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Un sermon du Monde contre les acteurs des mobilisations sociales

par Henri Maler,

« Haro sur les médias ! » : le titre de l’éditorial anonyme du Monde daté du 18 novembre, promettait beaucoup. « Enfin ! », pouvait-on se dire, le « quotidien de référence » se cabre face aux escadrons de chargés de communication qui exercent quotidiennement une pression insidieuse sur les journalistes ou face aux agences de publicité qui influent sournoisement sur les choix éditoriaux. « Enfin ! », pouvait-on penser, le porte-voix de la rédaction prend à partie les gouvernements qui, périodiquement, tentent de vassaliser la presse ou les industriels et financiers qui se ruent sur les médias. « Enfin ! », pouvait-on rêver, Le Monde s’insurge contre tous ceux qui, puissamment, mettent la main sur les entreprises médiatiques, concentrent et rentabilisent, taillent dans les effectifs des rédactions, entretiennent et développent la précarité des journalistes…

Pas du tout ! Le Monde, si timoré quand il s’agit des vrais adversaires de l’indépendance des journalistes, a (de nouveau) débusqué un ennemi plus redoutable : les acteurs des mobilisations sociales qui ne se satisfont pas d’une information qui les maltraite, et les observateurs des médias qui, depuis 1995 au moins, ne cessent de dénoncer la morgue et le mépris qu’affichent les sommités des médias dominants.

Comment légitimer et soustraire à la critique la « couverture médiatique » des mobilisations sociales en général, et des mobilisations de cet automne en particulier ? Pour y parvenir, l’éditorialiste du Monde, sans craindre le vertige, a escaladé le mont Olympe. D’où il a pris son envol…

Le journalisme d’opinion sondée et d’élection révérée

« Dans le conflit social provoqué par la volonté du gouvernement de réformer les régimes spéciaux de retraite, la bataille de l’opinion publique est décisive. Chacun se souvient qu’en décembre 1995, malgré les effets de la paralysie de la SNCF et des transports parisiens, les Français avaient sympathisé, dans leur majorité, avec les grévistes.  » Sans doute, se dit-on, mais pas les médias ! « Il n’en va pas de même aujourd’hui, si l’on en croit les sondages . » Peut-être. Mais en vertu de quelle conception de leur métier, le travail des journalistes devrait-il être subordonné à la faveur ou à la défaveur de l’opinion sondée ?

La preuve par les sondages est si faible que l’éditorialiste du Monde dégaine, sans transition, un nouvel argument pour tenter de légitimer ce que prescrit l’ordre médiatique existant : « A la différence de ce qui s’était passé il y a douze ans, le président de la République qui vient d’être élu et la majorité parlementaire qui le soutient ont présenté aux électeurs des engagements prévoyant explicitement cette réforme. Non seulement elle n’a pas été occultée pendant la campagne, mais elle a au contraire été mise en avant comme l’une des mesures symboliques du programme économique et social proposé par le candidat et par son parti. Les citoyens, qui n’ont pas changé d’avis en six mois, approuvent donc, dans leur majorité, l’alignement de la durée de cotisation des agents des entreprises publiques sur celle des fonctionnaires et des salariés du privé. »

Autrement dit, Le Monde se défausse sur le résultat de l’élection présidentielle pour travestir le soutien qu’il apporte à cette « réforme » et pour parler non seulement en son nom propre mais encore au nom de tous les médias.

Le journalisme de parti pris sans parti pris

« La tâche des médias n’en est pas facilitée. Informer sur les faits ne pose que des problèmes techniques  : il faut confronter les sources, vérifier les chiffres, fournir les indications les plus récentes et les plus complètes possible. » Que des problèmes techniques ? Quels mépris pour le travail des journalistes ! Mais parmi ces problèmes « techniques », faut-il compter la présentation des arguments en présence, le respect de la parole des acteurs, la place accordée aux organisations syndicales ? On a quelques raisons d’en douter, surtout quand on lit la suite.

