Tous les lundis, France Culture propose « L’économie en questions », un programme animé par Xavier de la Porte et Olivier Pastré [2]. « La commission Attali : objectif 3% », tel était le titre de l’émission proposée le 5 novembre 2007 à l’occasion de la communication publique des premières mesures suggérées par la commission pour la libération de la croissance française. Un débat auquel étaient invités Eric Le Boucher, rédacteur au Monde et membre de ladite commission et Liêm Hoang-Ngoc, économiste, maître de conférences à Paris I-Panthéon Sorbonne (et, incidemment, dirigeant du Nouveau Parti socialiste).
La discussion qui s’amorça ce jour-là ou qui, plus précisément, n’eut pas lieu, illustre la façon dont certaines pratiques journalistiques, très loin de relayer la diversité des avis qui animent la société civile ou savante et la pluralité des arguments qui s’élaborent et s’échangent, délimitent le périmètre restreint et les critères de légitimité des questions « pertinentes » et des types de solutions envisageables à des problèmes dont la formulation va de soi, exerçant ainsi une sorte de censure implicite ou négative. De débat, il n’y en eu donc pratiquement aucun. Comment ? Pourquoi ?
Une double appartenance
Au début de l’émission, l’un de ses animateurs, Xavier de la Porte, souhaite rappeler les conditions de formation et de fonctionnement de la commission à laquelle participe Eric Le Boucher. C’est pourquoi il interroge ce dernier sur cette participation et ses conséquences sur son travail de journaliste :
- X. de La Porte : - « Question un peu anodine, vous êtes journaliste, qu’en est-il historiquement de la présence de journalistes dans les commissions et ensuite, comment pouvez-vous, vous, en rendre compte dans votre journal ? »
A cette double question - qui est loin d’être « anodine » - Eric Le Boucher répond… comme si une autre lui avait été posée :
- E. Le Boucher : - « C’est d’abord une question de liberté. Est-ce que cette participation risquait de me priver d’une certaine liberté de ton et de parole vis-à-vis du pouvoir ? La réponse est oui [énorme lapsus !] car Attali est libre par rapport au pouvoir et peut faire ce qu’il veut. Attali est donc libre par rapport à Sarkozy. De plus, me concernant, je me sens parfaitement libre par rapport à Attali de dire, proposer etc. Une liberté au carré entière (sic) donc. »
Passons sur le lapsus. Invité à s’expliquer sur sa double appartenance à la commission et à la rédaction du Monde, Eric Le Boucher répond en biaisant et en invoquant sa liberté. En substance, je reste libre car … je suis quelqu’un de libre. En guise d’argumentation, une tautologie… au carré : puisqu’Attali est libre par rapport à Sarkozy et que je me sens libre par rapport à Attali, je suis libre ! S’autoriser de la liberté de Jacques Attali par rapport au pouvoir en place sans en rien la démontrer puis du sentiment de sa propre indépendance ne mange pas de pain.
Comme souvent, lorsque leur indépendance est, ou semble, mise en question, il suffit à nombre de journalistes de proposer, en guise d’arguments, une proclamation de bonne volonté gagée sur l’affirmation de leur conscience professionnelle.
Le cercle des experts
Quelques minutes plus tard, le second animateur de l’émission – Olivier Pastré – fait remarquer à Eric Le Boucher qu’il n’y a presque pas de représentants syndicaux ou associatifs au sein de la commission alors que l’on compte plus d’une vingtaine de patrons [3].
