On peut reconnaître cette qualité à Murdoch : il a du flair et une capacité certaine à repérer les affaires juteuses. Trois marchés porteurs sont devenus ses cibles ces dernières années : Internet, l’info financière, la religion.
2005. Première cible : Internet et son marché publicitaire
Après avoir multiplié les sarcasmes contre ce nouveau multimédia, Murdoch s’y convertit et au forum de Davos où il se rend régulièrement, il déclare qu’il faut suivre l’évolution, qu’Internet a entraîné des modifications profondes pour les médias, un nouveau rapport de forces entre consommateurs et fournisseurs et que nous sommes entrés dans l’ère d’explosion de la liberté d’expression. S’étant ainsi justifié, il s’attaque au marché publicitaire sur Internet et recentre ses activités Web autour de Fox Interactive Media, basée à Los Angeles.
Pour 580 millions de dollars (soit 484 millions d’euros), en juillet 2005, il rachète Intermix Media, un réseau d’une trentaine de sites Internet. C’est un site de communautés, blogs, networking récent (créé il y a deux ans) mais déjà en tête pour son nombre de visiteurs (il aurait dépassé Google en France). Murdoch, qui prône la liberté d’expression, n’est visiblement pas gêné par les démêlés judiciaires d’Intermix avec le procureur général de l’Etat de New York, Eliot Spitzer. Il est en effet reproché au site d’avoir sciemment infecté, à l’aide d’un logiciel indésirable, les ordinateurs des internautes (3,5 millions de New Yorkais se seraient fait ainsi piéger) afin de diffuser le plus possible de contenu publicitaire sur internet. Le logiciel lançait le téléchargement et l’installation d’une barre d’outils sur le navigateur Internet et inondait ensuite la machine infectée de pop-up publicitaires sans que l’utilisateur en soit avisé. Intermix Media a accepté, en juin 2005, de payer 7,5 millions de dollars pour mettre fin aux poursuites.
En mettant la main sur Intermix Media le groupe News Corp. s’est emparé de My Space.com. A la même époque le groupe News Corp. acquiert des sites Internet très divers dont Scout médias et un ensemble, IGN Entertainment, qu’il paye plus cher qu’Intermix (650 M$) : il touche ainsi à tout : le sport, la mode, les jeux vidéo, le cinéma… Myspace est un site qui bat des records d’audience et de publicité aux Etats-Unis. Essentiellement consulté par les jeunes adolescents et considéré comme le média de la culture contemporaine, c’est aussi le site de nombreux musiciens indépendants, certains prônant la paix et la non-violence…Murdoch, lui, prône la guerre en Irak, mais il n’est pas à une contradiction près : quand ses profits sont en jeu, il ferme les yeux ! My Space, enfin, dont le système Hyper-Targeting permet la publicité ciblée après analyse des textes des clients et abonnés, évolue déjà vers le profil de portail généraliste et a signé un accord avec Skype. A suivre…
2007. À l’assaut du marché de l’information financière
En bon milliardaire, Murdoch ne pouvait pas manquer de s’intéresser à un créneau où les investissements sont extrêmement rentables, dopé par la montée des marchés boursiers. Jusque-là l’information financière télévisée était dominée par la chaîne CNBC, filiale de NBC (National Broadcasting Company) Universal (groupe General Electric). Dans cette jungle de la concurrence où vit Murdoch il n’y a pas d’autre solution que tenter d’évincer le rival. Il lance donc le 15 octobre Fox Business. CNBC est regardée par un public fortuné et fidèle, essentiellement des cadres supérieurs. Fox Business est une chaîne qui s’adresse, elle, à la classe moyenne à laquelle elle va resservir le fameux rêve américain à la sauce de l’innovation. Elle a notamment comme atout d’être diffusée sur les bouquets de base des grands câblo-opérateurs américains dont Time Warner qui couvre le marché-clé de Manhattan.
Mais la concurrence est rude et il faut plus pour déstabiliser CNBC qui, sur la Web TV, est associée avec Microsoft lequel a pris récemment une petite part de Face Book ( principal concurrent de my Space) et s’est emparé surtout de sa régie publicitaire. La chaîne tire une bonne partie de ses informations des 700 journalistes du groupe qui réunit l’agence d’informations financières Dow Jones et le Wall Street Journal (le deuxième quotidien aux USA, loin devant le New York Times.). Un accord de partenariat a été signé qui va en principe jusqu’en 2012.
