Accueil > Critiques > (...) > Le groupe Le Monde

Les nouveaux maîtres du Monde. En attendant Lagardère ?

par Grégory Rzepski,

« Je considère que la crise est derrière Le Monde. » Le 25 janvier 2008, Alain Minc salue ainsi l’élection d’Éric Fottorino à la présidence du directoire du Groupe Le Monde (Le Monde, 27 et 28 janvier 2008). Le 11 février, Louis Schweitzer est élu à la présidence du conseil de surveillance en remplacement de Minc et David Guiraud, ancien directeur général des Echos, doit rejoindre le directoire pour seconder Fottorino. La question de la gouvernance serait donc provisoirement réglée. Reste posée celle de la recapitalisation. Début 2008, les actionnaires Prisa et Lagardère ont fait connaître leur projet de prise de contrôle du groupe. La société des rédacteurs du Monde (SRM) s’oppose à ce plan et reste mobilisée, comme les organisations syndicales, par l’annonce prochaine d’un plan de rigueur qui pourrait prévoir de nombreux licenciements. Ainsi, contrairement à ce qu’explique Minc, la « crise » n’est pas tout à fait passée. On propose ici de s’attarder sur ses tenants et ses aboutissants dans l’attente des prochains épisodes. Débrouiller l’écheveau des conflits autour du devenir du Monde – titre emblématique de la presse française – permet aussi de comprendre les enjeux de l’heure pour le secteur des médias.

Depuis plusieurs mois, la direction du journal est prise dans la tourmente. Jean-Marie Colombani a été démis en juin 2007. Le directoire qui a succédé au sien (Pierre Jeantet, président – Bruno Patino, vice-président – Éric Fottorino, directeur) a démissionné moins de six mois plus tard, en décembre 2007. Mis en cause par la rédaction pour sa proximité avec Nicolas Sarkozy, Alain Minc, président du conseil de surveillance, s’est, pour sa part, engagé par convention à quitter sa fonction avant le 31 mars 2008 et Louis Schweitzer a été élu à sa place le 11 février 2008 [1]. A peine nommé, Fottorino a mis en place un groupe de travail sur « la recapitalisation du groupe autour du projet Prisa-Lagardère (…) ». (Stratégies, le 31 janvier 2008)

I. Expropriation, suite… et fin ?

De prévenants capitalistes

Le 31 janvier, en effet, dans L’Express, Juan Luis Cebrian, directeur général de Prisa et allié de Lagardère, détaille les intentions du condominium franco-espagnol pour le « journal de référence » : « Nous proposons aujourd’hui le rachat, immédiat, des obligations convertibles du Monde arrivant à échéance en 2012, et ce à hauteur de 35 millions d’euros pour Prisa et de 35 autres millions pour Lagardère. Ce qui donnerait à ces deux groupes le contrôle absolu du capital . Quant à la SRM, elle continuera à exercer son droit de veto sur le choix du directeur du journal. Mais en aucun cas sur celui du PDG de l’entreprise [2]. » Un projet explicite de prise de contrôle « absolue »….

… Présenté comme une « proposition » qui prend appui sur la dette accumulée en raison de la politique d’acquisition de Jean-Marie Colombani et d’Alain Minc. Cette dette s’élevait, en 2007, à 150 millions d’euros. À la fin de cette même année, elle a été ramenée à 97 millions d’euros par la cession des journaux du Midi (dont Le Midi libre) au groupe Sud-Ouest. Une partie de cet endettement (75 millions) est remboursable en actions ; Lagardère et Prisa « proposent » donc de racheter ces obligations (obligations remboursables en actions ou ORA), à échéance entre 2012 et 2014, pour soulager les finances du groupe mais, surtout, comme on vient de le lire, pour en prendre le contrôle. Une telle transaction diluerait mécaniquement la part détenue par les salariés. Ils seraient ainsi formellement expropriés d’un titre qu’ils contrôlent encore sur le papier en tant qu’actionnaires de référence. Le 3 février 2008, en réponse à « l’offre » des principaux actionnaires externes, le conseil de gérance de la Société des Rédacteurs du Monde (SRM) déclare rester « opposé à une modification substantielle du contrôle du groupe - et du Monde - dont l’identité, notamment depuis la création de la SRM en 1951, repose sur la part prépondérante faite aux rédacteurs et aux personnels, pour la maîtrise de leur destinée [3] ».

Des salariés pris au piège ?