- O. Pastré : - « Beaucoup de patrons, pas beaucoup de syndicalistes. Ce n’était pas comme ça du temps des commissions du Plan où il y avait une forme de parité. A l’époque il y avait déjà des journalistes. [Pastré cite, comme exemple, Jean Boissonnat puis reprend :] Là, il y a 21 patrons et un syndicaliste. N’y a-t-il pas une disproportion ? »
Pastré prolonge sa question en mentionnant le problème de la représentation des consommateurs et Le Boucher répond :
- E. Le Boucher : - « Nous ne représentons pas la France, il s’agit de proposer des idées. Il ne s’agit pas de faire un consensus des forces sociales pour arriver à faire quelque chose. Attali a nommé des experts qu’il croit intelligents, avec des choses à dire de différentes sortes. Ce n’est qu’une commission (il insiste), contrairement au Plan qui était un organe d’Etat avec une obligation de parité. »
Faut-il supposer alors que l’intelligence et l’expertise sont étrangères au monde syndical et associatif ? Faut-il comprendre que les syndicats et les associations ne sont éventuellement convoqués que lorsque la « parité » sociale est imposée et seulement à titre de figuration représentative (une présence de témoignage en quelque sorte) ? La lettre de mission du Président de la République était pourtant claire puisqu’elle s’adresse en ces termes à Jacques Attali : « Pour remplir cette mission, vous vous entourerez d’une commission rassemblant les différentes compétences et sensibilités économiques et sociales… »
« 21 patrons et un syndicaliste » mais pas n’importe lequel : Jean Kaspar… qui n’exerce plus de fonctions syndicales. L’ancien secrétaire général de la CFDT « gère depuis dix ans son propre cabinet de conseil, spécialisé dans les relations sociales », comme l’indique le site Liberationdelacroissance.fr.
Un seul syndicaliste, donc. Soit autant que de psychiatres. Sans doute parce que pour lever les obstacles à la croissance, il est nécessaire d’agir sur les cerveaux. L’avis d’un psychiatre aussi médiatique que Boris Cyrulnik, n’est pas de trop pour ça [4].
Bref, la fausse naïveté d’Eric Le Boucher confine au cynisme. Justifier l’éviction des syndicalistes sous prétexte que la commission n’a jamais eu comme vocation de représenter qui que ce soit est fallacieux, voire mensonger. Qui peut croire en effet que le gouvernement ne se prévaudra pas des résultats de cette commission comme de l’avis représentant le consensus de l’expertise économique en France ? Et qu’Eric Le Boucher cautionne la présence massive des patrons et l’éviction des syndicalistes comme une garantie de la qualité de l’expertise !
« Ce n’est qu’une commission », certes… mais installée au tout début d’un mandat dit « de rupture » et destinée à orienter et justifier la politique économique pour les cinq prochaines années… Interviewé par Challenges (8.11.07), Robert Rochefort, directeur du Credoc, reconnaissait comme allant de soi le rôle politique joué par les experts chargés de rédiger des rapports au sein de commissions présentées modestement comme de simples boîtes à idées : « Le changement dans nos sociétés complexes nécessite un consensus, Or il se fabrique par des façonnages progressifs de l’opinion . Lorsqu’une mesure dérangeante proposée dans un rapport finit par être appliquée, c’est souvent parce qu’elle figurait dans une demi-douzaine de travaux précédents. […] On peut aussi comparer cela aux coups de boutoir. La porte de la forteresse cède avec le dernier coup de bélier, mais tous ceux qui l’ont précédé ont eu leur utilité. C’est ce dont doivent se convaincre tous les auteurs de ces rapports. »
Le cercle des arguments
La suite de l’émission montre comment Janus-Le Boucher, journaliste indépendant et commissionnaire présidentiel, participe directement à la construction de ce consensus en s’interdisant et en interdisant à son interlocuteur la simple formulation d’angles politiques et économiques différents de l’unique approche de la relance de la croissance permise, c’est-à-dire la sienne. Après la fermeture du cercle des experts, celle du cercle des arguments.
Dans les dernières minutes de l’émission, L. Hoang-Ngoc fait remarquer que, selon lui, la véritable question est celle du partage de la richesse créée entre le capital et le travail. En clair, il s’agit de savoir si l’on veut politiquement mettre en place une relance par la demande et non seulement par l’offre comme le laissent suggérer les premières conclusions de la commission. Avant de proposer de supprimer le caractère constitutionnel du principe de précaution (mesure plus symbolique qu’autre chose figurant dans le premier ensemble de recommandations de la commission et visant à libérer les énergies, le goût d’entreprendre, et la prise de risque ; le saccage des entrées de ville par la quasi-disparition des règles d’installation des grandes surfaces en est une autre), c’est la question des salaires, d’après L. Hoang-Ngoc, qu’il faut avoir d’abord en tête.
