… Et notamment les chroniqueurs occupant pourtant des places réservées : pas question qu’ils troublent la sérénité (et la propreté) de cet espace convivial.
La liberté de chroniqueurs selon Laurent Joffrin
Ainsi, il est arrivé à Pierre Marcelle d’être privé de 1650 signes. Le maître des lieux n’avait pas apprécié qu’un préposé aux impertinences déplore que, dans un avis de décès, on puisse lire ce partage de deuil privé : « L’équipe de Libération s’associe à la tristesse d’Edouard de Rothschild et de sa famille à l’occasion du décès du baron Guy de Rothschild [2] ». Contester le mélange des genres, apparemment, n’est pas de « gauche »…
Mettre en cause la gestion du Monde, non plus : la dernière chronique de Daniel Schneidermann, consacrée à la (nouvelle) crise que traverse le quotidien vespéral, a été interdite de publication le 31 janvier 2008 par le directeur de Libération.
Pourquoi ?
En guise de préface à la publication de sa chronique sur le site d’ « Arrêt sur images », Schneidermann, résume ainsi l’échange téléphonique avec son patron : « “ Elle est trop violente, et c’est quand même le journal d’à côté ”, m’a dit Joffrin. “ Ils vont penser que c’est moi qui les agresse ”. Je lui ai répondu qu’il pouvait se désolidariser, expliquer que la chronique n’engageait pas le journal, tout ce qu’il voulait pour qu’on ne pense pas que c’était lui qui agressait les patrons du journal d’à côté. “Non, ce serait hypocrite”, m’a-t-il dit. »
Ainsi, Laurent Joffrin, selon lui-même, se refuse à toute « hypocrisie », mais pas à la complaisance. Vous saisissez la différence ?
La « maison commune de la gauche » et la maison « d’à côté » doivent respecter des règles de bon voisinage que Daniel Schneidermann aurait transgressées. Les explications publiques de son patron méritent un temps d’arrêt. Il y eut celles que l’on a pu lire dans Libération et celles qu’on a pu entendre au téléphone tendu par Colombe Schneck. « Oui on a le droit à une opinion, mais pas n’importe laquelle », précise, par exemple, le Boss. L’internaute passionné pourra les découvrir en version intégrale en annexe de cet article.
Commenter Laurent Joffrin menace toujours de troubler la bienheureuse digestion de ses propos. On relèvera quand même que celui-ci, dans Libération, pour distinguer les « bonnes » et les « mauvaises » opinions, met bout à bout trois arguments :
- selon le premier, l’article « contenait un certain nombre d’attaques ad hominem violentes mettant en cause l’honorabilité des personnes citées. »
- selon le deuxième, l’article se livrait à « une agression gratuite envers un journal que nous respectons et une équipe qui tente de surmonter ses épreuves. »
- selon le troisième, « pour être sortis nous-mêmes d’une crise grave, nous comprenons suffisamment la dureté de ce genre de situation pour ne pas nous poser en procureurs. »
Le dernier argument l’emporte évidemment sur tous les autres : c’est le principe de précaution appliqué aux relations entre chefferies éditoriales.
Mais précisons un peu…
- Des attaques ad hominem ? Joffrin confond intentionnellement des critiques qui visent nommément le comportement de responsables passés et présents du journal et des critiques qui mettraient en cause leur physique personnel ou leur moralité privée. Quoi qu’il soit, c’est promis, Libération ne publiera plus, même sous forme de tribunes, des articles infâmants attribuant à un philosophe des complaisances antisémites [3] et s’abstiendra, dorénavant, de relayer des polémique diffamatoires, en les parant des vertus du débat démocratique [4].
- Une agression gratuite contre le journal ? En quoi s’agit-il d’une agression ? En quoi est-elle gratuite ? Au nom de la solidarité avec « une équipe qui tente de surmonter ses épreuves », Joffrin refuse la mise en cause de ses homologues, tenanciers du « journal d’à-côté », dont les choix de gestion et les manœuvres expliquent pourtant la « crise grave » que connaît, en effet, Le Monde.
