fédérations de parents d’élèves ne veulent pas entendre parler de culture, mais d’anglais commercial et d’informatique. Quant aux journalistes de la gauche autoproclamée, ils insultent et diffament ceux qui osent réclamer, pour le bien des enfants, une école de l’exigence. Quand vous prononcez le mot dictée, ils entendent dictature. Vous voulez enseigner la grammaire ? Ils vous accusent d’avoir la nostalgie du temps des coups de règle sur les doigts. ».
Outre une rhétorique hautement réactionnaire mêlant surenchère pessimiste et détestation du présent, on notera la rigueur des propos tenus par le grand scientifique et l’immense philosophe, ainsi que la richesse du matériau empirique sur lequel ils s’appuient ; sur l’absence de sélection à l’école, on ne chipotera pas bien entendu sur ces 22,5% d’enfants qui redoublent en primaire et arrivent en 6ème avec un retard, ni même sur les 31% d’élèves qui eux redoublent au collège, ou pousser le mauvais esprit jusqu’à confronter le « ridicule égalitarisme » et le « démocratisme » au mesquin petit fait qu’un enfant d’ouvrier a environ 1 chance sur 3 de redoubler à l’école primaire et au collège quand cette probabilité est, pour un enfant des classes supérieures, de 1 sur 20 et de 1 sur 6 [9].
Grâce à tels éclaireurs, nous pouvons entrer de plain-pied dans les ateliers médiatiques voués à la fabrication du consensus , où circulent circulairement, en guise d’ « enquêtes » et de « débats », bribes d’information et collections de prêt-à-penser.
Où l’on apprend, grâce au Point, l’existence d’un « désastre national », véritable « tabou » que le Nouvel Observateur se propose de briser
En juin 2007, l’hebdomadaire Le Point publie une « enquête » menée par l’économiste sarkozien Jacques Marseille, dont l’évidente problématique se trouve délicatement résumée sous ce titre : « Education : enquête sur un désastre national ». Ce qui pouvait être considéré alors comme un cliché conservateur devient nécessairement, lorsqu’il essaime dans l’ensemble des médias, une sorte de figure médiatique imposée, avec son cortège de censures invisibles et de problèmes impensés [10]. Ainsi, en septembre 2007, le grand hebdomadaire « de gauche » Le Nouvel Observateur, dans un accès de rage propre aux convertis, publie un numéro judicieusement intitulé « Le scandale de l’illettrisme ».
On y trouve des jugements longuement réfléchis (« C’est une pandémie qui frappe l’école primaire. Celle de l’illettrisme , qui touche à des degrés divers 40% des enfants arrivant en 6ème »), des constats soigneusement étayés (« Sidérant : 300 000 nouveaux collégiens ne savent pas lire, écrire, calculer »), et des interprétations finement ciselées (« ils souffrent d’un QI trop faible ou d’une dyslexie sévère , ou ils ont subi les conséquences d’un divorce ou de violences qui ont bousculé leur apprentissage »). Mais le véritable scandale n’est sans doute pas là ; le scandale c’est évidemment de ne pas avoir invité à un tel festin Claude Allègre et Alain Finkielkraut.
Puisqu’il nous est précisé que « Le Nouvel Observateur a enquêté », passons en revue les différents articles : « Jules Ferry, réveille-toi », « Fautes en vrac… à la fac ! », « Stages d’orthographe dans les entreprises », « Les raisons du désastre », « Dyslexie, vraiment ? », « Quand les profs ferment les yeux », « Cours de rock’n’roll en CE1 », et – clou du spectacle – un débat sobrement intitulé : « Revenir à l’école d’autrefois ». En fait d’enquêtes, nous voilà face à une débauche de lieux communs qui prêterait à sourire si la cause défendue n’était la pointe acérée d’une révolution conservatrice en marche.
D’abord, notez que « c’est encore un sujet tabou » (motif sarkozien récurrent). Remarquez ensuite que, si « longtemps, cette dénonciation a été le fait d’un petit noyau de vieux réactionnaires pleurant un âge d’or perdu », et qu’alors « on les chambrait », hé bien « on ne peut plus », parce que « le mal touche trop d’enfants ». Entendons-nous bien : « c’est le socle même de la République » qui est sapé « dans l’omerta », et ces « faillites en cascade » en viennent à toucher « le reste de la troupe » [ceux qui ne sont pas illettrés], qui « fait son chemin à la va comme je te pousse, écrivant dans une langue émaillée de fautes, ponctuée à la diable, bourrée d’abréviations venues du langage SMS ». D’où ce « cri du cœur unanime » : « chargés de cours ou profs, jeunes trentenaires ou proches de la retraite, affectés dans des facs parisiennes ou provinciales, partisans des méthodes anciennes ou modernes, il font tous le même constat », « c’est la Bérézina orthographique ». Mais, bien heureusement, le grand hebdomadaire « de gauche » est là pour nous éclairer sur « les raisons du désastre » : « des méthodes bizarres », « moins de grammaire », « une langue littéraire », « une orthographe ardue », « une formation à revoir », et « l’écran contre le livre ».
