La PQR , craignant de voir lui échapper des investissements publicitaires indispensables à son fonctionnement, a freiné pendant longtemps la naissance des télévisions locales. Pourtant devant la perte de son lectorat, la presse régionale se résout depuis quelques années à investir les télévisions de villes. Après une période de gel, le dossier des TV locales est réactivé, avec, à partir de 2004, l’autorisation de diffuser, sur les stations locales, de la publicité pour la grande distribution jusque-là interdite. Il s’agit pour les patrons de ces médias de récupérer sur les télévisions de villes (et sur internet), un lectorat (surtout jeune) et les investissements publicitaires qui s’y investissent. Le revirement d’un François-Régis Hutin dirigeant du groupe Ouest-France est significatif : longtemps, un des patrons de presse des plus réticents à aller sur l’audiovisuel local, il bascule, en se portant acquéreur des titres de la SocPresse dans l’Ouest, sur la télévision locale hertzienne Nantes 7. En effet, le groupe de Dassault, vendeur, détenait 49 % du capital [3].
La politique de constitution des grands ensembles de PQR en France favorise cet engouement pour les télévisions locale, dans la mesure où cette concentration permet « de mettre en œuvre des projets communs dans le domaine des gratuits, des télévisions locales, de réaliser des synergies, notamment au plan éditorial et du marketing » (Les Échos 13 février 2006). Cette visée porte un nom : le « cross-média », c’est-à-dire la possibilité de prendre appui sur l’ensemble du réseau de collecte d’information de façon à pouvoir diffuser une seule information quel que soit le support [4].
Cette mise en réseau des médias - TV, Radio, internet et presse écrite - est un credo partagé par qui se précise chez les propriétaires des médias, pour qui, selon les propos d’Arnaud Lagardère « Les journalistes doivent se considérer peut-être pas uniquement comme des journalistes de presse écrite mais comme des journalistes tout court d’information » [5]. Économie d’échelle, rationalisation de la collecte, rationalisation de la diffusion, rationalisation du personnel : , cette conception de l’industrialisation de l’information renforcera un peu plus la mono couleur – telle la Ford T noire du constructeur de Détroit [6] - du discours journalistique.
C’est dans ce contexte que le CSA a lancé des appels d’offre, d’abord sur l’analogique, puis, à partir des années 2006, sur la TNT. Des acteurs nationaux s’intéressent à ce qui apparaît comme un « nouveau marché », au premier chef les grands groupes de communication qui s’intéressent à des zones dont la densité sourit aux publicitaires. Ces grands groupes sont nés dans le contexte de la déréglementation, à partir des années 1980. Cette évolution, résultat d’une politique nationale et européenne conduite sous la pression de groupes publicitaires et de communication français, européens, voire nord-américains a marginalisé progressivement le service public de l’audiovisuel, en créant les conditions de la montée en puissance de médias encastrés dans des groupes industriels et financiers [7].
La législation au service du média business
C’est bien lorsque les perspectives économiques commerciales (publicitaires) sont apparues comme jouables au plan infranational, et après un arbitrage entre des intérêts quelquefois contradictoires, que le législateur est venu au secours des intérêts commerciaux des monopoles locaux en place et des groupes nationaux intéressés. D’abord, avec le décret du 7 octobre 2003, qui autorise la diffusion sur les stations locales, de la publicité pour la grande distribution jusque là interdite [8]. Cette utilisation du droit confirme l’analyse de Serge Regourd : le droit de l’audiovisuel ressort bien souvent de la « soft law », c’est-à-dire un droit malléable, qui s’adapte aux intérêts économiques et financiers dominants du moment [9]. Puis avec la loi du 9 juillet 2004 : celle-ci renforce la marge de manœuvre des grands groupes, en modifiant la loi du 30 septembre 1986 qui contenait (encore) un ensemble de dispositions visant à limiter la concentration des entreprises de communication audiovisuelle afin de préserver le pluralisme et plusieurs règles concernant les télévisions locales. Simultanément, la concurrence avec France 3 est ouverte, avec des menaces sur son existence.
Les télévisions courtisées pour les municipales
Le marché publicitaire peut présenter un intérêt à moyen terme, lorsqu’il s’appuie sur un bassin d’audience cumulée assez vaste. Les télévisions locales commerciales et quelquefois, celles qui se disent associatives (bien souvent elles n’en ont que l’enveloppe juridique) s’organisent pour répondre à cette injonction de la « real economy ».