- Un comportement de procureur ? Laurent Joffrin sait de quoi il parle : jamais au grand jamais, il ne transforme ses éditoriaux en réquisitoires ! En tout cas, la bienséance selon le factotum de Rothschild consiste à éviter les critiques à l’endroit des dirigeants d’entreprises. Surtout quand elles sont de presse, bien sûr… mais pas seulement : dans son immense charité, Joffrin peut ainsi considérer « Daniel Bouton, PDG de la banque, quoique l’un des mieux payés de France » comme l’un des « pâles boucs émissaires d’un système devenu fou. » (dans son éditorial du 28 janvier 2008). Bouc émissaire ou zêlé gestionnaire ? Laurent Joffrin ne voit pas la différence…
L’ingratitude selon Laurent Joffrin
Et Daniel Schneidermann dans tout ça ? Peu nous importe, dans ce contexte, le contenu, plutôt superficiel et très discutable, de sa chronique. Mais force est de constater que son auteur est mal payé de retour pour le soutien qu’il avait accordé à son futur patron : « Laurent Joffrin à Libé... avec quelques (bonnes) idées », titrait le chroniqueur de Libération sur son Bigbangblog, lundi 13 novembre 2006. Il écrivait :
« Laurent Joffrin vient donc de quitter avec fracas l’Observateur, pour poser sa candidature à la direction de Libération. (…) A l’heure où j’écris ces lignes, rien n’est fait à Libé. Les personnels disposent d’un -salutaire- droit de veto sur la nomination du PDG du journal. Mais cette candidature Joffrin est, à mon sens, une excellente nouvelle pour le journal, la première depuis longtemps. (…) Nous en avons parlé à plusieurs reprises, lui et moi, cet automne, alors qu’il hésitait, qu’il jouait à j’y vais j’y vais pas. Nul doute qu’il les exprimera rapidement, ses idées. Et sur l’essentiel des solutions (apporter une plusvalue par rapport à l’information gratuite, et ré-inventer le rapport aux lecteurs), nous nous retrouvons.(…) Dans nos conversations, j’ai dit à Joffrin que j’aimerais inaugurer la fonction de “ web-médiateur ”, et être celui qui réinvente ainsi le rapport aux lecteurs. Libé de tous les rêves, Libé de toutes les utopies, doit porter aujourd’hui une utopie nouvelle : être le premier “ journal de verre ” du XXIème siècle. Hier soir, il m’a demandé : “ ça tient toujours, ta proposition ? ” Je lui ai dit : “ ça tient toujours ”. Nous sommes convenus de nous reparler très vite. Evidemment, dans la cohérence de ce désir de transparence, vous en serez informés très vite aussi, ici ou ailleurs. » Suivent alors, « après l’étalage de toutes ces convergences », « quelques points de débat. »
Sur ce soutien et ces conversations discrètes, sous le titre « Transparence bien ordonnée », Pierre Marcelle, le 15 novembre 2006, ironisait en ces termes : « Et moi qui me demandais quelle pudeur interdisait au chroniqueur médias de Libération de parler cet automne dans sa page de Libération de la crise de Libération ... A Laurent Joffrin qui organisait alors le douloureux sacrifice de sa personne à Libération, Schneidermann faisait don de la sienne en se proposant de devenir demain le Web médiateur – à moins que le médiateur tout court, je n’ai pas très bien compris – de Libération, afin d’en faire “ le premier journal de verre du XXIe siècle ”. »
À ces sarcasmes, Daniel Schneidermann répliquait, quelques jours plus tard, sur son Blog, sous le titre « Pierre Marcelle, si tu passes par ici... », que seules l’intéressaient les discussions sur le contenu du journal : « C’est très bien, Pierre, de taper quotidiennement sur Rothschild. Je suis certain qu’un certain nombre de nos lecteurs adorent. Ca les rassure, sur l’indépendance future de la rédaction par rapport à l’actionnaire. On pourrait d’ailleurs, j’y suis favorable, te créer un poste de Baromètre Quotidien de l’Indépendance. Mais au delà, Pierre, que proposes-tu pour faire revenir les lecteurs qui ont quitté Libé toutes ces dernières années ? Pour en faire venir de nouveaux ? Quels reportages ? Quelles enquêtes ? Quels débats ? […] »
Complétons : « Et quelles censures ? »
« Mai 68, mon amour », confessait le 31 janvier 2008, dans son éditorial, le poète en charge de la direction de Libération. Sans doute un fragment de vie privée…
Henri Maler et Grégory Rzepski
Annexes
- Laurent Joffrin dans Libération le 31 janvier 2007
« Pourquoi avoir retiré cette chronique ? Parce qu’elle contenait un certain nombre d’attaques ad hominem violentes mettant en cause l’honorabilité des personnes citées. Libération n’a rien celé de la crise traversée par Le Monde. Nous continuerons évidemment à la relater aussi honnêtement que possible. En revanche, nous n’avons pas, même par chroniqueur interposé, à nous livrer à une agression gratuite envers un journal que nous respectons et une équipe qui tente de surmonter ses épreuves.
Cette règle est valable à l’égard de toute organisation. Elle s’applique aussi au Monde, dont je suis sûr qu’il s’efforce collectivement de maintenir son indépendance. Pour être sortis nous-mêmes d’une crise grave, nous comprenons suffisamment la dureté de ce genre de situation pour ne pas nous poser en procureurs. Quant à Daniel Schneidermann, je souhaite que son talent continue évidemment à s’exercer dans notre journal. »
- Laurent Joffrin et Daniel Schneidermann répondent à Colombe Schneck dans l’émission « J’ai mes sources », France inter, 1er février 2008.
– Ecoutez
Format mp3 - Durée : 3’ 04" - Téléchargeable ici
– Transcription des propos de Laurent Joffrin.
- Colombe Schneck : « Vous avez décidé de ne pas publier Daniel Schneidermann ce matin. Pourquoi ?
- Laurent Joffrin : […] Sa chronique contient des attaques contre des individus qui m’ont paru difficilement justifiables, non prouvées et portant atteinte à leur honorabilité. Donc, c’est excessif, quoi on peut pas euh… c’est à la limite de l’insulte quoi… les gens sont accusés d’être achetés à coups de prébende, y’en a qui sont accusés pratiquement de maquiller les comptes, de les fa… pas de les falsifier mais enfin de mentir… C’est un ensemble d’attaques contre au moins cinq ou six personnes du Monde, qui sont des attaques ad hominem. Voilà donc… Moi j’aime pas ça d’une part…
- Colombe Schneck : Une chronique, c’est pas un article avec des faits objectifs, on a le droit à une opinion, même forte ?
- Laurent Joffrin : Oui on a le droit à une opinion, mais pas n’importe laquelle . Dans un journal… les journaux ne sont pas des chambres d’enregistrement où les gens viennent, y déposent un article et on les publie sans le lire. C’est… On choisit tous les jours de publier des choses ou parfois de ne pas en publier, ou de modifier ou de changer une attaque. Moi quand je fais un éditorial, je fais lire à trois personnes, pis si on me dit là c’est excessif, ben je change, j’en fais pas une affaire, C’est le fonctionnement habituel des rédactions. On a beaucoup plus de choses à dire qu’on ne peut en mettre dans le journal, donc y’a forcément une sélection. »
[Transcription d’Olivier]