Ce qui suit n’est pas un portrait… A la différence de celui que Le Monde a publié le 21 novembre 2007 sous le titre « Georges-Marc Benamou, l’ombre des puissants » : un long article consacré au parcours du conseiller pour la culture et l’audiovisuel de Nicolas Sarkozy. Comme d’habitude avec les portraits du Monde [4], en théâtralisant et en réduisant la politique à un jeu de destins individuels, cet article évacue la dimension politique du personnage. Comme d’habitude avec Le Monde, « les apparences de la puissance ne sont jamais traversées pour s’intéresser à l’exercice de la puissance en lui-même au sein du lieu que l’on est censé investir [5]. » Ce qui suit n’est pas un portrait, mais une introduction à la sociologie du rouage. Une étude de cas.
Au service des patrons
« C’est une formidable nouvelle pour un journal qu’un industriel l’achète pour 240 millions d’euros. » Sur BFM, le 6 novembre 2007, Georges-Marc Benamou se réjouit du rachat des Echos par Bernard Arnault, première fortune de France. Cet enthousiasme spontané fait écho à la satisfaction du même Benamou, il y a presque dix ans, à la suite de l’augmentation de la part du groupe Lagardère au capital du journal qu’il dirigeait alors, L’Evénement du jeudi. Dans son éditorial du 21 mai 1998, il annonçait ainsi en post-scriptum : « Le groupe Lagardère, par sa filiale Holpa, s’engage pleinement dans L’Evénement du jeudi, en augmentant de 48% à 92% sa part dans notre capital. (…) Cette implication plus grande du groupe Lagardère dans l’Edj est, à l’évidence, une excellente nouvelle pour la pérennité et la qualité de notre journal. »
Georges-Marc Benamou, on le voit, a le goût des investissements industriels et/ou financiers qui garantissent la « qualité » de la presse. Concédons qu’il a quelques raisons de témoigner de sa reconnaissance : lui-même doit sa carrière de directeur de journaux à des mécènes généreux qui ont soutenu, jusqu’aux naufrages, ses titres systématiquement déficitaires : Pierre Bergé pour Globe que Benamou dirigea de 1985 à 1993 puis la famille Lagardère pour L’Evénement du jeudi de 1997 à 1999, année où l’hebdomadaire est rebaptisé L’Evénement.
Quelques mois après le renflouement du titre par Lagardère, Libération, le 1er juin 1999, publie un article expliquant que, de nouveau, « L’Evénement traverse une crise. Une de plus. Rédaction démobilisée, ligne éditoriale floue, ventes moins bonnes que prévu (...). La diffusion a dégringolé de 16,4 % en 1998 par rapport à l’année précédente. (...) Le journal fourmille d’anecdotes sur les couvertures refaites au dernier moment, les articles commandés et jamais parus, la valse des rédacteurs en chef et des journalistes, le copinage intensif, les chefs de service contournés et désavoués (...). Outre la pagaille qu’il fait régner dans le journal, une partie de la rédaction reproche à Georges-Marc Benamou une “connivence” excessive avec certains grands patrons et, surtout, une préférence marquée pour le commentaire par rapport à l’information. (…) l’actionnaire majoritaire [le groupe Lagardère] soutient Georges-Marc Benamou contre vents et marées. C’est Jean-Luc Lagardère en personne qui a plaidé, il y a deux ans, pour qu’il soit nommé à la tête de la rédaction. Le contact s’est noué par l’intermédiaire de Bernard-Henri Lévy, proche de l’un et de l’autre. » On va y revenir.
Après son échec à la tête de cet hebdomadaire qui cesse de paraître en octobre 1999, la famille Lagardère reclasse Georges-Marc Benamou comme éditorialiste dans des médias qu’elle contrôle alors : La Provence, Nice Matin et Europe 1 [6]. Le rappel de ce soutien permanent des puissants permet, incidemment, d’apprécier à sa juste valeur la leçon du moraliste Benamou qui, dans les colonnes de Nice Matin le 12 mars 2006, écrivait : « Les jeunes français veulent, le plus souvent, être bercés par une sorte d’état nourricier, protecteur, de la naissance à la mort. A vingt ans, moi, la précarité ne me faisait pas peur [7] ». Elle l’a même toujours rongé.
Serviteur bien servi par ses patrons, Georges-Marc Benamou n’est pas un cas isolé. Avec d’autres, il assume une fonction sociale précise, sans laquelle les relations de connivence ne seraient que des amitiés personnelles qui n’auraient que des incidences privées. C’est à ce titre que Benamou est « intéressant ».
Au service des sommités éditoriales
On l’a dit : avant de devenir le bouffon de Sarkozy, avant même d’être le boy de Lagardère, Benamou était « un proche » (comme écrivait Libération) de Bernard-Henri Lévy ; à dire vrai, son homme de main. BHL participe à la création de Globe en 1985. Le journal lui servira de tribune permanente jusqu’à sa disparition en 1994.
