Comment prendre acte d’un conflit social en lui donnant la forme d’un débat ? À cette question difficile, la réponse de Christine Ockrent est simple : en transformant son émission en fabrique d’illusions. Trois illusions : illusion de démocratie, en composant un plateau apparemment équilibré ; illusion de neutralité, en affectant ne poser que des questions ; illusion de pédagogie, en invitant des « experts » prétendument affranchis de toute idéologie.
Sur le théâtre de France 3, la représentation – une farce ? – peut commencer. À classer dans le genre apparemment inépuisable des « débats vraiment faux ou faussement vrais » [1].
Mise en scène
La composition du plateau est toujours significative. Ce soir-là, parmi les sept invités, les deux principaux représentaient les deux « camps » : Jacques Marseille, éditorialiste au Point, économiste, historien, face à Christian Mahieux, secrétaire fédéral du syndicat SUD-Rail. Un grand adepte du libéralisme économique, partisan des réformes gouvernementales, et groupie de Nicolas Sarkozy face à un syndicaliste opposé à la « réforme » des régimes spéciaux. Un duel, comme l’annonce le titre de l’émission ? Pas du tout. À ces deux invités, s’ajoutent deux politiques, apparemment opposés puisqu’il s’agit de Manuel Valls (PS) et de Patrick Devedjian (UMP), flanqués de deux « jokers » (jokers pour qui ?), Philippe Lemoine (PDG de Laser) et Bernard Brunhes (vice-président de BPI), tout deux pas vraiment opposés à la « réforme » des régimes spéciaux, et confortés par un « expert », Jean-Louis Thieriot, biographe de Margaret Thatcher et favorable aux réformes.
Parodie de démocratie. Christian Mahieux est en réalité le seul opposant aux réformes sur les régimes spéciaux. Comme il l’expliquera lui-même, Manuel Valls (PS – Parti socialiste) est en effet, lui aussi, un partisan effréné de cette réforme… Le face à face est une farce puisqu’une seule personne en affronte six. Six ? Huit, si l’on ajoute les deux journalistes (Christine Ockrent et Jean-Michel Blier) qui ne cachent pas leur attachement pour la réforme.
Dans l’émission, Christian Mahieux s’est exprimé pendant 13 minutes et 58 secondes, Jacques Marseille pendant 11 minutes et 37 secondes, Bernard Brunhes : 5’57", Philippe Lemoine : 3’44", Jean-Louis Thieriot : 5’41", Manuel Valls (PS) : 10’21", Patrick Devedjian : 7’58". Soit 13 minutes et 58 secondes pour les grèves, contre 47 minutes et 18 secondes pour la réforme. Et si l’on ajoute les 13 minutes de Christine Ockrent et 2 minutes 30 de Jean-Michel Blier, cela fait 79% du temps de discussion partagé entre les sympathisants de la réforme. Robert Ménard (de RSF) peut être content : c’est quand même mieux que les débats que l’on peut lire dans les colonnes du Rodong Sinmun (Le Journal des Travailleurs), le quotidien national Nord-Coréen !