La famille Bancroft qui contrôle le groupe (elle détient 25% du capital mais 64% des droits de vote) résiste quelque temps aux propositions d’achat, mais le 13 novembre, c’est fait : Murdoch s’empare du quotidien et de son site en ligne, de l’agence financière Dow Jones, du site MarkerWatch, du portail pour entreprises Factiva et de l’hebdomadaire Barron’s [3]. Le tout pour 5 milliards de dollars. Les journalistes étaient loin d’être favorables à ce rachat mais pas les actionnaires qui ont voté pour à plus de 60%.
2007. Un autre marché juteux : la religion !
C’est, en ce début de siècle où le monde semble fonctionner à l’envers, un marché en pleine expansion : aux Etats-Unis 64% des internautes recherchent sur le Web des sujets liés à la foi. Le 4 décembre 2007, News Corp. rachète Beliefnet qui se présente comme le plus grand site d’information consacré à la foi et la spiritualité sur le Web avec 3,1 millions de visiteurs chaque mois. On y trouve à la fois de l’information religieuse et théologique (toutes religions confondues), la possibilité de « chater » avec un ange ou de participer à un cercle de prières en ligne. New Corp. ayant évalué la demande en informations consacrées à la religion et la spiritualité à plus de 5 milliards d’euros a estimé qu’il y avait là un nouveau créneau rentable et a donc décidé d’étendre l’influence du site en lui fournissant des programmes, des productions, des publicités, de la technologie et une expertise marketing [4].
Dans la famille Murdoch, demandez le fils !
La pratique du népotisme se porte bien. Forbes, Mittal, Lauder, pour ne citer qu’eux, ont montré leur esprit de famille… Même chose chez les Murdoch : il faut assurer l’avenir des rejetons. James Murdoch, le fils cadet, s’était déjà vu confier la direction du bouquet satellitaire britannique BSkyB. Il s’est fait une réputation en en faisant le plus beau groupe de télévision en Europe, imbattable sur le marché du divertissement haut débit (sport et cinéma) et de la téléphonie au Royaume-Uni, avec 8,5 millions d’abonnés. Il vient d’être promu début décembre 2007 à de plus hautes fonctions dans le groupe puisqu’il va en diriger toutes les activités européennes et asiatiques et va avoir en charge le développement du Wall Street Journal en Europe. Jeune loup aux dents longues, il s’est fait rappeler à l’ordre en novembre 2006 par les autorités européennes à la concurrence pour sa tentative de rachat d’une part du groupe ITV, il voulait évincer Virgin Medias. Il devrait devenir le responsable international de News Corp. et de Dow Jones et remplacer à terme son vieux père.
Le Monde du 27 décembre 2007 rapporte quelques détails épiques : à l’intérieur même de la famille Murdoch la concurrence est sans pitié et tous les coups sont permis : « Dallas planétaire », « impitoyable feuilleton familial » « guerre fratricide » « guerre de tranchées »… James nous est présenté comme le « vilain petit canard » qui a « des ambitions de carnassier » et un cobra tatoué sur le bras ; sa soeur Elisabeth « une fausse douce, manipulatrice »… [5] Quelle famille ! Digne des Atrides !
Politique et dérégulation
Murdoch est réputé, pour reprendre l’expression du Canard Enchaîné, être « très réac’ mais pas du tout sectaire en politique » [6]. Après Ronald Reagan et Margaret Thatcher, puis Tony Blair, c’est au tour d’Hillary Clinton de recevoir l’appui du magnat de la presse qui a été jusqu’à faire collecter des fonds pour soutenir sa campagne présidentielle. Il faut dire que ses deux derniers amis ont bien mérité l’appui de Murdoch ; ils ont, comme le relève Le Monde Diplomatique, « toujours veillé à favoriser les affaires de l’industriel australo-américain : lobbying en faveur de ses journaux et de ses chaînes, déréglementation de la communication dont le patron de News Corp. fut naturellement l’un des principaux bénéficiaires » [7].