À partir de 1997, redevable au même BHL (intime de Jean-Luc Lagardère) de sa nomination à la direction de L’Événement du jeudi, Georges-Marc Benamou met de nouveau les colonnes de son journal au service de son maître à penser.
Ainsi, le jeudi 16 octobre 1997, le dernier livre du plumassier (Comédie, Grasset) est en vente chez les libraires. Ce même jour, le magazine de Benamou lui consacre un article de trois pages. Deux semaines plus tard, le 30 octobre, L’Événement du Jeudi publie, sous le titre « B.-H.L., décidément ! » un débat qui oppose le point de vue élogieux de Jean-François Kervéan au point de vue critique de Patrice Delbourg. Quelques semaines passent et, en janvier 1998, sous le titre « Bernard-Henri Lévy écrivain de guerre », l’hebdomadaire consacre une colonne dithyrambique à deux reportages sur l’Algérie de BHL publiés dans Le Monde en janvier 1998. Le ridicule n’est pas frôlé, il est atteint : « Les deux longs papiers publiés par l’auteur de la Barbarie à visage humain dans Le Monde renouent avec la tradition du grand, du très grand journalisme. Ce n’est plus de l’éditorial, cette forme moderne du sermon, c’est du reportage, ce grand oublié de nos médias. Ils sont de la veine à tout le moins d’un Lucien Bodard ou d’un Pierre-Albin Martel, pour ceux qui se refusent à évoquer à leur propos un Albert Londres ou un Joseph Kessel. »
En 1998, toujours, même la réédition des vieux livres de BHL mobilise le journal de Benamou. Dans son édition du 6 août 1998, L’Événement du jeudi consacre un dossier de trois pages à la réédition en poche de L’Idéologie française, chef d’œuvre impérissable de Bernard-Henri Lévy, commis en 1981, et qui cherchait à démontrer que tous les intellectuels français ou presque avaient été fascistes – même quand ils avaient été antifascistes. L’essentiel de ce grand dossier d’été (deux pages et demi sur trois) est consacré à un texte de BHL expliquant à quel point son livre de 1981 était génial. La preuve ? L’opposition qu’il avait rencontrée, venant selon BHL lui-même d’« une sorte de parti, aux frontières indécises mais assez vaste, puisqu’il va du Débat à Esprit, de l’Action française, ou de ce qu’il en reste, au Parti communiste et aux réseaux personnalistes – un parti donc, ou un axe, qui semble n’avoir d’autre objet que de discréditer ce livre-délit (...) » Et d’ajouter : « Jamais je n’ai pensé qu’un livre de moi pût déclencher pareille haine – et si durable. Dix-sept ans après encore, l’orage n’a pas fini de gronder. » Assez servilement, L’Événement du jeudi confirme alors, sous la plume d’un de ses employés, la mégalomanie du grand intellectuel : « L’Idéologie française dérange toujours parce que, plus qu’un livre d’histoire, c’est un livre politique et engagé qui ose établir des passerelles dont on s’était jusqu’alors bien gardé. Depuis 1981, on pouvait croire la polémique apaisée : il n’en est rien (...). Ne jamais mésestimer le travail, forcément souterrain, d’un livre comme L’Idéologie française au cours des deux dernières décennies. »
Ouvert d’esprit, Georges-Marc Benamou n’a jamais réservé ses services au seul Bernard-Henri Lévy. Dans son éditorial de L’Evénement du 4 février 1999, évoquant la manifestation anti-Pacs organisée par Christine Boutin, il dénonce « une France puritaine et nostalgique d’un XIXème siècle idyllique. Justement cette France “ moisie ” que dénonçait Philippe Sollers dans un texte qui restera . » Le 11 mars 2000, sur Europe 1, il encense Guillaume Durand qui a « fait un livre magnifique, qui ressemble à L’Arrangement d’Elia Kazan ». Au même micro, le 16 septembre 2001, il s’enflamme pour un éditorial de Jean-Marie Colombani : « C’est la phrase de la semaine : Nous sommes tous des A-mé-ri-cains ! Elle est de Jean-Marie Colombani, le directeur du journal Le Monde. […] Elle est parfaite [8]. »
Benamou ne se lasse pas d’admirer tout ce qui brille, même en toc. Des amuseurs, autant que des intellectuels. Dans Nice Matin [9], le 10 décembre 2006, il confesse : « Stéphane Bern a beaucoup de talent. Il est un formidable journaliste et conteur des rêves européens. Il est un très bon animateur de radio sur France Inter. » Le 8 avril 2007, dans les mêmes colonnes, il célèbre Philippe Bouvard : « On fêtait cette semaine les trente ans de l’émission de radio la plus populaire de France, les Grosses Têtes, de Philippe Bouvard. On peut être accro ou pas, trouver qu’ils ont font trop ou pas dans la gaudriole mais on doit saluer cette véritable institution du rire en France. Qui pourrait faire ce que fait Bouvard tous les jours avec ses acolytes ? (…) Qui pourrait imaginer que Philippe Bouvard soit un jour remplaçable ». Utile précision : Bouvard et Benamou travaillent alors tous deux à Nice Matin. Dans le quotidien niçois, les flagorneries de Georges-Marc Benamou ne connaissent aucune exclusive. Le 29 avril 2007, par exemple, c’est un sondologue qu’il consacre : « Le vainqueur de ce premier tour, c’est bien sûr Nicolas Sarkozy avec ses 31%... Mais il ne faut pas oublier l’autre vainqueur. Le sondeur qui ne s’est pas trompé : Pierre Giacometti, de l’institut IPSOS. Comme on dit en langage de turf, il l’avait bien donné, depuis longtemps, dans cet ordre et avec ces chiffres. »