- L. Hoang-Ngoc : - « Le vrai problème, c’est les bas salaires et ces instruments [la hausse du smic] sont à la disposition du gouvernement. » br>
- E. Le Boucher : - « C’est une discussion qu’on n’a pas, c’est vraiment quelque chose derrière nous. C’est une discussion des années 80, aujourd’hui la possibilité de hausser les salaires d’un coup de baguette magique, personne n’y croit. (…) »
Eric Le Boucher ne peut contenir un certain agacement : la question de l’arbitrage et du partage entre capital et travail est une question désuète que l’on ne se pose plus depuis les années 80. Peu surprenant pour l’auditeur qui a l’habitude de lire la fiche de lecture hebdomadaire derrière laquelle il s’abrite pour diffuser sa « pensée » et qui lui tient lieu de chronique tous les samedis dans Le Monde [5]. Il insiste, son interlocuteur aussi. Comme sur un plateau de télévision, il somme alors son interlocuteur de dire comment il s’y prendrait pour élever les salaires (plusieurs fois), étant entendu, selon lui, qu’il n’y a pas de marges de manœuvre et qu’il ne saurait y en avoir :
- E. Le Boucher : - « Au contraire, la question que l’on se pose est même de savoir si l’on n’a pas trop poussé le Smic, ce qui fait que ça a sorti beaucoup de gens non qualifiés du marché du travail. Car figurez vous que le travail a un coût. Et qu’on ne peut pas surpayer les gens… Mais tout ça, (à propos du niveau du Smic), c’est des discussions d’il y a vingt ans et que plus personne ne se pose (sic) aujourd’hui. » br>
- L. Hoang-Ngoc : - « Mais les gens attendent des revalorisations de salaires ! » br>
- E. Le Boucher : - « Mais comment vous faites ? [deux fois]. » br>
- L. Hoang-Ngoc : - « C’est pas par d’hypothétiques heures supplémentaires… »
Le ton très condescendant de Le Boucher souligne à quel point il méprise à la fois les questions qu’il entend exclure de la discussion et l’interlocuteur qui entend les poser. Le chroniqueur du Monde a certes le droit de penser ce qu’il veut. Eric Le Boucher a le droit d’estimer que les 35 heures sont une catastrophe pour la France, que le travail coûte trop cher à cause du niveau du Smic, que l’idée de reposer la question d’un arbitrage politique pour la répartition de la richesse créée est une vue de l’esprit ou encore que l’Etat ne dispose d’aucune marge de manœuvre et d’aucun instrument budgétaire, fiscal ou monétaire pour intervenir. Mais il est incapable de concevoir que d’autres options méritent d’être mises en débat. On peut alors interroger la prétendue indépendance qu’il revendique en début d’émission.
Une double dépendance
De quelle liberté intellectuelle peut se prévaloir un journaliste qui a intégré tous les fondements de la doctrine économique dominante et du programme du parti au pouvoir en France au point de ne plus être en mesure de discuter avec quelqu’un qui ne les partage pas ? Quelle indépendance peut revendiquer le responsable éditorial d’un quotidien de référence qui, non seulement pense comme le pouvoir, mais participe activement au processus de décision du pouvoir au travers d’une commission nommée par le Président de la République ?
Journaliste (et expert commissionné), en toute indépendance, épouse la vulgate de son temps. Expert (et journaliste patenté), en toute indépendance, répond aux attentes des gouvernants qui le consultent. Et c’est à ce double titre – mais surtout en se prévalant de sa qualité de journaliste « indépendant » – que, dans l’exercice effectif de la confrontation des opinions, il est tellement accaparé par sa fonction de relais du discours dominant qu’il ne veut même pas entendre les propositions qui relèvent d’une autre tradition économique que celle qu’il honore.
Ce faisant, les positions et la posture d’Eric Le Boucher confirment l’analyse proposée par Frédéric Lebaron pour comprendre la fabrication de l’hégémonie libérale [6].
