L’annonce du Président de la République concernant la suppression de la publicité à France Télévisions et les modalités de compensation de cette perte de ressources, ne peut que conduire à l’affaiblissement de l’offre de programmes du service public, voire à son amputation. Le Président a déclaré : « je souhaite que l’on réfléchisse à la suppression totale de la publicité sur les chaînes publiques qui pourraient être financées par une taxe sur les recettes publicitaires accrue des chaînes privées et par une taxe infinitésimale sur le chiffre d’affaires de nouveaux moyens de communication, comme l’accès à internet ou la téléphonie mobile ».
Les conséquences économiques d’une telle réforme sont sans appel. En effet, si l’on considère les propositions faites à partir des chiffres 2006, les seuls consolidés, le groupe France Télévisions, déjà sous-financé par rapport à ses homologues européens, perdrait 833 millions d’euros de publicité et de parrainage, soit 30% de son budget de 2,85 milliards dont 1,87 milliard provenant de la redevance.
A suivre la suggestion présidentielle, la compensation viendrait de deux sources.
La première « une taxe infinitésimale » sur les recettes des fournisseurs d’accès internet (FAI) dont le chiffre d’affaires cumulé s’élève à 4 milliards d’euros, et une sur les recettes des opérateurs de téléphonie mobile dont le chiffre d’affaires cumulé atteint 20 milliards d’euros en 2006. Supposons que cette taxe soit au minimum de 0,1%, cela représenterait 24 millions d’euros (hypothèse basse) et pourrait s’élever jusqu’à 1%, soit 240 millions (hypothèse haute). Si l’on retient une hypothèse moyenne de 0,5%, le montant récolté serait de 120 millions d’euros [1]
La deuxième ressource de compensation proviendrait d’une taxe sur les recettes publicitaires des chaînes privées. Ces recettes nettes s’élevaient en 2006, à 3,12 milliards d’euros dont 55% vont à TF1 et 25% à M6. Cette taxe ne pourrait être supérieure à 6% car ces chaînes, principales bénéficiaires de la mesure proposée, ne verraient plus leurs recettes augmenter. En effet, le transfert de recettes publicitaires du public au privé a été estimé dans une étude récente à 110 millions pour TF1 et à 44 millions pour M6, compte tenu de la limite des espaces sur ces chaînes et du transfert des investissements publicitaires vers d’autres médias. On doit donc retenir comme hypothèse haute de taxation des recettes publicitaires des télévisions privées, un taux de 5%. Et encore faudrait-il le moduler pour la TNT en phase de décollage et compter sur la vive contestation de TF1 et de M6. Soit donc un taux de 5% (hypothèse haute), cela représenterait une ressource de 160 millions d’euros. En fait, il est plus probable que ce taux soit fixé entre 1% et 3%, créant une recette comprise entre 32 (hypothèse basse) et 100 millions d’euros (hypothèse moyenne). Conclusion : dans l’hypothèse la plus favorable pour France Télévisions, les sommes « récupérées » s’élèveraient à 400 millions d’euros, engendrant une perte de 430 millions. Dans l’hypothèse moyenne, France Télévisions subirait une perte de 600 millions et dans le pire des cas, le déficit atteindrait 770 millions.
Comme il l’a annoncé, le gouvernement n’envisage pas d’augmenter la redevance et encore moins de faire une dotation budgétaire à France Télévisions. Par conséquent la perte subie par le service public ne pourra pas être intégralement compensée. Pour atteindre les 830 millions, il faudrait par exemple une taxe de 10% sur les recettes des télévisions privées et de 2% sur celles des FAI et des opérateurs de mobiles. Un tel niveau de taxation sanctionnerait tous les acteurs pour des résultats incertains et provoquerait une déstabilisation de l’économie des médias français. Il faut donc retenir l’hypothèse moyenne évoquée, celle d’une perte de 20% du budget de France Télévisions qui sera conduit à réduire son offre de programmes, voire à s’auto-amputer. En effet, le montant des pertes est proche du coût de la grille de programmes d’une chaîne comme France 2 ou France 3 (750 millions en 2006). Et il faudra en plus trouver 400 millions d’euros supplémentaires pour financer la production de programmes destinés à remplacer les spots publicitaires à des heures de grande écoute (quelque 1000 heures par an).
La réforme annoncée est légitimée au nom d’un retour à la « pureté » de la mission de la télévision publique, sur le modèle mythique de la BBC qui dispose d’un budget supérieur à 4 milliards d’euros financés pour l’essentiel par la redevance, ou d’un retour à l’ORTF d’avant l’introduction de la publicité en 1968 par le Général de Gaulle. On voit mal comment en supprimant autant de ressources, l’équivalent du coût d’une chaîne nationale, on peut améliorer la qualité des programmes et les investissements dans la création. Le résultat certain est d’une part, la production d’un effet d’aubaine pour les chaînes commerciales et pour les principaux groupes qui les détiennent ou qui rêvent d’entrer sur ce marché et d’autre part, l’amputation de la télévision publique. Déjà le démembrement de France 3 est à l’ordre du jour. Telle est la logique paradoxale de propositions équivoques qui se retournent aisément en véritables propositions néo-libérales que même Silvio Berlusconi n’avait pas envisagées pour la RAI, concurrente directe de son groupe familial de télévision.
Pierre Musso, Professeur de sciences de la communication à l’Université de Rennes 2