À quels médias l’association Acrimed s’adresse-t-elle directement pour faire connaître ses analyses et ses propositions ? À quelles conditions l’association Acrimed intervient-elle dans les médias qu’elle observe et qu’elle critique ?
I. En toute indépendance…
1. Indépendante, l’association Acrimed, consciente des risques d’instrumentalisation, de récupération et de banalisation, fait d’abord connaître ses critiques et ses propositions par ses propres moyens et ses propres médias. Mais elle s’appuie aussi, pour les diffuser, sur d’autres médias et sur d’autres forces : sur les médias alternatifs dans la mesure où ils sont la critique en acte des médias dominants et pour peu qu’ils pratiquent ouvertement la critique de ces mêmes médias ; sur les médias qui soutiennent les mouvements sociaux au sein de la galaxie de la gauche de gauche et pour peu qu’ils respectent notre indépendance ; sur les syndicats et associations de journalistes dans la mesure où ils défendent le droit d’informer dans toutes ses dimensions et pour peu qu’ils se battent pour une information libérée des contraintes imposées par sa marchandisation ; sur les composantes du mouvement altermondialiste dans la mesure où elles contestent l’ordre marchand et pour peu qu’elles intègrent à leur combat la contestation de l’ordre médiatique existant. C’est à ces priorités que sont subordonnées nos interventions dans d’autres médias.
2. Démocratique, l’Association Acrimed entend naturellement exercer sa vigilance sur elle-même. Elle veille à garder la maîtrise du choix de ses porte-parole, refuse de l’abandonner à des journalistes (voire à des acteurs collectifs) en quête de « personnalités » et cherche à éviter toute personnification de son action collective, alors même que les médias (confortés en cela par un individualisme sans frein) concourent à cette forme de politique de la dépolitisation qui dégrade le débat public et la vie démocratique en spectacle médiatique : une dégradation dont nous ne saurions être les acteurs consentants ou les témoins silencieux.
3. Critique à l’égard des médias dominants, Acrimed entend tirer les conséquences de cette critique, en choisissant elle-même ses modes d’intervention, sans se soumettre aux conditions imposées par ces mêmes médias. Son rôle principal est d’informer sur ces médias et sur leurs sollicitations et non de répondre à ces sollicitations ; de contester leurs insuffisances, voire leur nocivité, et non de leur servir d’alibi ou d’en tirer parti. Nous n’entendons pas laisser banaliser ou neutraliser cette critique en acceptant sans broncher des conditions et les formats d’expression qui débouchent, souvent sans que les journalistes le veuillent et même sans qu’ils le voient, sur une information-marchandise appauvrie, notamment par le culte de l’image, de l’instantané, de la brièveté et de la rapidité, ainsi que par la polémique vide pour plateau télé ou par « tribunes » interposées. Si elle se laissait couler dans ce moule, la critique des médias, ne résisterait pas mieux que d’autres « produits » déjà déglutis et digérés par les grands estomacs médiatiques.
4. Acteur du débat public, Acrimed entend contribuer à son animation en multipliant les espaces de discussion et de confrontation, sans se laisser séduire par les formes médiatiques des débats, généralement à sens unique, même quand ils sont à plusieurs voix ou quand ils accordent un strapontin ou des « niches » aux contestataires. Nous n’entendons pas concéder aux médias de masse le monopole auquel ils prétendent. Se juger soumis à l’alternative compromission médiatique / silence social reviendrait à concéder aux tenanciers des médias une immense victoire : l’idée qu’il est impossible de s’informer et de débattre, d’agir et de vivre sans eux. Or débattre de ce que disent les médias, ce n’est pas prioritairement s’ébattre en leur sein. Mais, qu’il s’agisse d’informer, d’argumenter ou de débattre, Acrimed, si elle n’entend pas se soumettre aux conditions imposées par les médias dominants, n’entend pas non plus renoncer à s’exprimer dans ces médias, à participer en leur sein aux conflits sur le droit d’informer et de débattre dont ils peuvent être la cible et l’instrument et à faire prévaloir dans ce but ses propres conditions d’expression.
Reste à déterminer ce qu’elles peuvent être, sans transiger sur les quelques principes qui précèdent [1] et qui valent particulièrement pour une association de critique des médias susceptible d’intervenir dans les médias qu’elle critique.
II … Face aux médias dominants
La campagne référendaire de 2005, la campagne présidentielle de 2006-2007 : ces deux séquences politiques ont contribué à faire émerger (un peu plus) des questions qu’Acrimed porte (avec d’autres) depuis longtemps : défaut de pluralisme, encadrement du débat politique, emprise des sondages (et des instituts qui en font commerce), connivences, implication des entreprises médiatiques dans la contre-révolution néolibérale, etc. Ce faisant, Acrimed a gagné une visibilité et une réputation qui nous valent d’être de plus en plus souvent sollicités par les médias, au risque de devenir le dernier produit médiatique à la mode.
Comment, sans déroger aux lignes directrices que nous nous sommes fixées, tirer parti de cette situation nouvelle ?
