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Nicolas Beytout, compagnon des actionnaires et des gouvernants

par Grégory Rzepski,

« Et Nicolas Beytout ? Vous croyez qu’il est content au Figaro ? » Le 16 novembre, sous prétexte de s’entretenir de quelques questions économiques et sociales, des journalistes des Echos sont reçus par Nicolas Sarkozy. A leur surprise, celui-ci les entreprend d’emblée au sujet du récent rachat du quotidien. Le Président leur fait part de son étonnement quant aux réticences des salariés du journal à l’endroit de l’acquéreur, Bernard Arnault. Sarkozy leur aurait, en outre, annoncé « à mots couverts » [1] l’arrivée de Nicolas Beytout à la tête du pôle médias de LVMH, le groupe d’Arnault, en les questionnant sur la situation de celui qui dirigeait le quotidien de Serge Dassault depuis 2004. Le 21 novembre 2007, c’est confirmé : l’actuel directeur du Figaro est « officiellement nommé (...) à compter du 26 novembre [2] ».

Ainsi, Nicolas Beytout, un temps pressenti pour diriger l’information de TF1 [3] doit finalement « prendre la tête de DI Group, le pôle médias de LVMH » (Les Echos du 19 novembre 2007). Par ailleurs, selon Libération du 21 novembre 2007, il serait remplacé dans ses fonctions actuelles par Etienne Mougeotte, l’ancien numéro deux de TF1, qui avait pris la tête du Figaro Magazine en septembre 2007 [4].

Interdépendances

Certains journalistes de la rédaction des Echos exprimaient leur dépit quant à l’annonce de cette décision et, surtout, quant à ses modalités. Comme le résume, pour eux, Libération  [5] : « avoir fait grève et ferraillé en justice pour démontrer les dangers du conflit d’intérêt et voir que les nominations de patrons de presse trouvent une chambre d’écho à l’Elysée... ». A dire vrai, ce nouvel épisode ne fait que confirmer la connivence et la bienveillance du Président à l’endroit des oligarques qui possèdent les médias français ; des sentiments réciproques quand bien même le candidat Sarkozy déclarait le 29 avril 2007 à la tribune d’un de ses derniers meeting de campagne : « Je veux être le candidat du peuple et non celui des médias [6]. » Au Fouquet’s, au soir du second tour, le vainqueur festoyait entouré de Martin Bouygues (TF1), Serge Dassault (propriétaire du Figaro), Albert Frère (financier belge et actionnaire de M6), Alain Minc (Président du Conseil de surveillance du Monde), François Pinault (propriétaire du Point) mais aussi Bernard Arnault, son témoin de mariage… et, déjà, Nicolas Beytout. Ivre de joie, au lendemain de cette belle soirée, le directeur de la rédaction du Figaro s’enflammait le 7 mai au matin dans les tribunes de son quotidien : « Quelle victoire, quel souffle ! L’élection magistrale de Nicolas Sarkozy est certainement de celles qui marqueront durablement l’histoire du pays [7] ».

Mais, surtout, cette nomination et les modalités de son annonce confirment la tendance observée depuis quelques mois : l’interdépendance toujours plus forte du nouveau pouvoir politique et du pouvoir économique qui possède les médias comme les industries du divertissement et de la culture. Une interdépendance fondée sur la convergence d’intérêts politico-économiques, voire sur leur intrication. De cette intrication, Nicolas Beytout est le révélateur autant que l’agent : un adjudant de la normalisation économique et de l’assainissement éditorial.