Outre la grande finesse du style employé, il est significatif que les « inégalités sociales », pourtant mentionnées dans le chapô du premier article comme une des causes possibles des difficultés linguistiques de certains (côtoyant la « civilisation de l’image » et les « méthodes pédagogiques ») aient brusquement disparu dans l’article, et cela pour faire bonne place au « QI trop faible » et aux troubles familiaux (divorce et violences). Doit-on s’étonner par ailleurs qu’évoquant la Suède et les Pays-Bas (« qui ont réduit le taux d’échec de leurs écoliers à 5% »), il ne soit fait aucune mention de la principale étude sur le sujet, celle-là même qui a attribué la paternité de cette réussite à l’effort de réduction des inégalités économiques mené dans ces pays [11] ?
Où l’on comprend, grâce à Marianne , que le débat fait consensus mais que le consensus ne fait pas débat
Puisque les médias dans leur ensemble y étaient allés de leur ritournelle obsédante sur le « désastre scolaire » et les « réformes nécessaires », il fallait bien que Marianne ne soit pas en reste. L’hebdomadaire, dont on sait qu’il proclame à qui veut l’entendre son anti-sarkozysme, propose ainsi dans son édition du 22 septembre 2007 un « débat », qui n’a évidemment de débat que le nom puisqu’on y voit les deux intervenants – l’illustre philosophe Alain Finkielkraut (AF) et l’ancien ministre de l’Education du gouvernement Balladur (1993-95) François Bayrou (FB) – communier dans un même « constat » et une même indignation ; aussi devrait-on parler, plutôt que de « débat », de conversation mondaine au coin du feu.
Si l’on s’épargne le recensement fastidieux des rodomontades du dit Finkielkraut, qui commence son prêche par un très délicat « l’école agonise », on peut ramener ce débat à quelques thématiques dont le lecteur appréciera le caractère hautement subversif :
– L’école n’est plus ce qu’elle était. - Succombant à l’illusion du jamais-vu, nos deux histrions proclament que l’on n’apprend plus à lire dans l’école française. FB : « nous avons changé de monde et, dans ce monde, nous ne savons plus apprendre à lire aux plus faibles ». AF : « Le premier devoir de tout pays civilisé est d’enseigner à lire à tous les enfants sans exception. Pourquoi n’y parvient-on plus ? ». Les difficultés linguistiques d’une partie de la population seraient donc un événement nouveau, un exemple parmi d’autres de cette barbarie qui rôde aux portes de nos villes et s’approche insensiblement. (Bien entendu c’est là un fait qu’aucun historien sérieux de l’éducation, et plus précisément de l’alphabétisation des français, ne saurait confirmer).
– L’école aux prises avec la « civilisation de l’image ». - Invités à expliquer l’origine de cette « crise de civilisation » dont « l’école fait les frais » (AF), voilà nos admirables censeurs qui réactivent le discours éculé sur l’influence universellement néfaste des mass-media, ou comme on dit des « nouvelles technologies ». AF : « Les jeunes, avec les nouvelles technologies , ont la planète à portée de main. Ils sont toujours déjà blasés . Ils n’éprouvent plus spontanément le besoin d’être dépaysés ». FB : « Pourquoi n’y parvient-on plus ? […] Il y a beaucoup de raisons, mais la principale est sans doute que l’image est devenue le vecteur universel ».
– Les « valeurs » de la société contre les « valeurs » de l’école. - Puisque c’est contre cette hydre à mille têtes, la « civilisation de l’image », qu’il faut lutter, le moraliste proposera de tancer le monstre en menant un « combat dans l’ordre des valeurs » (FB) et de la « culture » (AF). AF : « Cette résistance passe précisément par la familiarité avec les grands textes . On ne pense pas de soi-même, par soi-même : voilà ce que l’école doit être capable de dire ». FB : « Mais le verbe ’’avoir’’ et le verbe ’’paraître’’ l’ont emporté sur le verbe ’’être’’. Alors, l’école là-dedans ? […] Si les valeurs de la société sont le contraire des valeurs de l’école, et si les valeurs de l’école ne sont pas défendues dans un combat quotidien, nous perdrons la bataille ».
– Comme c’était bien les cours magistraux d’antan ! - En lien avec la première thématique, nos deux acrobates du débat contradictoire font valoir leur amour du cours magistral d’antan et de la pédagogie traditionnelle – cette pédagogie « par défaut » dont parlaient Bourdieu et Passeron. FB : « On tend toujours à présenter l’enseignement supérieur comme un enseignement secondaire prolongé, et donc à rêver de classes à petit nombre d’étudiants. […] Le cours magistral avec un grand nombre d’étudiants permet de mettre au contact de grands esprits ». AF : « Je me souviens, en tant qu’élève, de magnifiques cours magistraux . Voilà le déploiement de l’autorité . Pas l’autorité de commandement, mais l’autorité de compétence ».
