Pour fêter ses 10 années d’existence, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) de Belgique organisait le 21 septembre dernier un colloque sur « Les nouvelles frontières de la radiodiffusion ». Un terme un peu dépassé pour un concept qui intègre bien plus que la radio ou la télévision, et pose des questions sur les nouveaux et futurs modes de diffusion de contenus audiovisuels, via le numérique, l’internet ou encore la téléphonie. Le colloque du CSA voulait questionner « les innovations technologiques, l’évolution du marché, les nouvelles habitudes de consommation et le repositionnement des acteurs » qui ont « profondément bouleversé le paysage audiovisuel » ces 10 dernières années. Un questionnement d’autant plus actuel que la Communauté française est appelée à transposer en droit interne, d’ici fin 2009, une nouvelle directive européenne sur les services de médias audiovisuels [1]. Il était donc assez intéressant que l’organe de régulation de la Communauté française profite de l’occasion pour mettre ces questions en débat. Alors, « régulation », « co-régulation » ou « auto-régulation » ? A en croire le cynisme ambiant et les perspectives européennes, les marchands de « temps de cerveau humain disponible » [2] ont de beaux jours devant eux…
En pénétrant dans l’ambiance feutrée de l’ancienne Bibliothèque Solvay, devenue un lieu de réceptions et de séminaires huppés apprécié des lobbyies (notamment pour sa proximité immédiate avec le Parlement européen) et des compagnies multinationales, on est tout de suite frappé par l’homogénéité du public. Le colloque, accessible sur invitation et qui affiche complet depuis plusieurs jours, a attiré un public composé essentiellement de professionnels, représentants de médias privés, juristes, cabinets de consultance, auxquels se mélangent quelques observateurs extérieurs. Il est remarquable de constater que les travailleurs du service public sont absents. Et qu’à l’exception de quelques (ex) cabinettards, aucun politique ne s’est déplacé : ni la Ministre de l’Audiovisuel, ni un seul parlementaire. Il en va de même pour le monde socio-culturel, les associations d’usagers, dont on peut douter qu’ils aient été invités.
Ce n’est pas la tonalité dominante des discours tenus tout au long du colloque, ni la composition des trois panels proposés, qui permettront de démentir cette impression de confinement. Nous sommes à l’intérieur d’un monde fermé, dans un dispositif plus propice au corporatisme qu’à un réel débat public. Ici, on ne parle pas de citoyens, ni même de spectateurs, on dit : « consommateurs ». « Le marché » est au coeur des débats, la notion d’espace public n’est jamais évoquée.
L’intervention de la commissaire européenne Viviane Reding, s’affichant comme garante du libre marché, du libre marché et encore du libre marché, ne dénote pas dans ce contexte. Vantant les mérites de sa nouvelle directive — dont l’adoption définitive est prévue en novembre et qui assouplit sensiblement le cadre réglementaire notamment en termes de publicité — Mme Reding plaide pour que les Etats membres la transposent en droit national avec une « light hand » ("main légère"). « Je demande aux Etats membres de ne pas surcharger la barque réglementaire », tient-elle à préciser.
Quelle place pour les médias "du troisième type" ?
Le CSA m’avait demandé de prendre part à un débat intitulé : « Quelle réglementation pour les services linéaires et non linéaires ? » Le sous-titre, étayé par une note de préparation de 20 pages, spécifiait les questions qui seraient abordées : « autorisation, transparence et pluralisme, diversité culturelle… ». J’étais invité à la fois en tant que membre de Radio Panik [3] , l’une des radios d’expression que compte encore la Communauté française, et pour mon expérience au sein du Cinéma Nova [4], où nous nous intéressons depuis des années à l’essor de télévisions « citoyennes », « communautaires », « locales » (mais pas sur le modèle qu’on connaît en Belgique), « de quartiers », aux quatre coins du monde. Un phénomène qui s’avère quasi inexistant en Belgique, essentiellement pour des raisons législatives et non technologiques.
J’avais donc l’intention d’extrapoler l’exemple des radios associatives (et, dans une moindre mesure, celui des ateliers de production qui existent dans le champ de la création sonore et du cinéma) aux domaines de la télévision, de l’internet et du numérique. L’exercice est intéressant pour défendre l’idée d’un "tiers secteur audiovisuel" [5], associatif et non marchand, qui soit soumis à des critères et à des dispositifs distincts de ceux prévus pour les médias publics et commerciaux. Un raisonnement d’une grande simplicité, puisqu’il se résume à étendre à l’audiovisuel le principe, si cher aux yeux de la Communauté française, de la démocratie culturelle. Mais une logique qui n’est pas dans l’air du temps, car elle invite à réfléchir sous l’angle de l’espace public et affirme la prépondérance du politique — absent du colloque — sur le marché et sur les questions technologiques.