« En revanche, donner à tous ceux qui sont concernés des possibilités égales d’exposer leurs arguments est délicat. C’est le cas type d’une situation où les journalistes ne font que des mécontents. Les usagers, qui subissent la grève, ont le sentiment que ce n’est ni assez dit ni assez montré. Les grévistes estiment que leurs revendications sont récusées d’avance et que leurs raisons de s’opposer à la réforme ne sont pas prises en considération de façon équitable. »

L’éditorialiste du Monde est un grand magicien. En quelques lignes, il a ainsi réussi à faire disparaître de la scène deux acteurs et non des moindres : d’abord le gouvernement (comme si le conflit était d’abord un conflit entre les grévistes et les usagers) et ensuite les médias eux-mêmes (comme s’ils n’étaient que de simples spectateurs, alors qu’ils se comportent en acteurs du conflit). Ne resterait alors qu’une seule question : comment donner la parole de façon égale ou équitable à deux « parties » qui se feraient face uniformément - les grévistes et les usagers - , en oubliant les deux autres !

Vient alors, avec toute la componction requise, le moment de préparer l’atterrissage. Trois phrases d’anthologie pour dénoncer des soupçons déplacés, bien sûr, et liberticides, on le pressent.

« Dans un climat de suspicion générale vis-à-vis de médias omniprésents, la tentation est de les soupçonner de parti pris . L’opinion étant majoritairement hostile à la grève, ce sont les grévistes qui se sentent victimes de la partialité supposée des organes d’information. Le même sentiment , poussé jusqu’à la diabolisation, est exprimé par les étudiants qui réclament l’abrogation de la loi sur l’autonomie des universités, votée cet été, et qui militent pour le blocage des établissements. »

Ainsi les médias « omniprésents » feraient l’objet d’injustes soupçons de parti pris. Ainsi Le Monde qui soutient les réformes gouvernementales les soutiendrait sans parti pris ! Ainsi, rien dans la présentation du conflit, de ses acteurs, de leurs motifs par les médias de consensus que sont les radios et les télévisions généralistes ne suggérerait un soutien quelconque au gouvernement. Manifestement, l’éditorialiste anonyme du Monde, trop occupé à lire Le Monde2 ou les suppléments « Mode » du quotidien de référence, n’a pas le temps de regarder la télévision ni même de s’interroger sur les biais de l’information apparemment factuelle que publie le quotidien.

Ainsi, enfin, les grévistes et les étudiants mobilisés exprimeraient des sentiments – d’injustes sentiments – et pas des arguments, ceux-ci étant l’apanage des éditorialistes du Monde. De la suspicion à la diabolisation, le pas est vite franchi, certes. Comme celui qui sépare la mauvaise humeur de la colère. Mais celle-ci est légitime quand on lit le mépris qui suinte dans tous les bavardages dénués de parti pris : depuis les commentaires désolés de Jean-Pierre Pernaut jusqu’à ceux des éditorialistes du Monde.

Médias, merveilleux médias

« Encouragés par des sites Internet qui usent et abusent de la dénonciation des journalistes, les uns et les autres rendent les médias responsables de leur propre incapacité à convaincre l’opinion. Des cas d’agressions verbales ont été constatés. Des reporters ont été désignés à la vindicte ou empêchés de faire leur travail. »

Médias, merveilleux médias qui ne portent aucune responsabilité ni dans la révolte qu’ils suscitent, ni dans l’état de « l’opinion » qu’ils s’efforcent – parfois en vain – de façonner. Royaume des amnésiques qui oublient la prodigieuse impartialité dont ils ont fait preuve en 1995, en 2003, en 2005 (lors du référendum sur le traité constitutionnel européen), en 2006 et, désormais, en cet automne 2007.