D’abord, notre journaliste-expert procède à une véritable naturalisation de l’histoire (c’est-à-dire à sa neutralisation) en jouant sur l’opposition moderne/dépassé (les discussions d’hier, celles d’aujourd’hui) qui fait du cours du monde un processus aussi irréversible qu’un phénomène d’évolution naturelle. Le poids de la contrainte (comment on fait ?, on a tout essayé…) participe de cette naturalisation qui éclipse la teneur politique du choix. La contrainte est telle que seule l’expertise (incarnée par Le Boucher) peut aborder une réponse technique à un problème qui n’est plus politique ni historique.
Ensuite, notre expert-journaliste recourt à l’imposition d’un point de vue qui, comme le montrait Frédéric Lebaron, nie simplement qu’un autre soit possible. Dans le cas présent, les réactions d’Eric Le Boucher indiquent bien que le problème de la croissance s’envisage uniquement par le biais de l’offre, c’est-à-dire de la compétitivité, de la concurrence, de la libération du travail, de la dynamisation du marché des biens et services etc. En conformité avec les termes mêmes du discours officiel qui a accompagné la mise en place de la commission : lettre de mission du Président de la République, décret d’installation, etc.
Le mépris que Le Boucher affiche pour un chercheur (maître de conférence à l’université Paris I) qui a pourtant publié un livre chez le même éditeur et dans la même collection que lui [7] et, à travers ce dernier, pour toute une école de pensée est parfaitement significatif des méthodes d’imposition du point de vue dominant. Il lui suffit de déclarer impensable ce qu’il ne veut pas penser. Et de s’indigner, par exemple, que des gens compétents puissent encore suggérer que la relance de la croissance est autant une question de demande que d’offre ou soutenir qu’envisager l’une sans l’autre conduit à une impasse.
Une censure préventive
Remettons les choses dans leur contexte. E. Le Boucher vient rendre compte des premières recommandations de la commission Attali. Elles ont été présentées au départ comme des mesures destinées à améliorer l’offre globale, notamment en favorisant conjointement distribution et concurrence. Mais, dans le même temps, la commission a fait savoir qu’elle allait désormais s’intéresser aux moyens d’améliorer le fameux pouvoir d’achat et, donc, incidemment, poser la question des revenus. Bref, c’est désormais la demande qui est à l’ordre du jour. Or, si on écoute bien Eric Le Boucher, la question des revenus est déjà résolue avant même d’avoir été traitée spécifiquement par la commission puisque quand Liêm Hoang-Ngoc évoque la possibilité d’une hausse des salaires comme celle d’un instrument qui reste, quoi qu’on en dise, à la disposition du gouvernement, il souligne avec dédain que ce genre de recours n’est plus envisageable depuis plus de 20 ans et que ces vieilles lunes keynésiennes ne font pas l’objet de la moindre discussion : « C’est une discussion qu’on n’a pas, c’est vraiment quelque chose derrière nous. C’est une discussion des années 80. » La clôture du périmètre de l’économiquement pensable est telle que l’on peut se faire du souci pour les prochaines recommandations concernant la stimulation de la demande.
Le concours qu’apportent les médias dominants à la domination ne tient pas seulement à leurs partis pris ; il dépend surtout de leur contribution à la délimitation implicite du périmètre du débat légitime. Plus exactement, leur parti-pris s’exerce à travers cette délimitation. Le problème n’est pas tant l’absence de neutralité que la neutralisation de la dimension conflictuelle de l’espace public de la discussion, des thèses et des arguments. Dans le rôle du garde-frontière, à l’antenne de France Culture, Eric Le Boucher s’acquitta fort bien de sa fonction : en procédant à une tentative de censure du pluralisme des argumentations au moment même où il proclame sa liberté de pensée (une « liberté au carré », dit-il). Ce jour-là, ce n’est ni un journaliste libre ni un méchant propagandiste qui s’exprimait, juste un simple « communicant » au service du pouvoir et ce, en toute indépendance…
Mathias Roux