« Les journaux se font avec des actionnaires » et des chefferies ajustées

Les salariés des Echos peuvent ainsi méditer les récents propos tenus par Beytout au micro de France Culture (le 6 octobre 2007) qui répondait alors aux questions de Frédéric Martel :

- N. Beytout : « L’indépendance éditoriale, ce n’est pas l’autonomie absolue par rapport à un propriétaire. Si vous voulez, moi, je pense que les journalistes français font parfois un contresens à imaginer que l’indépendance, c’est l’autonomie absolue. Pendant très longtemps, on a vécu en France avec l’idée qu’un journal avait une mission, ce qu’il a probablement, mais… avait une mission, qu’il n’avait pas besoin de gagner de l’argent et que, au fond, son propriétaire n’avait qu’une chose à faire… »
- F. Martel : « C’est se taire et payer ! »
- N. Beytout : « … Se taire et payer. »
- F. Martel : « Vous l’avez dit souvent… Vous avez souvent dit ça. »
- N. Beytout : « Mais, oui. C’est très frappant. Au fond, ça a nourri et ça nourrit encore probablement la culture de beaucoup de journalistes. Mais comment voulez-vous bâtir des entreprises de presse qui soient profitables et qui investissent et qui se développent véritablement, si vous n’avez pas un journal, une entreprise, un média qui gagne de l’argent et qui se développe ? Premier point. Deuxième point : comment voulez-vous trouver des actionnaires qui aient suffisamment de surface et d’abnégation pour mettre de l’argent, beaucoup d’argent parfois, et simplement se taire ? Ça ne peut pas exister comme ça. »

Une espèce de Joffrin « de droite »

Parce qu’il accorde le primat à l’économique sur le rédactionnel et parce qu’il banalise l’information au rang de simple marchandise, le discours de Nicolas Beytout est en accord avec celui de Nicolas Sarkozy qui estime que « les journaux se font avec des actionnaires [8] » ou avec celui d’Alain Minc, dirigeant du Monde sur le départ, qui expliquait dans une interview au Figaro (le 16 octobre) : « L’indépendance d’un journal, c’est d’abord son équilibre financier ».

Parce qu’il est le porteur et le relais d’une vision libérale du secteur de la presse (le pouvoir aux actionnaires), Nicolas Beytout est parfaitement ajusté aux attentes de ses mandants, hier Serge Dassault, aujourd’hui Bernard Arnault. Il est, en ce sens, le semblable « de droite » de son « adversaire » de débat sur France Info, Laurent Joffrin passé de la presse Perdriel (Le Nouvel Observateur) à la presse Rothschild (Libération). Les récentes déclarations de Beytout sur France Culture font d’ailleurs écho à celles de Joffrin au micro de la même radio le 2 octobre 2004 : « Quand on crée un journal, on ne va pas tout d’un coup donner les clés à une équipe de journalistes qu’on aurait recrutés pour les besoins de la cause. Il est logique que le propriétaire fixe une orientation. »

Comme Beytout, Rothschild estime que « c’est un peu une vue utopique de vouloir différencier rédaction et actionnaire » (France 2, 30 septembre 2005 [9]). Comme Joffrin, qui en défend régulièrement le principe dans ses éditoriaux, Beytout considère que les rapports entre les deux peuvent être régulés par une charte. Ainsi quand Frédéric Martel lui demande « la solution, c’est quoi ? C’est donc une charte ? », Beytout répond : « Oui, c’est une charte et c’est un mode de comportement. Si vous voulez, l’indépendance d’une rédaction, à mon avis, elle est le fruit se son histoire, de la culture du journal, de la personnalité du patron de la rédaction et de la façon dont il arrive à combiner ses idées à lui avec les souhaits de l’actionnaire… Après tout, un actionnaire, il est le propriétaire de… » Après tout, les renards Arnault, Dassault et Rothschild sont libres de contribuer à définir l’orientation éditoriale. Et libres de laisser les poules qu’ils consentent à employer se doter d’une charte déontologique...