Médias, merveilleux médias qui n’exercent aucune violence, même pas cette violence continue et répétée qui, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, année après année, traite par le mépris les mobilisations sociales qui n’ont pas l’heur de leur plaire.

Médias, merveilleux médias qui ne désignent jamais « à la vindicte » tout ou partie des acteurs de ces mobilisations et ne « dénoncent » jamais ces sites Internet qui les dérangent.

Lesquels d’ailleurs ? Acrimed, parmi eux, peut-être ? Pourquoi ne pas le dire ? Des sites « qui usent et abusent de la dénonciation des journalistes »  ? Non pas les journalistes, mais certains d’entre eux en raison de la position de pouvoir qu’ils occupent et qu’ils incarnent. Non pas les journalistes, mais des pratiques journalistiques qui constituent des « agressions verbales » permanentes. Non pas les journalistes, mais une couverture médiatique des mobilisations sociales qui « empêchent » leurs acteurs de faire respecter leur propre droit d’informer par des journalistes qui estiment qu’ils doivent en avoir le monopole.

Vient alors la subtilité finale, où on lira précisément une tentative de « faire pression » et d’ « intimider ». De celles qui nous incitent à poursuivre notre critique. « De même que les régimes politiques qui contrôlent l’information, les mouvements qui font pression sur les médias ou qui tentent de les intimider ne servent pas leur cause. Au contraire, ils l’affaiblissent. »

On s’en doutait : pour Le Monde, ce sont les mouvements sociaux – et non les mouvements de capitaux – qui exercent les pressions les plus graves sur les médias et les menacent d’une emprise semblable à celle qu’exercent les régimes autoritaires.

Dominants dominés et aveuglés par leur propre domination, les chefferies éditoriales portent une lourde responsabilité dans les difficultés qu’éprouvent les journalistes qui cherchent à faire leur travail, mais seulement leur travail : enquêter sur les mobilisations (et donc aussi sur la contestation des médias) sans s’ingérer dans les délibérations collectives de leurs acteurs, exercer leur droit d’informer sans piétiner le droit d’informer de ces mêmes acteurs.

Henri Maler



Annexe : La preuve par Le Monde du même jour

 Une évidente absence de parti–pris

En guise de complément à son sermon du 18 novembre, Le Monde du même jour publie « la chronique économique » (d’Eric Le Boucher) dans laquelle on peut lire une défense sans « parti-pris »

- de la remise en cause de la durée de cotisation des « régimes spéciaux : « Quand l’allongement de l’espérance de vie impose l’impératif démographique (…), il faut bien que ces professions s’alignent »  ;
- de la « réforme » des Universités par la « loi Pécresse » : « La diversité, la compétition, l’excellence, le financement mixte : l’université doit s’y lancer au XXIe siècle, sans défiance, là aussi, si l’on veut que la France existe encore dans l’économie de la connaissance ».

Rappelons à celles et ceux qui ne l’auraient pas lu, qu’un éditorial du Monde, du 14 novembre 2007, sous le titre flamboyant « L’Université en otage » prenait à partie « Le mouvement de grogne ou de rejet qui se propage dans une partie des universités françaises » et suggérait fortement que « les étudiants les plus radicaux » sont « en train de se tirer une balle dans le pied ». L’éditorialiste anonyme soutenait en effet que la loi « s’efforce de poser les bases d’un renouveau en améliorant la gestion des universités […] sur la base d’un accord assez large de la communauté universitaire » (en clair : les Présidents d’université) et concluait ainsi sa leçon : « Comme souvent par le passé, il était probablement inévitable que l’université soit prise en otage dans cette affaire. Mais c’est, pour les jeunes, le plus mauvais terrain pour manifester leur impatience ou leur révolte. »

Le Monde a évidemment le droit de prendre parti. Mais à quoi bon le dissimuler et tenter de faire croire que les sermons des éditorialistes et autres chroniqueurs n’affectent en rien, ni l’intervention du Monde contre les mobilisations ni le contenu des articles d’information, comme on va le voir immédiatement ?