Déguisée en arbitre de la confrontation, Christine Ockrent penche systématiquement du « bon » côté… Bienveillante avec Jacques Marseille, inflexible avec Christian Mahieux, elle demande à ce dernier de s’expliquer alors qu’elle demande au premier d’expliquer. D’ailleurs c’est à l’économiste de service qu’elle donne d’emblée la parole : « Mais d’abord une question à vous Jacques Marseille… »
Le timbre de sa voix, la formulation de ses questions, le fond de ses remarques révèlent un évident parti-pris. Quand Mahieux s’explique sur les conséquences des grèves (« Evidemment que les usagers des transports sont gênés quand... »), Ockrent le coupe : « Ça, c’est le moins qu’on puisse dire. Tous les gens qui vont devoir aller bosser demain matin... » Essayant de s’expliquer, Mahieux est de nouveau agressé : « Et ça, ça ne vous gêne pas ? » Alors qu’il précise que la qualité du service public de la SNCF, asphyxiée par la logique de rentabilité, se détériore, l’animatrice découvre et condamne un vrai coupable : « Mais là franchement, oui d’accord, vous n’arrangez pas la situation. » Des petites phrases qui nuisent à la clarté d’une explication, et qui influent sur le débat. Sans parti-pris, Ockrent ? Quand elle aborde les mobilisations à venir, elle mime un geste du ras-le-bol et s’exclame : « Et là, les étudiants et les lycéens appellent à manifester jeudi, eux, alors on n’est pas sorti de l’auberge ! »
Propagande
Première arme : l’encadrement du « débat ». Une fois le cadre de l’émission posé, le « débat » peut commencer par le couplet habituel : l’impossibilité de réformer le pays. Aux yeux illuminés de nos chers « pédagogues », il va de soi qu’il ne peut y avoir de réforme que libérale. Le reste est « archaïsme » et « retour en arrière ». Taxer le capital pour financer les retraites ne serait pas une réforme, mais une erreur économique. Dès lors, contester une réforme libérale, c’est rendre la réforme impossible. Ce que le titre de l’émission - « La réforme est-elle possible en France ? » - se bornait à laisser entendre est amplement confirmé par son contenu. Ému, Jean-Michel Blier annonce : « Jeudi, la galère continue ». Et il pose la seule question qui vaille : « La réforme est-elle décidément impossible en France ? » Même tonalité dans la présentation de Christine Ockrent : « Pour discuter de la situation sociale dans le pays, et de la difficulté manifeste de réformer en France, j’ai le plaisir d’accueillir… »
L’animatrice se fait porte-voix du gouvernement (dont son compagnon, Bernard Kouchner, est membre) : « Alors, Xavier Bertrand [...] a dit tout à l’heure que cette réunion était un premier pas dans la bonne direction mais que cela supposait évidemment la reprise du travail, d’ici mercredi. » Qui parle ? La construction de la phrase peut laisser croire que c’est Xavier Bertrand, mais c’est Christine Ockrent qui ajoute le « évidemment »…
Deuxième arme : les petits faits faux ou biaisés. Impossible à vérifier en direct, des contre-vérités sont assénées par les intervenants. D’accord sur le fond, les journalistes acquiescent et ne bronchent pas. Quand Jacques Marseille dit et répète « Ce sont les cheminots qui ont l’espérance de vie la plus longue après leur départ à la retraite », personne ne le conteste ou ne l’interroge sur une telle affirmation. Pourquoi ? Parce qu’ils n’en savent rien, et la désinformation s’accommode très bien de l’ignorance des intervieweurs.
Quand Jacques Marseille dit qu’il faut financer « 500 000 retraités » cheminots, il grossit le chiffre de 66% puisqu’il n’y en a que 300 000. Quand Ockrent souligne que Sud-Rail « est le deuxième syndicat à la SNCF » derrière la CGT, elle oublie l’UNSA, deuxième depuis 2006. Jubilant devant l’œuvre de Thatcher, elle rappelle, à deux reprises, que celle-ci était au pouvoir, « il y a de ça 35 ans ». Or la Dame de Fer accède au poste de Premier Ministre en 1979, et le quitte en 1990, il y a de ça 28 ou 17 ans, c’est selon. Jean-Michel Blier s’extasie devant le Livre Blanc de Rocard, et le date de 1988. Or celui-ci fut publié en 1991. Dans une autre diatribe, l’animatrice lâche : « Mais le problème de Sud, c’est que vous n’êtes pratiquement pas présent dans le secteur privé. Donc, votre stratégie, c’est quoi ? C’est de renforcer vos bastions qui sont essentiellement la SNCF et la RATP et puis le reste, ça vous est égal et les salariés du privé, c’est pas votre truc alors ? » Une exagération de Christine Ockrent car Sud (et Solidaires dont Sud est une composante) a de nombreux syndicats dans le privé. L’ignorance d’Ockrent peut rendre hilare, surtout quand elle se propage dans d’autres médias. Ainsi, le lendemain (19 novembre) sur Europe 1, Laurent Ruquier l’interroge : « Mais que veut dire SUD ? » « Solidarité Union des Travailleurs, quelque chose comme ça ? » répond-t-elle. En fait, ça veut dire Solidaires Unitaires Démocratiques.