Dur avec les salariés, doux avec les annonceurs

Beytout est, en outre, apprécié des actionnaires parce qu’il semble avoir le goût du management à poigne [10]. Le directeur du Figaro a récemment été mis en cause par la société des rédacteurs de son quotidien qui a dénoncé « un manque d’écoute et une brutalité qu’elle a déjà plusieurs fois soulignés, pratiques qui nuisent au climat, à la motivation et donc à l’efficacité de la rédaction » (au sujet, notamment, de l’éviction d’Armelle Héliot de son poste de rédactrice en chef du service culture [11]). Ses maîtres savent, par ailleurs, gré à Nicolas Beytout de veiller scrupuleusement aux rentrées publicitaires des titres dont il a la charge et aux bonnes relations à entretenir avec les annonceurs... au risque du mélange des genres [12]. Comme au Figaro . Dans le livre de Marie Bénilde, On achète bien les cerveaux, on peut lire (p.70) :

Nicolas Beytout se flatte d’avoir assaini les relations avec les annonceurs. « Le titre doit être complètement indépendant de la publicité, des groupes de pression, mais cette indépendance est aussi permise par sa capacité à gagner de l’argent [13]  », déclarait-il à son arrivée. Un an plus tard, nul ne sait si quelques dizaines de journalistes du Figaro travaillent encore aux « piges publicitaires » de quelque 60 guides hors série rémunérées par la régie Publiprint au tarif du feuillet journalistique [14]. On sait en revanche qu’à l’approche des fêtes les rotatives continuent de cracher des catalogues « attrape-pub » ponctués d’articulets plus ou moins élogieux en fonction de l’importance du budget publicitaire (350 pages pour le « Spécial cadeaux » de Noël 2004). Quant aux pages « immobilier », elles sont encore garnies d’interviews de complaisance bien faites pour gratifier les gros pourvoyeurs en annonces. Le nouveau patron de la rédaction a cependant poussé l’exigence déontologique jusqu’à faire figurer l’énigmatique et très discrète mention « Rubrique réalisée par Publiprint » sous un « article », par exemple, financé par le Salon de la copropriété et signé d’un certain Thierry Veyrier sur « Les conséquences de la nouvelle donne » des copropriétaires [15].


Nicolas Beytout a pourtant été membre de la commission d’éthique entrepreunariale du Medef. Parmi ses multiples activités, on compte aussi l’enseignement à l’IEP de Paris et une participation au comité de réflexion chargé de conseiller la direction de l’Ecole de journalisme créée par Sciences-Po [16]. Des lieux de production de l’idéologie dominante où Beytout doit faire valoir son sens de la « pédagogie ».

Le 12 novembre sur France Info, lors de son duel face à Laurent Joffrin, il assène ainsi une magnifique leçon de commentaire journalistique au sujet de la mobilisation sociale opposée à la réforme des régimes spéciaux de retraite : « Tout dépendra comment l’opinion publique, qui est pour l’instant favorable à la réforme, continue à l’être ; tout dépend aussi comment les mécontements se cristallisent [...]. Nous sommes deux dans ce studio, trois avec Laurant Joffrin à l’extérieur[il est au téléphone], nous allons, nous cotiser 40 ans, Laurent Joffrin, Agnès Soubiran et moi et notre retraite sera calculée sur les 25 meilleures années. Alors on peut dire qu’on fait pas un travail pénible mais, je sais pas à quelle heure vous êtes levée Agnès[Soubiran répond « trois heures »].Voilà, on peut dire que c’est pas vraiment très facile et pénible et pourtant, vous allez cotiser pendant 40 ans. Avant d’arriver à la Maison de la Radio, j’ai traversé, j’ai vu passer devant moi le bus n° 72 et juste derrière y avait, c’est juste pour comprendre, le conducteur du bus va prendre sa retraite à 55 ans et derrière y avait un routier qui venait de Lyon, de la région de Lyon, vu son immatriculation, lui y prendra sa retraite à 60, 65 peut-être 70 ans si c’est un artisan, et là aussi je me suis dit qu’y avait une inégalité. »

La vie pénible des dirigeants de presse

Nicolas Beytout a sans doute un travail pénible ; mais il est né à Neuilly-sur-Seine et son grand-père, Pierre Beytout, fut patron des laboratoires pharmaceutiques Roussel. En 1963, la deuxième femme de son grand-père, Jacqueline Beytout, rachète Les Echos à la famille Servan-Schreiber. C’est sous son règne que Nicolas est recruté comme chef du service économie générale en 1983 [17], sous son règne encore qu’il est promu rédacteur en chef en 1986 [18].