 Une rigoureuse enquête de terrain

En guise de fondement de son sermon du 18 novembre, Le Monde du même jour publie une « enquête » intitulée « Les AG d’étudiants se méfient des médias » qui, plutôt que d’interroger des étudiants sur les motifs de cette méfiance, recueille des « témoignages » et invoque un certain nombre de faits.

Premier « fait » invoqué en ouverture de l’article ? « Un espace de quelques mètres carrés délimité par du fil de fer barbelé : c’est là que la coordination étudiante contre la loi Pécresse sur l’autonomie des universités entendait "parquer" la presse, venue couvrir la réunion qu’elle organisait, dimanche 11 novembre, à l’université Rennes-II. » Problème : il ne s’agit que d’un dessin, comme le rappelle Daniel Schneidermann, sur le site d’ « Arrêt sur images ». Une plaisanterie dont on peut ne pas goûter l’humour, mais qui est quand même moins « agressive » que les caricatures de Mahomet publiées au Danemark et en France ou que tel dessin de Plantu (du Monde) comme celui que l’on peut voir ici même.

Autres « faits » invoqués : « Dans les défilés, les mêmes slogans, sur des drapeaux noirs, stigmatisent la presse, accusée de diffuser des "mensonges", et dénoncent le "parti du pouvoir et de l’argent" dont l’acronyme, "PPA", est à une lettre près - ce n’est pas un hasard - le diminutif du présentateur du "20 heures" de TF1. » Un seul drapeau noir se transforme quasiment en forêt de drapeaux. Et la cible désignée par Pour Lire Pas Lu puis par Le Plan B [qui vise le « Parti de la Presse et de l’Argent » et non le « parti du pouvoir et de l’argent »] se transforme – « ce n’est pas un hasard » - en mise en cause du seul PPDA.

Des problèmes « techniques », comme dit l’éditorial…

Et l’article d’amalgamer, dans une même réprobation et sans la moindre précision, une série d’autres « faits » : « Interdiction de pénétrer dans les lieux où se tiennent les AG, refus des caméras, insultes, menaces, tentatives d’intimidation ». Comme s’il n’était pas légitime de vouloir tenir une Assemblée générale (un comité de rédaction du Monde…) à l’abri des caméras.

En revanche, les témoignages de journalistes sont très éloignés de la dramatisation solennelle de l’éditorial puisqu’un journaliste de France 3 affirme : « Certes, quelques-uns nous interpellent en nous accusant de faire la communication de Sarkozy ou de Pécresse, mais cela ne nous empêche pas de travailler normalement, de filmer et de faire des interviews. » Reste à savoir si le journaliste de France 3 s’interroge sur le sens de ces interpellations. Une reporter de France Info, quant à elle « reconnaît que, lorsqu’elle circule aux abords des manifestations dans une voiture portant le logo de la station publique, elle se fait fréquemment "alpaguer" par des étudiants qui lui crient "France-Info, c’est radio Sarko". » C’est peut-être injuste pour la journaliste concernée, mais pour France Info ?

Reste le témoignage qui achève et conclut l’article. À cette place, il ressemble à une conclusion de la journaliste du Monde elle-même. Le propos rapporté émane d’un certain Gilles Kerdreux : « On sent qu’il y a parmi les membres de la coordination une volonté farouche de maîtriser l’information circulant sur le mouvement étudiant, Peut-être qu’inconsciemment ils sont influencés par Sarkozy, qui multiplie lui aussi les initiatives pour maîtriser sa communication. ». Des étudiants « inconsciemment » sarkozystes : il fallait y penser ! Des étudiants dont les précautions les rendraient semblables à ces « régimes politiques qui contrôlent l’information », comme le soutient l’éditorialiste qui s’informe sélectivement dans son propre journal. CQFD.

 
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