Pourtant, maîtres de leur destinée, les salariés du groupe ne le sont plus vraiment, avant même la mise en œuvre éventuelle du plan Prisa-Lagardère. L’expropriation, certes partielle et progressive, n’en est pas moins effective. Si 52% de la « société de tête » - Le Monde et Partenaires Associés (LPMA) - sont encore détenus par les actionnaires internes (rédacteurs et personnels du Monde, personnels de PVC,…), LPMA ne possède elle-même que 60% de la holding intermédiaire Le Monde SA au sein de laquelle la majorité des « internes » n’est donc que relative. À la suite de la recapitalisation intervenue en 2005, les salariés sont minoritaires au conseil de surveillance du Monde SA où siègent 12 membres provenant de LPMA (parmi lesquels sont représentés les actionnaires internes et les actionnaires comme Saint-Gobain ou Médéric [4]), trois représentants du groupe Lagardère (17% du Monde SA), deux du groupe Prisa (15%) et un du groupe italien Stampa Europe (3%).

Mais surtout le rapport de force entre actionnaires n’est pas une simple affaire de pourcentages : il dépend de la différence de nature et de fonction entre les actionnaires internes (les salariés) et les actionnaires externes (les investisseurs) : ceux-ci sont, particulièrement en période de crise, des créanciers autant que des actionnaires. Qu’il s’agisse de leurs créances ou de leurs futurs investissements, ils disposent, même minoritaires, des moyens de soumettre les salariés à un chantage permanent aux euros… et, le cas échéant, au dépôt de bilan. Dès lors, leur résister n’est pas une simple affaire de courage.

Ce qui est chaque fois en jeu au Monde, et cette fois sans doute plus que jamais, ressemble à s’y méprendre à ce qui s’est joué à Libération il y a un an : en contrepartie du refinancement, « en acceptant, le 3 janvier [2007], le plan de recapitalisation proposé par l’actionnaire de référence Edouard de Rothschild (38,7 % des parts) et par son acolyte Laurent Joffrin, les personnels ont abandonné leur droit de veto sur les décisions stratégiques de l’entreprise et accepté environ quatre-vingts nouvelles suppressions d’emploi. Leur participation au capital passe de 18,45 % à... 1 % [5]. »

Certes, la rédaction du Monde résiste encore aux assauts de Prisa et de Lagardère qui souhaiteraient ne lui laisser que le droit de veto concernant la nomination du directeur ; Cebrian expliquant ainsi que « la SRM ne doit pas intervenir dans les décisions de gestion, qui sont du seul ressort du directoire et des actionnaires. » (L’Express, le 31 janvier 2008) Mais, à l’évidence, comme l’ont illustré les épisodes successifs du conflit ouvert depuis la destitution de Jean-Marie Colombani, les salariés maîtrisent de moins en moins la « destinée » de leur journal. Ainsi, alors que, dans le processus de désignation du successeur de Colombani, les faveurs de la SRM allaient plutôt à Philippe Thureau-Dangin, Alain Minc et les actionnaires externes ont, le 15 juin 2007, imposé Pierre Jeantet [6]. Ainsi, le 25 janvier, les mêmes actionnaires externes ont obtenu la démission de Jean-Michel Dumay, président trop insolent à leurs yeux de la SRM. Telle était la condition impérative pour qu’ils approuvent l’élection d’Éric Fottorino à la tête du groupe, après un premier vote désapprobateur le 14 janvier.

Dans un entretien au Nouvelobs.com, Dumay explique avoir « découvert une demi-heure avant le conseil de surveillance que Fottorino avait signé un pacte secret avec Alain Minc dans lequel il s’engageait à ce que je parte avant le 31 mars. J’avais toujours dit que je pouvais partir, dans un souci d’apaisement, mais à une date librement choisie. Lors du conseil, Éric Fottorino m’a donné la parole, probablement pour que j’aille dans son sens, mais j’ai dit ce que j’avais toujours dit : “je m’effacerais le moment venu”. J’ai demandé la confiance aux actionnaires externes, qu’ils m’ont refusée. S’en sont suivies six heures de pressions pour que je signe ce papier. » Dumay précise : « Si ne je signais pas, c’était le tribunal de commerce. Or, le groupe compte 1.600 salariés, n’est-ce pas une pression ça ? Jean-Louis Beffa m’a demandé de signer dans ces conditions. Il n’y a aucune entreprise en France où un actionnaire minoritaire demande à un actionnaire majoritaire de partir de la sorte.  » Et pourtant il a obtenu ce qu’il exigeait, en dépit de la résistance de Dumay.