Qu’il s’agisse d’entretiens ou de « tribunes » dans la presse écrite, d’interviews ou de participations à des débats dans l’audiovisuel ou sur Internet, notre participation doit avoir pour seul objectif de faire connaître nos positions, nos prises de position et nos interventions pour ce qu’elles sont et telles qu’elles sont, sans en émousser le tranchant ni en diluer l’originalité. Bref, en refusant de servir de caution décorative, disposée à laisser neutraliser sa contestation et banaliser ses analyses, sous prétexte de se faire connaître ou reconnaître (y compris des médias, des espaces ou des émissions qui nous sont les moins défavorables). Si nous devons chercher à nous faire connaître ou reconnaître, c’est pour ce que nous pensons et ce que nous sommes. C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais l’on ne se protège pas des risques en refusant de les prendre… sous certaines conditions.
Les conditions que nous nous posons et que nous posons à notre expression dans les médias dominants sont partie intégrante de notre critique. En l’occurrence il s’agit de rendre (et de nous rendre) difficiles les gestes trop faciles.
Nos acceptations comme nos refus doivent être toujours circonstanciés. Mais bien qu’ils varient selon les circonstances (et n’obéissent pas, en tous points, à des prescriptions, à tous égards, impératives), on peut se fixer quelques règles générales.
1. Refuser les chantages de nombre de professionnels de la profession :
– le chantage au droit d’informer dont les journalistes auraient le monopole. Notre droit d’informer n’est pas moins respectable que le leur. Et pour être respecté, il doit être compatible avec ce que nous voulons dire et la façon de le dire ;
– le chantage au devoir de transparence qui ne s’imposerait qu’aux acteurs interrogés. Notre droit au silence n’est pas moins respectable que celui des journalistes. Et nous n’avons pas le devoir, ne serait-ce que pour respecter la démocratie interne à notre association, de tout dire sur nous-mêmes et de nous exprimer sur tout.
2. Refuser les injonctions et les formats imposés, n’accepter que certains formats.
Nous devons refuser les contraintes qui contreviennent à notre droit d’informer conformément à ce que nous avons à dire. Nous devons refuser :
– l’injonction de rapidité : le journalisme, ordinairement, impose des réactions à chaud sur les sujets les plus divers. Répondre séance tenante aux injonctions des journalistes sur les sujets de leur fantaisie interdit généralement que cette réponse soit autre chose qu’une réaction superficielle dénuée d’intérêt et/ou une réaction individuelle, déconnectée de toute délibération collective. C’est pourquoi nous devons veiller à ce qu’elle ne soit ni l’une ni l’autre dans les rares cas où une réaction instantanée semblerait s’imposer.
– l’injonction de brièveté : le journalisme, ordinairement, propose et se propose de faire bref. Sauf exception (appel à une action, par exemple), cette exigence est incompatible avec le contenu de notre critique. Elle expose au simplisme, alors même que l’on nous accuse généralement d’être simplistes : comment pourrions-nous répondre à des invitations à nous tirer une balle dans le pied ? C’est pourquoi nous devons veiller au nombre de signes qui nous sont alloués et au temps de parole qui nous est imparti.
– l’injonction de confiance : le journalisme, ordinairement, revendique la maîtrise de la rédaction ou du montage des propos qu’il recueille. Si nous n’avons pas la maîtrise du contexte (que nous devrons, si nécessaire, savoir refuser), nous devons avoir la maîtrise des propos qui nous sont attribués, et exiger, sauf exception, la relecture avant publication (ou laisser libre le journaliste de se servir de nos propos mais sans les citer).
– l’injonction de bienséance : le journalisme, ordinairement, considère qu’en nous interrogeant il nous fait une faveur qui nous oblige à ne pas le contredire ou à nous taire sur le média pour lequel il travaille. Soucieux de préserver notre indépendance critique et de ne pas devenir l’instrument d’un grand média contre un autre, nous devons essayer, chaque fois que la situation l’exige, d’informer des éventuels manquements du média ou de l’interlocuteur qui nous accorde la parole, en sachant déjouer les pièges d’une apparente « tolérance » destinée à témoigner de l’ouverture d’esprit de notre hôte et à donner l’image d’une association qui aboie mais qui ne mord pas.
3. S’inscrire dans le débat public, refuser les débats vraiment faux ou faussement vrais
Le débat médiatique constitue un moyen habituel de civiliser, de discipliner (voire de soudoyer) les opposants à l’ordre médiatique existant. Nous n’avons pas pour vocation de jouer les contestataires (ou les « experts ») de service et de promouvoir nos propres professionnels du débat dans les médias. C’est pourquoi nous devons exercer une vigilance particulière sur l’objet du débat, sur la nature des médias et des émissions concernés, le dispositif du débat et les participants.
Dans tous les cas, il est exceptionnel que toutes les conditions requises puissent être réunies. L’exiger reviendrait à préconiser sans le dire le boycott systématique des médias dominants ou à n’accepter que quelques « niches » dont nous ferions ainsi la promotion. Ne pas se laisser enfermer dans cette alternative ne va pas sans risques. Mais se servir des médias dominants sans leur être asservis, les traiter comme des espaces de confrontation et donc de conflits, refuser d’endosser le rôle d’une association obscure, obtuse et rétive aux débats, qui confond son indépendance avec son insularité : tout cela n’impose aucune compromission. Si des compromis peuvent s’avérer utiles, voire nécessaires, c’est dans les limites d’une position dont les présupposés doivent être connus publiquement. Voilà qui est fait.
Acrimed
– Lire également : « Se servir des médias dominants sans leur être asservis ? ».