C’est en fait, à la mise en place d’un véritable maillage capitalistique, politique, fonctionnel auquel on assiste. Maillage qui lie des intérêts composites : ceux de la PQR [10]. ceux de grands médias nationaux (TF1, Bolloré, Lagardère-Hachette) ou de groupes en voie de reconstitution et recomposition tel Hersant-Média [11]. Des intérêts différents mais qui agissent dans le même sens : la commercialisation accentuée des médias locaux, leur mise en coupe réglée par des intérêts au service de politiques à l’orientation bien précise.
Les télévisions locales, proies du Groupe Hersant
Le groupe Hersant-Média (GHM), héritier du papivore des années 70 (Groupe de Robert Hersant) accélère son développement en France [12] Et considérablement renforcé, ce groupe est devenu, depuis peu, un opérateur important de la télévision locale en rachetant 49% des parts détenues par les deux fondateurs de la société Antennes locales [13], et par le fonds Berlys Développement de Pierre Bergé. Antennes locales devient ainsi filiale audiovisuelle à 100% du groupe [14]. Cette société, premier opérateur de chaînes de télévision locales en France, regroupe sept chaînes locales [15]. Par ailleurs, Philippe Hersant, aimant le bon air suisse [16], possède au pays des Helvètes, 4 quotidiens à Nyon et Neuchâtel et deux télévisions locales, Léman Bleu (à côté de Genève) et TVM3.
Beaucoup plus discret que Robert, son fiston, Philippe Hersant, tranquille habitant du bord du Lac Léman, reprend, encore un peu plus, pied en France, après les grandes difficultés du groupe, à la mort du père fondateur [17]. Deux stratégies financièrement peu compatibles s’offrent à lui : soit le groupe poursuit sa consolidation sur le Sud Est en ajoutant à sa panoplie papier (La Provence, Marseille Plus, Nice-Matin, Var-Matin, Corse Matin), LCM (La Chaîne de Marseille), fleuron qui a échappé à GHM au moment de son attribution par le CSA. Soit, GHM construit un réseau de villes à partir des 7 télévisions qu’ils possèdent déjà maintenant avec le contrôle à 100% d’Antennes locales. Malgré l’apport de Paru-vendu, vache à lait du groupe (tiré à 15 millions d’exemplaires sur 260 villes [18]), le groupe d’Hersant fils, devra, sans doute, effectuer des choix et des reconfigurations mettant en jeu d’autres titres de son portefeuille (L’Union de Reims, Le Havre Libre, Le Havre Presse notamment). La tendance d’une PQR féodale contrôlant son territoire (de Grenoble à Marseille, à Nice et en Corse) est une vieille recette qui convient encore aux tycoons de province.
Interférence politique et échange de services : le fils est le digne héritier de son père Comme lui, Philippe a le cœur à droite. Dès l’automne après le rachat de Nice-Matin, il prend parti dans la campagne municipale qui oppose le sénateur-maire UMP Jacques Peyrat au ministre de l’outre-mer Christian Estrosi. Selon Le Canard enchaîné, « Philippe Hersant a déjà choisi le second » [19]. Selon Le Canard Enchaîné, le 23 novembre dernier, un sondage de la Sofres est publié dans le quotidien Nice-Matin, qui titre en une « Municipales à Nice : un seul tour pourrait suffire » ; le groupe Hersant, qui l’a fait réaliser l’a imposé. Le quotidien publie en outre une interview du patron de la Sofres, "qui crucifie Peyrat". Le Canard précise que "tout cela n’a rien à voir avec le fait qu’Estrosi a été un des plus fervents supporters de Philippe Hersant dans le rachat du pôle sud de Lagardère. Ni même qu’Hersant se trouve être le pape de la presse de l’outre-mer, dont Estrosi est le ministre...".
Syndication et bartering
En matière de programmes, à côté de la mutualisation de production se met en place en 2007 une syndication à base de bartering qui amorce l’organisation de véritables réseaux de villes. De quoi s’agit-il ?