Troisième arme : le recours à l’argument propagandiste. Dans le cas présent : le choc démographique contraint à faire travailler les actifs plus longtemps pour financer les retraites. « Comment on paye tout ça, comment on paye tout ça ? » s’énerve à ce sujet Devedjian.
Tous les autres arguments, qu’on les tienne pour fondés ou pas, ne sont même pas mentionnés. De quoi reste-t-il alors à débattre ? Nombreux sont ceux pourtant qui affirment que les calculs de nos bons « réformateurs » sont biaisés. Que disent ces opposants réduits au silence ? Que les salariés travaillent pour les inoccupés (retraités, mais aussi demandeurs d’emploi, handicapés…) et que le ratio qu’il faut observer n’est pas salariés/retraités, mais salariés/inoccupés. Qu’une diminution du nombre de chômeurs permettrait de réduire la part qui leur est globalement attribuée et permettrait d’augmenter le nombre de cotisants pour les retraites. Que le réel problème du financement des retraites est le chômage. Etc. Ces contre-arguments développés par les grévistes n’étant pas valables aux yeux des experts conviés dans les médias, ils ne sont ni évoqués ni discutés. Ils sont tous simplement méprisés.
Ainsi, il suffit à Jacques Marseille d’enregistrer, sans même les défendre, l’augmentation du nombre d’années de cotisation des salariés du privé (1993), puis celle des salariés du public (2003), pour qu’il assène : « Pour une question de parfait bon sens, aujourd’hui, il n’est pas tolérable, il n’est pas tolérable qu’une petite partie des Français continuent de bénéficier de ces 37 ans et demi. » Même « évidence » dans la bouche de Manuel Valls (PS) : « Il y a un devoir de vérité, on ne reviendra pas vers les 37 annuités et demi, c’est évident et donc cette harmonisation des régimes de retraite est indispensable. » Les salariés des régimes spéciaux ont des cotisations plus élevées ? Ils ont des pensions plus basses ? Peu importe, il faut qu’ils travaillent comme tout le monde. Il sera temps, un jour, d’augmenter les cotisations des autres salariés et de baisser les pensions du régime général, pour harmoniser…
La complicité qui règne sur ce plateau fait (presque) plaisir à voir. Quand Valls (PS) regrette que son parti n’ait pas fait la réforme des retraites, il complète : « L’opinion soutient l’idée d’une harmonisation à 40 ans. » Ce qui émerveille Devedjian : « J’ai du mal à m’opposer à Manuel Valls parce que je le trouve d’une grande honnêteté et sur les 40 ans, nous sommes d’accord. » Le choix pour les partisans de la réforme (soient 8 des 9 personnes présentes est simple. Jacques Marseille le résume : « Il n’y a qu’une seule solution : soit de baisser les retraites, soit d’accroître les cotisations des actifs, soit travailler plus longtemps. Travailler plus longtemps, c’est ce que tous les autres font. » Taxer le capital ? Les profits ? Compter sur la baisse du chômage (avec les départs à la retraite) pour compenser les effets de la redistribution ? Taxer Jacques Marseille pour chacun de ses passages dans les médias ? (On pourrait même rembourser la dette publique…) Les solutions, quoi qu’on en pense, ne manquent pas. Pourquoi ne sont-elles pas mises en débat ?
Et pour couronner le tout, des opinions polémiques assénées comme des faits scientifiques. Ainsi Jean-Louis Thiériot : « On a beaucoup plus pitié d’un mineur qui voit son puits fermé que d’un cheminot à qui on demandera d’arrêter sa machine à 55 ans. » Cette rengaine Marseille la ressert : « Quand les cheminots prennent leur retraite à 55 ans en moyenne, ils sont en pleine santé, ils pètent le feu. » Mahieux a beau essayer d’expliquer que les 3/8, que la réparation des rails dans des endroits inaccessibles, ce n’est pas si facile, il se heurte à des murs de mépris sur lesquels rebondissent ses paroles.
Vous avez dit « Propagande » ? Non : « Pédagogie ».