A qui doit-il sa nouvelle promotion ? Bernard Arnault ? Nicolas Bazire, numéro 2 de LVMH, ancien directeur de cabinet du Premier ministre Balladur et intime du nouveau Président ? Nicolas Sarkozy soi-même ? Le Syndicat National des Journalistes (SNJ) estime au sujet de cette nomination et des conditions dans lesquelles elle est intervenue que « non content de faire savoir que tous les patrons de presse sont ses “frères”, le président de la République tient aussi à nous convaincre – s’il en était encore besoin – qu’il entend faire la pluie et le beau temps dans les rédactions. » Le SNJ ajoute qu’ « une telle démarche contribue à ternir un peu plus l’image des médias dont les lecteurs dénoncent déjà la complaisance vis-à-vis des puissants » (Libération, 21 novembre 2007).

Conseillers complaisants des princes, serviteurs appliqués des actionnaires qui les ont nommés pour assurer le maintien de l’ordre éditorial et managérial, les dirigeants comme Nicolas Beytout (mais aussi, « à gauche », comme Joffrin) sont les acteurs autant que les stigmates d’une convergence inédite des puissances d’argent, d’information et de gouvernement.

Grégory Rzepski (avec Pierre et Denis pour les transcriptions).

 
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Notes

[1Comme l’écrit Libération qui a publié l’information le 19 novembre.

[2Libération du 21 novembre 2007.

[3Selon L’Express du 31 mai 2007, il « était présent à TF 1 le mercredi 23 mai, ainsi que le 25 au matin, dans le bureau de Nonce Paolini, pour mettre sur pied un éventuel binôme de direction de l’information du groupe TF 1 avec Jean-Claude Dassier. »

[4Ce jeu de chaise musicale est intéressant dans la mesure où L’Express du 31 mai 2007 annonçait également « le recrutement, officieux, de l’ancien vice-PDG de TF 1, Etienne Mougeotte, en qualité de conseil sur certains dossiers audiovisuels sensibles » par L’Elysée.

[5le 19 novembre 2007

[6Rapporté par L’Express du 31 mai 2007.

[8Le Journal du dimanche, 8 juillet 2007.

[9Contrairement à ce que nous indiquions précédemment, l’auteur de ce propos est bien Edouard de Rothschild et non Laurent Joffrin. (erratum du 14/10/2008)

[10Un peu, là aussi, comme le PDG de Libération qui, à son arrivée, a signifié virilement son autorité aux salariés rebelles. Sur ces incidents, lire ici même « Laurent Joffrin règne sur Libération : changement ou faux-semblants ? ».

[11D’après Libération du 1er octobre.

[12Là encore, il s’agit d’un point commun avec son contradicteur des débats de France Info. Le 24 octobre 2007, Laurent Joffrin signe ainsi un éditorial dans lequel on peut lire : « Libération remercie aussi ses annonceurs. Grâce au travail de Marie Giraud et de son équipe, Libération a rétabli ses liens avec le marché publicitaire. Là aussi, la nouvelle formule est bien accueillie. En octobre, pour la première fois depuis longtemps, le chiffre d’affaires de ce secteur sera supérieur à celui de l’année dernière. »

[13Le Monde, 2 octobre 2004.

[14Marianne, 12 février 2005.

[15Le Figaro, 5 octobre 2005.

[16D’après l’AFP, le 19 novembre 2007.

[17D’après Libération, le 20 novembre 2007.

[18D’après Stratégies, le 5 juin 1998.

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