Au départ, il y a eu le réseau constitué par l’union des Télévisions Locales de Service Public (TSLP). Ce réseau regroupe une cinquantaine de télévisions d’initiative locale, certaines associatives, d’autres commerciales [20]. TSLP a créé en 2004 un modèle coopératif autour de mutualisation de la production de programmes des chaînes locales membres de son réseau. REC (Réactions en Chaînes) fonctionne comme une unité de programmes commune, mutualisé avec d’achats de programmes produits ou coproduits par les télévisions locales de TLSP. Pour avoir accès à ce catalogue (environ 6 heures de programmes renouvelés tous les mois) les chaînes s’acquittent d’une adhésion calculée en fonction de leur taille et leur audience. Cela permet, un amortissement des coûts pour ces petites télévisions et un accès aux mécanismes de soutien du CNC (Centre National Cinématographique) qui reconnaît REC comme diffuseur.
Mais, deux ans plus tard, c’est un tout autre système- le bartering - , qui se développe. Le bartering consiste pour un annonceur et/ou son agence de communication à produire puis proposer à un support de radio ou de télévision, un programme (fiction, documentaire, émission de variétés…) en échange d’espace publicitaire [21].
En 2007, ce dispositif a fonctionné : en échange d’un accès gratuit aux programmes, 80 % de l’espace publicitaire est réservé à des annonceurs extra locaux avec partage des recettes entre le syndicateur et la chaîne. Cette invention étatsunienne qui fonctionne depuis 30 ans pour les chaînes locales outre-atlantique a été importée par un cabinet privé, Syn TV, qui le voit comme modèle économique d’avenir [22]. Syn TV, propose cette stratégie marketing, en anticipant la multiplication des chaînes et l’approvisionnement de grilles de programmes à petits budgets. Ce modèle économique permet aux syndicateurs d’être de plus en plus intégrés dans des grands groupes, réduisant toute velléité d’indépendance.
Belle perspective que cette pénétration des annonceurs directement accrochés aux programmes, renforçant le point de vue de Bolloré, rappelant que le client « ce n’est plus seulement le lecteur, mais l’annonceur » [23].
C’est ainsi que pour le bonheur des annonceurs, Jack Bauer (le héros de « 24 heures chrono »), après un passage sur la Fox, la chaîne de Rupert Murdoch, et sur Canal Plus, a été diffusé en simultané sur une dizaine de chaînes locales au premier semestre 2007 : quelle belle spécificité de programmes pour la télévision de proximité ! [24]
La syndication éditoriale, relai d’Elkabbach
L’accord des télévisions locales, avec Europe 1 (groupe Lagardère) qui organise, en vue des municipales et des cantonales une syndication éditoriale, constitue un cas structurel de la sociologie-économie des rouages [25]
Europe 1 a signé en novembre 2007 un accord avec le GIE des Télévisions Locales Associées qui regroupe une vingtaine de chaînes diffusées sur la TNT [26]. Cet accord permet à la vision journalistique de son tenancier en chef, Jean Pierre Elkabbach [27], d’être, après Europe1 et Public Sénat, omniprésente sur les principales télévisions de villes en France. Ce partenariat prévoit la captation vidéo et la diffusion d’émissions d’Europe 1 sur les télévisions locales signataires et sur europe1.fr, émissions spécialement produites en Province, à l’occasion des élections locales de 2008. Enfin, cerise sur le gâteau, la mise à disposition des images des interviews et éditoriaux de Jean-Pierre Elkabbach, soi-même, en léger différé.
Dans le cadre des élections municipales, Europe 1 « déplacera l’antenne » dès janvier 2008. Le Club Europe 1, la grande émission politique du vendredi sera réalisée successivement en direct de Bordeaux, Marseille, Lille, Lyon puis Toulouse. Gilles Crémilleux, président du GIE qui regroupe « les locales » justifie cet accord, car "Jusqu’ici les télévisions locales suivent peu ou pas l’actualité nationale, or nous en avons besoin, à l’instar des quotidiens régionaux ». Les locales, en élargissant leur zone de diffusion (articulé à l’accord avec TF1 Publicité), veulent attirer des annonceurs nationaux, notamment avec la diffusion des vidéos d’Europe 1 afin de créer de nouveaux rendez-vous en journée sur les tranches où audience est jusqu’à présent concentrée (18h/20h) [28]
Les télévisions concernées sont, à ce jour, une vingtaine à être, depuis septembre, diffusées comme les télévisions nationales sur la TNT [29] La vingtaine de chaînes locales affichent une audience cumulée de 630.000 auditeurs par jour, sur un bassin de 7,1 millions d’habitants, selon les chiffres de Médiamétrie. C’est donc, une grande part du réseau des télévisions locales qui bascule sous la coupe éditoriale de la radio-Lagardère, Europe 1.