Permettre l’émergence et soutenir l’existence de médias dits « du troisième type », non régis par le marché ni dépendants du politique, serait un acte cohérent avec les politiques culturelles de la Communauté française : démocratie culturelle, démocratie participative, démocratisation de la culture, éducation permanente... Face aux phénomènes de concentration de l’industrie des médias, du divertissement et de la communication, et alors que le service public s’est converti à la concurrence de marché et ne compte même plus remplir ses missions premières, il s’agit de préserver et de créer des espaces de liberté, d’expérimentation, de créativité ; des médias qui réinvestissent l’aspect local, échappent au formatage du langage et des formats audiovisuels, refusent la publicité, permettent une appropriation « citoyenne » et une éducation critique des médias, privilégient l’expression de catégories de la population qui en sont habituellement privées…
Ce ne sont pas de nouvelles technologies qui rendront possibles l’avènement de tels médias, c’est la volonté politique [6] : adaptations décrétales et mise en place de dispositifs de soutiens, par exemple en faisant contribuer techniquement ou financièrement les éditeurs, diffuseurs et opérateurs commerciaux. Notons d’ailleurs que certaines évolutions technologiques, si elles ne sont pas encadrées judicieusement, vont désavantager et menacer les médias associatifs existants — à cause des coûts d’équipement ou de la nécessité de passer par l’intermédiaire d’opérateurs privés pour la diffusion. A moins, bien sûr, que la réglementation ne prenne en compte cette dimension… Or les réglementations européennes ignorent la possibilité que de tels éditeurs de service soient habilités à produire et à diffuser des contenus, nécessitant donc un traitement législatif adapté. Est-ce par incompatibilité avec la vision européenne de la libre concurrence ? Si c’est réellement le cas, on dira adieu à terme à une série de spécificités des politiques culturelle ou audiovisuelle de la Communauté française : les ateliers de production et de création, les aides à la production, le subventionnement des cinémas d’art et essai ou encore celui, tant promis et toujours pas existant, des radios associatives…
Le Martien de service
Tout en écoutant le premier panel, animé par un membre d’un cabinet international spécialisé en droit de la concurrence ; en assistant aux circonvolutions de Jean-Paul Philippot demandant « du pragmatisme » et « un peu d’humilité dans le chef de la Communauté français » ; ou encore à la déclaration de François Le Hodey (administrateur délégué d’IPM qui édite notamment La Libre Belgique et La Dernière Heure), expliquant que son principal métier c’est désormais l’internet… la raison de ma présence devenait claire. Il s’agissait d’offrir au second panel ce que le représentant des télévisions communautaires (RTC-Télé Liège) offrait à celui-ci : un apparat de pluralisme, un improbable rôle de figurant. Le Martien de service…
Le CSA a aussi choisi de confier la modération du second panel à un représentant du monde juridique. C’est Agnès Maqua, membre de Koan [7], un cabinet spécialisé dans les stratégies légales et travaillant pour le compte de grands groupes de communication, médias généralistes et agences de publicité. La mise en contexte est néanmoins confiée à un membre du CSA, qui pose certaines questions notamment sur les dangers de la concentration médiatique (par exemple, le groupe RTL, qui appartient à Bertelsmann — premier groupe européen de communication et le quatrième au niveau mondial —, possède lui-même deux réseaux radio en Communauté française : BelRTL et Radio Contact, sans compter Mint et Fun Radio) et de l’apparition de positions dominantes chez les opérateurs (Belgacom est à la fois éditeur, diffuseur et opérateur technique). Des questions qui ne trouveront aucun écho dans la discussion.
Le tour de table se focalise sur les stratégies des pointures qui ont fait l’honneur de leur présence : Jérôme de Béthune, qui remplace l’administrateur délégué de TVi Philippe Delusinne ; Jean-Charles De Keyser, vice-président de Belgacom TV et patron de Skynet, venu remplacer Didier Bellens ; et dans une moindre mesure Jean-Louis Blanchard, remplaçant pour sa part le Secrétaire général de la Communauté française Henry Ingberg.
D’emblée, « Agnès » est à tu et à toi avec « Jean-Charles » et « Jérôme ». Je remarque que ce dernier, assis à mes côtés, lit des réponses pré-écrites. Il a bénéficié d’un petit traitement de faveur : les questions posées par Agnès Maqua lui ont été communiquées à l’avance. Entre amis, quoi de plus normal ? Mais le secrétaire général de RTL-TVI occupe une position plus qu’ambiguë dans ce colloque, sa chaîne ayant officiellement déménagé au Luxembourg pour ne plus être sujette au droit de la Communauté française et échapper aux prérogatives du CSA [8]. Il évite d’être provocateur et souligne surtout l’intérêt de son groupe pour le secteur de la web TV, qui se confirme avec le lancement de « You make TV », le futur « You Tube à la belge ».
