Alors que, fait inédit, les manœuvres en cours dans le secteur de la presse et des médias ont amené les organisations françaises à constituer une intersyndicale (SNJ, SNJ-CGT, USJ-CFDT, SJ-CFTC, SPC-CFE-CGC, SJ-FO) autour d’un appel, « Une information malade, c’est une démocratie en danger ! », et d’une pétition, « Il n’y a pas de démocratie sans liberté de la presse » ;
Alors que les principaux titres de la presse quotidienne nationale sont contrôlés en totalité ou en partie par des industriels comme Serge Dassault (Le Figaro, 7ème fortune de France) et Arnaud Lagardère (Le Monde, 55ème fortune de France) ou par des financiers comme Edouard de Rothschild (Libération, 133ème fortune de France) [2] ;
Alors que d’après le comité d’entreprise des Echos, les conditions du portage envisagées par Bernard Arnault (qui confierait le quotidien économique à la banque d’affaires Calyon, le temps de revendre La Tribune) ne seraient pas conformes aux dispositions européennes sur la concurrence [3] et alors que les élus du comité d’entreprise ont décidé de faire appel de la décision du tribunal de grande instance de Paris qui les a déboutés de leur demande de poursuite de la procédure de consultation sur la vente de leur journal ;
Alors que, surtout, la quasi-totalité des salariés des Echos était opposée au rachat du journal par le PDG du groupe LVMH, un pas de plus a été franchi dans l’assujettissement de la presse.
Prodiges de la concurrence
Mais ce n’est pas tout. La plus grosse fortune française doit, réglementation oblige, revendre le n°2 qu’il possède, La Tribune. Délice de la concurrence : Bernard Arnault va donc avoir le privilège de choisir l’identité de son seul et unique rival. Délice tout court : Les Echos est un des rares quotidiens français bénéficiaires, dans un contexte de difficultés croissantes pour la presse quotidienne nationale. C’est aussi une des principales sources d’information pour les milieux d’affaires… dont Bernard Arnault est partie prenante en tant que propriétaire de LVMH.
Et le pouvoir politique ? Il laisse faire et, même, encourage. Faut-il rappeler que Bernard Arnault est le témoin de mariage de Nicolas Sarkozy ? Et que le n°2 de LVMH, Nicolas Bazire, est lui aussi un proche du Président de la République : entre 1993 et 1995, il fut le directeur de cabinet à Matignon d’Edouard Balladur dont Sarkozy était le bras droit politique et le porte-parole au sein du gouvernement ? Ces affinités personnelles, pourtant, n’expliquent pas à elles seules l’inertie voire la complicité du pouvoir en place. La question du rapport de Nicolas Sarkozy aux médias n’est pas réductible aux liens personnels qui peuvent exister entre lui et les principaux actionnaires des industries de l’information, de la culture et du divertissement.
Effets de l’interdépendance
Les vraies raisons sont plus profondes. Les liens personnels eux-mêmes sont adossés à l’interdépendance entre le pouvoir politique en place depuis quelques mois en France et le pouvoir économique qui détient les grands médias [4]. Sarkozy a été le candidat de ces hommes d’argent et de médias parce qu’il est l’homme d’un programme, le leur, celui qui sert au mieux leurs intérêts. Un programme qui consiste à diminuer les impôts des plus riches, à démolir l’Etat social et à déréglementer autant que possible, y compris dans le secteur des médias.
Depuis mai 2007, en effet, la droite au pouvoir accède à la plupart des revendications des grandes entreprises privées de médias [5]. Ou se cache derrière son petit doigt. Le 27 octobre 2007, Christine Albanel, ministre de la culture et de la communication expliquait ainsi au Monde : « J’ai rencontré le patron de LVMH, Bernard Arnault. J’ai reçu les salariés des Echos et de La Tribune. Des garanties ont été données. Nous sommes dans une affaire privée. Les journalistes, je les crois indépendants. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de passer par une loi. »
S’élevant ou affectant de s’élever au-dessus des contingences « privées » et du chipotage politicien, la ministre était alors au diapason de la fausse naïveté de Nicolas Sarkozy qui s’étonnait dans Le Journal du dimanche le 8 juillet 2007 en estimant « extraordinaire que les journalistes de La Tribune fassent grève pour que leur journal ne soit pas vendu par Bernard Arnault et que ceux des Echos fassent grève le même jour pour que leur journal ne soit pas acheté par Bernard Arnault ».
Nombreux sont ceux qui pourraient se dire : « Que nous importe le sort de quotidiens économiques qui, quelle que soit la validité des informations qu’ils diffusent, diffusent avec elles, par analystes, experts et éditorialistes interposés, la quintessence de la “pensée de marchée” » ? Ou bien : « Que nous importe l’indépendance rédactionnelle de journalistes qui travaillent dans des titres qui s’adressent prioritairement aux adversaires des salariés » ? Ou, enfin : « Pourquoi soutenir des salariés qui revendiquent le droit d’intervenir dans le choix de leur patron ? »
Résister à l’oligarchie
S’arrêter à de tels arguments reviendrait à laisser le champ libre à la constitution d’une oligarchie. Ce serait aussi oublier un peu vite que les informations que diffuse un titre ne sont pas toujours réductibles à son orientation éditoriale et que le droit d’informer ne se divise pas. S’il n’est pas le monopole des journalistes professionnels (qui souvent le revendique), s’il faut souvent l’exercer malgré eux , voire contre eux quand ils ne respectent pas le droit d’informer des autres acteurs de la vie sociale et politique, il ne peut pas s’exercer comme s’ils n’existaient pas ou devaient cesser d’exister.
De la défiance à la rébellion : des journalistes résistent au sein des rédactions [6]. Ainsi, à la suite de l’annonce du rachat par Bernard Arnault, par exemple, la rédaction des Echos a voté la non-parution de l’édition du 6 novembre 2007.
Mais ces résistances ne bénéficient pas ou ne bénéficient pas encore de la solidarité effective de tous les salariés du secteur : se mobiliser média par média, c’est s’exposer à des reculs ou des défaites… média par média. Et, surtout, comme c’est une politique globale qui est en cause et que le rapport de force général n’est guère favorable, une mobilisation plus ample est nécessaire. Une mobilisation élargie aux médias du tiers secteur, aux associations de critique des médias, certes, mais aussi à toutes les forces associatives, syndicales et politiques dont le droit d’informer, déjà peu garanti, serait encore plus compromis si les conditions de travail et l’indépendance des journalistes étaient encore plus dégradées. Les Etats généraux pour le pluralisme auquel Acrimed contribue fortement peuvent être un des lieux de cette convergence nécessaire [7].
Une convergence d’autant plus nécessaire que les questions du pluralisme et du droit d’informer ne peuvent pas être sous-traitées aux seules organisations syndicales de journalistes et de salariés des médias tant le problème dépasse la question des conditions de travail des salariés des médias et celle de leur droit d’informer. Ce qui est en jeu, c’est le droit à l’information des citoyens. Ce qui est en jeu, ce sont les formes d’appropriation des entreprises médiatiques ainsi que les modalités de leur financement [8]. Pour une appropriation démocratique des médias.
Grégory Rzepski