La syndication publicitaire avec TF1 Publicité [30]
Ces perspectives ne laissent pas indifférents certains grands groupes français. Ainsi, TF1 a réussi un « bon coup ». Sa régie (TF1 Publicité) vient de passer un accord avec trente chaînes de télévision locales et régionales (dont 27 réunies en GIE). Très fier, son président (G. Crémilleux ) qualifie de flatteur « l’intérêt de TF1 Publicité pour les locales ». L’implication de TF1 Publicité en cette fin d’année 2007 intervient au cours du dernier trimestre marqué par la montée en audience de chaînes locales sur la TNT et l’annonce par le CSA de prochains appels à candidature sur la TNT (sans doute une trentaine de sites à pouvoir). Cela aiguise l’appétit d’un groupe dévoué à l’information modèle Jean-Pierre Pernaut. TF1 Publicité va prend ainsi en main la gestion de l’espace extra-local de ces « locales », auparavant détenue par TLR [31]. Ainsi, dès la fin de l’année 2007, TF1 Publicité développera et commercialisera des dispositifs nationaux ou multirégionaux (couvrant des chaînes et donc des régions sélectionnées par les annonceurs). Ces nouvelles offres allieront couverture nationale et proximité, et viendront compléter l’offre actuelle de TF1 Publicité. Par ailleurs, chacune des chaînes locales conservera ses missions de commercialisation d’espaces publicitaires auprès de ses clients annonceurs locaux. Le but vise à faire passer dans trois ans le chiffre d’affaires de moins de 3 millions d’euros à 10 millions [32]. Médiamétrie sera chargée de mettre en visibilité les (bons) résultats.
Multipliez les chaînes de villes, articulez des programmes communs (attractifs) diffusés à la même heure, secouez dans le tout dans une régie publicitaire commune : c’est le jackpot !
Les grandes absentes : les télévisions associatives
Depuis sa reconnaissance juridique (loi du 1er août 2000) le mouvement des télévisions associatives locales et nationales n’a pas pu gagner droit de cité, en l’absence d’un modèle économique viable (notamment avec un fonds de soutien), à l’instar des radios associatives. Elles pèsent peu face aux grandes manœuvres actuelles.
Ce qui est manifeste dans le processus en cours de construction du paysage audiovisuel local (PAL), c’est la marginalisation des candidats associatifs, comme l’a montré la récente élimination de Zalea TV [33] et de IDF TV [34] de la compétition pour l’attribution des fréquences sur Paris et l’Île-de-France (qui a vu GHM obtenir une des 4 fréquences pour Paris Cap). Les télévisions de villes qui émergent sous la bénédiction du CSA excluent, de facto, la naissance et le développement des télévisions réellement indépendantes, associatives et participatives au profit du développement de la télévision commerciale, qui s’organisent délibérément en réseaux nationaux, par le biais du local. Cette politique qui s’accentue vise bien à la configuration d’un local qui favorise l’extension de l’espace publicitaire et la présence de groupes liés à la majorité en place, au détriment d’un espace public démocratique de proximité.
Le groupe TF1 paraît le mieux à même de réaliser un réseau de télévisions de villes. La baisse de son audience et de sa rentabilité [35] lui commande à la fois, un allégement de ses obligations (volume et commandes à des producteurs indépendants) et une diversification avec le développement d’activités satellites (internet, chaînes thématiques, chaînes de villes, etc.).
Les liens politiques de TF1-Bouygues et du Président de la République, devrait faciliter l’évolution d’une législation qui peut encore freiner par ses « archaïsmes » la constitution de groupes puissants dans la communication. Les chantiers sur l’audiovisuel que pilote la ministre de la culture devraient remédier à ces inconvénients [36], l’apparition d’un septième réseau se profile. Vous avez dit « Soft Law » ?
Guy Pineau