En octobre 2004, le dispositif anti-concentration avait été assoupli par John Howard en Australie après sa victoire électorale et en remerciement du soutien de son puissant compatriote. Mardi 18 décembre 2007, c’est au tour du gouvernement américain d’assouplir les règles afin de permettre aux groupes de médias de détenir à la fois des journaux, des radios et des chaînes de télévision dans les 20 plus grandes villes (source AFP New York). Quel cadeau pour Murdoch ! Grâce à cette réforme il va pouvoir garder le Wall Street Journal, le New York Post et ses chaînes de télévision new yorkaises. Certains démocrates s’inquiètent à juste titre de cette décision. Barack Obama, candidat démocrate à la présidentielle, a accusé la FCC (Federal Communications Commission) « d’avoir placé les intérêts des grandes entreprises devant celui du peuple », et le directeur de l’association Free Press, Josh Silver a déclaré : « avec ces nouvelles règles, la crise de la diversité va empirer car ces grands groupes font leur beurre sur la concentration. Attendez-vous à davantage de licenciements dans les rédactions et à une moindre qualité de l’information » [8] .
Contrôle et peopolisation
Encore une fois, on ne peut s’empêcher d’établir le parallèle avec Hearst, le magnat de la presse qui a servi de modèle à « Citizen Kane ».
Il y a des modèles à suivre : Murdoch conseille ainsi à Sky News, la chaîne britannique d’informations en continu de prendre l’exemple de Fox News Channel afin de concurrencer la BBC, cette fichue chaîne publique qui résiste !
Selon une enquête parlementaire britannique de novembre 2007, le magnat de la presse australo-américain « assume exercer un « contrôle » sur la ligne éditoriale de The Sun et de News of the World. […] Il a expliqué être un propriétaire qui exerce un contrôle éditorial sur les grandes questions comme quel parti soutenir lors des élections ou la ligne politique sur l’Europe » [9].
S’il n’intervient pas directement, ses subordonnés le font à sa place. Un ancien dirigeant du Times le reconnaît : « même s’il n’appelle pas, on a intériorisé ses prises de position et on fait attention de ne pas s’écarter de la ligne » [10].
Quoi qu’il dise faire la distinction entre les tabloïds, pour le peuple, et les journaux de référence comme le Times et le Sunday Times, on ne peut que constater que tous les journaux dont il est devenu propriétaire ont subi un reformatage qui ne va pas dans le sens de la qualité et de l’élévation de la pensée. Même l’austère Times a subi le style « tabloïd ».
Les journalistes du Wall Street Journal avaient donc toutes les raisons de craindre pour leur indépendance lorsqu’ils se sont mis en grève le 28 juin 2007. Le PDG de Dow Jones, Richard Zanino, qui a été évincé à la suite du rachat, « a expliqué son départ par la volonté de Murdoch de « rendre le sain goût du risque » à la vieille maison » [11].
Le Wall Street Journal ne deviendra pas plus conservateur qu’il ne l’était déjà, mais « l’éditorial du quotidien a admis que ce rachat aura des conséquences autres que financières : « nous connaissons assez le capitalisme pour savoir qu’il n’y a pas de séparation entre le contrôle et la propriété » [12]. Le WSJ était réputé pour ses enquêtes de grande qualité et ses analyses de fond. Murdoch, lui, préfère les articles « courts et factuels » Constamment obsédé par le désir de supplanter ses concurrents (ici le New York Times), il a pour projet de transformer le WSJ en un quotidien plus généraliste, avec plus d’informations politiques et sociales. Le site en ligne payant va devenir gratuit au moins dans un premier temps pour se tailler la part du lion de l’audience et rafler la mise des recettes publicitaires [13].
Dans l’immédiat le « sain goût du risque » semble avoir inquiété les actionnaires et Dow Jones a perdu des parts de marché au bénéfice de ses concurrents Reuters et Bloomberg. News Corp. aurait perdu également 7 milliards de dollars dans la société Gemstar-Guide TV. Le 20 décembre 2007 les autorités de la concurrence britanniques ont demandé à BSkyB de réduire de moitié sa part de 17,9% dans le groupe ITV sous prétexte de… concurrence faussée. Il est vrai que l’achat des titres au prix fort (près de 17% de plus que le cours de l’action ITV) a bloqué l’arrivée d’autres acheteurs, ce qui était d’ailleurs son but ; Il arrive donc au groupe Murdoch de subir quelques revers. Il reste que « peu d’industriels des médias ont, autant que lui, plié les rédactions aux intérêts économiques et politiques du propriétaire. » [14]
Nadine Floury