Serviteur des petites et grandes célébrités médiatique, auxquelles il doit une partie de sa notoriété, Georges-Marc Benamou n’est pas seulement un admirateur aux goûts discutables : il est, avec d’autres, un rouage du microcosme dont il contribue à tracer la frontière. Au-delà des « idéologies »…
Au service du pouvoir politique
Georges-Marc Benamou est peut-être un « homme de convictions ». Mais lesquelles ? Le dernier numéro de L’Evénement (le 7 octobre 1999), republie, pour le « best of », une étude où Louis Harris interrogeait les Français afin de savoir si le couscous, le boudin, le beuf-carottes, l’aïoli, la tête de veau, le gigot, le saumon et le caviar étaient « plutôt de gauche [les quatre premiers] ou plutôt de droite [les quatre derniers] ». Appliquons ce test à Georges-Marc Benamou : est-il « plutôt boudin » ou « plutôt caviar » ?
À l’en croire, ainsi qu’il l’explique le 12 mars 2007 sur France Inter, Benamou est plutôt de gauche, mais ne déteste pas le saumon et le caviar. Ce jour-là, Nicolas Sarkozy a choisi de l’inviter dans le cadre de la matinée de campagne que lui consacre Nicolas Demorand. Le candidat UMP fait la promotion du récent livre de Georges-Marc Benamou, Le Fantôme de Munich, « un livre à mettre entre toutes les mains » selon Nicolas Sarkozy. « Je reste à gauche » précise Benamou en faisant l’éloge de Sarkozy. Il répète : « Je suis un homme de gauche et un homme de gauche peut parler et fréquenter Nicolas Sarkozy. »
Une fréquentation qui se traduit par l’obtention d’un nouvel emploi : le 16 mai 2007, l’ancien confident de François Mitterrand est nommé à l’Elysée. L’aboutissement et le sommet de la carrière du courtisan ? Rien n’est moins sûr puisqu’on prête au conseiller l’ambition de devenir président de France Télévision ou de la future holding regroupant l’audiovisuel extérieur français (France 24, RFI, TV5), holding qu’il tente lui-même de constituer en tant que chargé de mission… Dans ses nouvelles attributions, pourtant, la réussite de Benamou est comparable à celle qui fut la sienne en tant que directeur de journaux. Ainsi, selon Les Echos du 12 novembre 2007, « le projet de Georges-Marc Benamou (…) de créer une “marque ombrelle” coiffant TV5, France 24 et RFI a suscité un tollé », notamment chez les actionnaires francophones belges, suisses et québécois de TV5. Ce projet mobilise également contre lui les syndicats, notamment ceux de RFI.
En même temps, sous les ors de la République, Benamou poursuit, son travail d’homme de réseaux. Petit coursier des uns et des autres, il se dévoue pour favoriser les bonnes relations entre les gouvernants et quelques personnalités du monde de la culture, comme lors du déjeuner réunissant, à la table de Nicolas Sarkozy, « l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse, le philosophe André Glucksmann, l’historien Max Gallo, le cinéaste Claude Lanzmann, et l’essayiste et professeur de littérature à Paris-VII, Eric Marty » (Le Monde du 5 juillet 2007). Il remplit son office en relayant dans les cercles du pouvoir – aux côtés de Christine Albanel, ministre de la Culture et de la communication (avec laquelle il est en rivalité [10]) – les intérêts des oligarques des médias qu’il a longtemps servis. Un travail de lobbying au détriment du service public, évidemment [11]. Un travail de lobbying qui embarrasse quand même s’il devient trop voyant quand, par exemple, Benamou s’emballe pour la « formidable nouvelle » du rachat des Echos par Arnault. Au point que, selon Le Canard enchaîné du 14 novembre 2007, les maladresses et les sorties de Georges-Marc Benamou agaceraient certains hauts fonctionnaires ministériels « qui réclament sa mise en veilleuse ».
Homme de main, homme d’influence et homme de réseaux, le personnage de Georges-Marc Benamou s’évanouirait alors sur le fond blafard des médiocrités du temps ; un temps dont il épouse les variations depuis plus de vingt ans en occupant dans l’espace où se croisent leur représentants la fonction modeste mais utile de portier et de petit porteur de l’interdépendance des puissances politiques, économiques et médiatiques.
Grégory Rzepski