– Ce que doit faire le politique. - Le débat ayant été rigoureusement circonscrit par de nombreux faits bien construits et de soigneuses déductions, c’est l’heure des recommandations au Prince. « Les bonnes paroles, tout nouveau gouvernement les dispense, plus ou moins abondamment. […] Parler clair et dire la vérité , c’est le premier devoir des gouvernants, principalement dans le monde de l’éducation », affirme François Bayrou qui, tout juste nommé ministre de l’Education (1993), avait appliqué cette sévère maxime en lançant d’un ton grave cette subtile invective : « collège unique, collège inique ». Quant à Alain Finkielkraut, nous le voyons alors prendre la pose de la modestie et, dans un même mouvement, se couvrir d’éloges : « L’intellectuel doit faire, face au politique, preuve de modestie. J’ai toujours été impressionné par l’exercice que s’imposait Raymond Aron à chaque fois qu’il avait à commenter une décision. Il se demandait : ’’Qu’aurais-je fait à la place de l’homme politique ?’’. Beaucoup d’intellectuels [mais pas Alain] ont le tort de ne pas se poser cette question. Me la posant, je crois devoir choisir, à propos de l’éducation, l’intransigeance et le courage. Celui d’aller contre l’évidence et contre l’opinion ». Diable, rien moins !
Mais ce ballet fiévreusement consensuel perdrait beaucoup de son cachet si l’on ne donnait à entendre les fines analyses sociologiques des sieurs Bayrou (en remplacement de Claude Allègre) et Finkielkraut (irremplaçable…) : « Je pense qu’ il y a trois écoles , une école qui marche très bien pour un tiers des élèves, ceux qui ont par chance, ou grâce à leur famille, le bagage nécessaire pour aimer apprendre. Il y a une école qui marche moyennement pour un autre tiers des élèves et une dernière qui échoue complètement pour un tiers des élèves ». Et bien sûr tout cela est inédit, « car l’école a été pendant un siècle le lieu de l’égalité des chances et de l’ascenseur social » (FB) !
Foin d’analyse historique de la ségrégation scolaire, foin d’analyse sociologique de la reproduction des inégalités devant l’Ecole, « il n’y a plus en effet d’héritiers . La bourgeoisie cultivée laisse place au vide vertigineux de la jet-set et des people » (AF). Ou comment, en proclamant la déchéance des privilégiés et la fin des privilèges, apparaître comme l’idiot utile d’une bourgeoisie toujours aussi présente dans les filières les plus sélectives du système d’enseignement, toujours aussi privilégiée [12].
Achevons sur cette originale proposition de François Bayrou, grand opposant s’il en est de Nicolas Sarkozy : « Ne doivent arriver au collège, puis au lycée, que des élèves convenablement formés . C’est pour cette raison que j’avais proposé pendant la campagne présidentielle d’établir un contrôle de la lecture et de l’écriture avant l’entrée en sixième ». Outre que ce type de contrôle existe déjà, à travers les tests d’évaluations en français et en mathématiques passés chaque année depuis 1989 par les élèves de 6ème, on aimerait bien savoir ce qui distingue ces propos de ceux d’un autre penseur original de l’éducation, le sus-nommé Nicolas Sarkozy, qui affirmait dans sa « lettre aux éducateurs » que « nul ne (doive) entrer en 6e s’il n’a pas fait la preuve qu’il était capable de suivre l’enseignement du collège », et que « nul ne (doive) entrer en seconde s’il n’a pas fait la preuve qu"il était capable de suivre l’enseignement du lycée ».
Emue par tant d’audace, la journaliste de Marianne (Natacha Polony) osa demander à l’ami François : « Est-il possible de tenir ce discours quand on est en responsabilité ? Tout le monde n’accepte pas le constat que vous dressez » [13]. Tout le monde bien évidemment, sauf le Nouvel-Observateur, le Point, Marianne, Claude Allègre, François Bayrou et Nicolas Sarkozy !
Cette accumulation de citations, issues d’articles différents parus dans de multiples organes de presse, vise non à stigmatiser telle information, erronée, tel argument d’autorité ou telle sottise, mais à montrer à l’œuvre la logique de médias consensuels, voués aux impositions de problématique et à la « circulation circulaire de l’information ». Le champ médiatique fonctionnant le plus souvent en vase clos et produisant une multitude de censures invisibles, on voit ainsi les mêmes thématiques, exposés dans les mêmes termes et souvent par les mêmes individus, constituer un ordre du jour politique contre lequel il est difficile de faire émerger d’autres problèmes et d’autres manières de les poser.
Ugo Palheta