Jean-Charles De Keyser, quant à lui, n’a pas besoin de suivre le texte qu’une collaboratrice lui a préparé. Outre son habituel bagout, il dispose de deux assistantes assises au premier rang lui communiquant de petites notes au gré de la discussion. L’ancien enfant sacré de RTL aime parler, il laisse même entrevoir sa vision de la "co-régulation". Les chaînes pour lesquelles il a travaillé, explique-t-il, ont toujours été « en avance sur le droit » ; par exemple lorsqu’elles diffusaient de la publicité en dépit d’une interdiction légale. Mettez-vous un instant dans sa position : comment ne pas être séduit par cette « co-régulation » où le privé s’impose au politique par des faits accomplis ? En échange, il est vrai, d’une contribution financière à l’un ou l’autre pot commun — plus spécifiquement le Centre du Cinéma cher aux yeux du Ministère de l’Audiovisuel.
Pour terminer sur une touche de cet humour potache dont certains grands patrons ont le secret, voilà que De Keyser félicite son ancien employeur pour sa « participation volontaire » à la caisse du Centre du Cinéma, alors que son nouveau statut luxembourgeois ne l’y oblige plus. Ce clin d’oeil amusé à RTL, ainsi qu’au Ministère, fait allusion à ce « geste » de la télévision luxembourgeoise qui est considéré comme le fruit d’un accord à l’amiable avec la Communauté française. L’intervention de Jean-Louis Blanchard va d’ailleurs le confirmer : la Communauté jure avant tout par le financement du Centre du Cinéma…
Et voilà que vient mon tour. Je ne m’offusque pas quand la modératrice se moque gentiment de moi, du nom de la radio que je représente, et n’évoque ni le Nova ni les télévisions associatives. Mais lorsqu’elle me donne la parole, en fin de tour de table, c’est uniquement pour répondre à « une petite question » sur la diffusion radio non linéaire. Un domaine d’activités dans lequel, actuellement, les radios du troisième type ne peuvent pas même envisager développer des projets. Je fais cette précision… En l’absence de statut les distinguant des autres radios « privées » [9], les radios d’expression sont soumises par la Communauté française et le CSA à des critères qui ne leur correspondent pas, elles sont taxées par la SABAM et la "Rémunération équitable" au même régime que les radios commerciales et se débrouillent avec des budgets ridiculement bas (en moyenne, 10.000 euros par an). Par contre, depuis 10 ans, les radios commerciales qui accumulent des bénéfices publicitaires plantureux refusent de contribuer au fonds d’aide à la création radiophonique. Elles arguent de l’absence de plan de fréquences FM [10] pour ne pas s’acquitter de cette obligation du décret sur l’Audiovisuel. Pendant ce temps, la publicité passe chaque jour sur leurs ondes et la Communauté française retarde, encore et encore, la mise en place d’un subventionnement des radios associatives.
Mais faire ce rappel préalable, parler de diversité culturelle par ce biais, c’est manifestement tenir un discours d’une autre planète (ou d’un autre âge) dans le colloque du CSA. Décalé. Hors propos. La modératrice semble tout ignorer de l’histoire et de la réalité des médias associatifs — situées il est vrai à cent mille lieues des enjeux de ses clients habituels —, et cela ne semble pas l’intéresser. D’ailleurs, elle décrète mon temps de parole déjà écoulé. Rideau. Pause déjeuner. Je n’ai pas le courage d’attendre le troisième panel, dans lequel le CRIOC [11] tiendra à son tour le rôle de représentation symbolique dévolu aux médias associatifs et aux associations d’usagers. Certes, il ne faut sans doute pas espérer du CSA qu’il organise des débats différents de ceux auxquels la télévision nous a habitués. Mais la différence c’est que pour la télévision, au moins, il existe une instance de régulation… qui veille au grain, « garantit la pluralité des opinions », « stimule la diversité culturelle » et fait « respecter les temps de parole » !
Plus grave, le dispositif voulu par le CSA en dit long sur l’état des forces actuel dans le secteur audiovisuel. Trusté par les groupes privés, le colloque reflétait-il l’état des réflexions au sein de l’instance de régulation ? Et quid de la position de la Communauté française, qu’on n’a pas entendue ? Alors que le Gouvernement va renouveler dans quelques semaines le Bureau du CSA et reproche à sa Présidente actuelle, détestée par Delusinne et Philippot, « d’être trop indépendante du pouvoir politique » [12] ; alors que la récente formation du nouveau Collège d’Avis a déjà donné lieu à une sur-représentation des producteurs, distributeurs de services audiovisuels et autres régies publicitaires [13] ; et à l’heure où l’adoption de la nouvelle directive européenne sur les services de médias audiovisuels et sa transposition en droit national sont imminentes… il est plus que temps de s’en inquiéter.
Gwenaël Breës