Pédagogie
Comme on l’a vu, Mahieux est le seul invité qui doit s’expliquer, les autres étant là pour expliquer, et surtout pour faire comprendre. Faire comprendre la nécessité de cette réforme. Etre de bons pédagogues en somme.
Pour Jacques Marseille, l’expert attitré, « Il fallait pas négocier ! Il fallait pas négocier ! (…) Vous vous rendez compte le temps qu’on a perdu à vouloir négocier, je dis bien négocier, parce qu’il n’y avait rien à négocier. » C’est clair ? Pourquoi ne fallait-il pas négocier ? Parce que c’était prévu par Sarkozy dans son programme (et comme il a été élu, son programme l’a été aussi…), mais surtout parce que les Français « avaient parfaitement compris pendant la campagne présidentielle ». Avant les Français étaient sots, maintenant ils sont brillants : « En 95, les Français n’avaient pas encore compris l’enjeu des régimes spéciaux, aujourd’hui, ils l’ont parfaitement compris. Ils ont parfaitement compris que c’est intolérable. »
« Duel sur la 3 » est une émission de service public et Christine Ockrent prend à cœur son métier : être une animatrice de qualité consiste à être une pédagogue appliquée. Alors que Christian Mahieux essaye de développer son point de vue, elle le fait taire, et se tourne vers Marseille : « Jacques Marseille, ça veut dire que la pédagogie qui consiste à expliquer à la fois la démographie, à la fois la dette publique, à la fois le financement par ce système de répartition, qui vous le rappeliez, date de 1945, que au fond, il reste des gens de bonne foi, qui n’ont pas compris . » Puis, quelques minutes plus tard, elle lance un reportage avec une rare neutralité : « Alors justement, vous dites que les Français, que dans leur majorité, Jacques Marseille, à vous entendre, ont compris . (…) C’est ce que va nous rappeler Dominique Rotival : la très très difficile pédagogie sur la nécessaire réforme des régimes de retraite. » Même impartialité quand elle s’adresse à Bernard Brunhes : « Le fait que l’opinion, d’après les sondages, est pour le moment hostile à ce mouvement de grève, est-ce que c’est en fonction de ce progrès dans la pédagogie comme le disait Jacques Marseille ? »
Mais Jacques Marseille n’est pas le seul à faire œuvre de pédagogie. Jean-Louis Thieriot, avocat d’affaires, cadre immédiatement son intervention : « Dans la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher comme dans la France d’aujourd’hui, la majorité de l’opinion estimait qu’une réforme était nécessaire. Les Français ont très bien compris qu’avec l’allongement de la durée de vie, une retraite pour un certain nombre de personnes, favorisées d’une manière ou d’une autre, à 37 ans au lieu de 40 ans, ça c’était inacceptable. » Et Manuel Valls (PS) en harmonie avec les réformes du gouvernement : « L’opposition doit jouer son rôle de pédagogue par rapport aux évolutions de la société. »
Pour conclure, le pédagogue en chef, Jacques Marseille, avoue qu’il a même converti ses parents : « Mes parents cheminots ont parfaitement compris, c’est quand même la preuve que la pédagogie peut quand même fonctionner. »
Le bilan d’une telle émission est éloquent : c’est une émission de propagande dans laquelle s’exercent des procédés de censure, d’exclusion, de fabrique de l’opinion. C’est une émission, qui relaye la vulgate dominante et qui réduit la pluralité effective des arguments et des opinions à la portion congrue. Une émission de service public, d’une apparente diversité, qui bafoue les obligations inscrites dans le cahier des charges de France 3 ? Celui-ci indique que la chaîne se doit d’assurer « l’honnêteté, l’indépendance et le pluralisme de l’information ainsi que l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion. […] La société [France 3] s’interdit de recourir à des procédés susceptibles de nuire à la bonne information du téléspectateur. » [2]
Laissons la Reine Christine rêver – c’est son dernier bon mot - à la disparation définitive des grèves dans les transports collectifs : « Voilà, vive la télé-transportation, mais nous n’en sommes pas là ! »
Mathias Reymond et Denis Perais