Ce n’est donc pas un conflit anecdotique ou une affaire de personnes : depuis six mois, se joue une véritable tentative de passage en force des actionnaires contre les salariés du groupe, dont le sens et la portée ressortent de la mise en série des déclarations des dirigeants. Le 4 juillet 2007, Alain Minc explique ainsi pour s’en féliciter que « Le Monde a mis longtemps à passer de l’autogestion à la cogestion à l’allemande. Faire le chemin inverse dans un environnement aussi difficile pour la presse serait suicidaire. » Quelques mois plus tard, Pierre Jeantet propose, lui, d’aller un peu plus loin dans la même direction. En conflit avec la SRM au sujet de la filiale Le Monde interactif, il explique au Figaro (le 21 décembre 2007) : « Je respecte la SRM, dont la mission première est de défendre l’indépendance des contenus, mais il n’est pas question de dériver vers un système de cogestion. C’est au directoire d’assurer la gestion de l’entreprise en proposant à ses actionnaires une politique. » De l’autogestion à la cogestion ; de la cogestion… à la mise au pas.

Une résistance difficile

Face à cette offensive, la rédaction semble partagée entre plusieurs tentations :

- l’acceptation pure et simple du diktat des actionnaires que défend notamment Éric Le Boucher – toujours du côté du manche, proche des patrons en général et de Jean-Marie Colombani en particulier [7] – se désolidarisant du conseil de gérance et suppliant les « actionnaires extérieurs d’agir pour imposer une direction forte capable de faire entendre raison » (Libération, le 18 janvier 2008)  ;

- la recherche d’un compromis qui sauverait le rôle de la SRM, comme s’y est employé son président, Jean-Michel Dumay ;

- et, enfin, un repli « beuve-méryen » sur le seul Monde avec la vente de Télérama et du groupe PVC : solution qui serait envisagée par certains rédacteurs mais qui poserait problème dans la mesure où, comme l’explique Philippe Cohen, « pour garder le pouvoir au sein du groupe, la SRM a besoin de la présence des sociétés de personnel, donc du maintien du groupe PVC [8]. »

La résistance de la SRM est d’autant plus difficile que, de 1994 à 2007, elle a majoritairement approuvé l’ensemble des options prises par le trio Minc-Colombani-Plenel [9] et sa stratégie globale de constitution d’un groupe de taille suffisante pour protéger Le Monde des appétits capitalistes : une stratégie qui a consisté, en pratique, à servir lesdits appétits. Et, notamment, dès 1994 à l’occasion du changement de statut de Sarl à celui de SA [10]. La SRM a voté ce changement de statut. La SRM a également approuvé l’entrée de Lagardère et de Prisa dans le capital de la holding Le Monde SA, le 8 mars 2005 [11] comme elle avait approuvé, en 2001, le projet d’entrée en Bourse [12] (projet finalement avorté). Rattrapée par ses contradictions, la SRM est aujourd’hui placée face à une situation critique qui, de surcroît, pourrait empirer : le capitalisme médiatique est un cannibale qui n’écoute que sa faim de profits

II. Captation de la « marque » Le Monde et stratégies capitalistes

Pour prendre la mesure des menaces qui pèsent sur Le Monde, il suffit de poser la question suivante : expropriation et mise au pas des salariés certes, mais à quelles fins ? Il peut paraître paradoxal de passer en force pour prendre le contrôle d’un groupe qui a connu sept exercices déficitaires et subi des pertes s’élevant à 14,4 millions d’euros en 2006 [13] et, sans doute, à plus de 10 millions d’euros en 2007 [14], notamment à cause d’un manque à gagner de près de 7,5 millions d’euros sur les rentrées publicitaires [15]. Pour comprendre cette contradiction apparente de la raison capitaliste, il faut revenir sur l’épisode de la démission collective du directoire intervenue le 19 décembre 2007 à l’issue d’une réunion du conseil de surveillance.

Une démission collective

Ce jour-là, le refus de la SRM de voter le budget de la filiale Monde Interactif motive officiellement la démission simultanée d’Éric Fottorino, de Pierre Jeantet et de Bruno Patino qui dirige la filiale. Si les deux derniers officialisent leurs départs le 4 janvier 2008, Éric Fottorino reprend sa démission la même semaine pour tenter d’éviter la nomination d’un administrateur judiciaire.

Que s’est-il passé lors du conseil de surveillance du 19 décembre ? Alors que Pierre Jeantet s’était prononcé le 15 décembre 2007 pour une recapitalisation (« idéalement » de 75 millions d’euros selon La Correspondance de la presse, le 17 décembre 2007), alors que les salariés attendaient l’annonce d’un plan d’économies ce 19 décembre, la réunion du conseil s’ouvre sur un coup de tonnerre que Libération (le 20 décembre 2008) relate ainsi : « Le conseil de surveillance s’est à peine assis que Bruno Patino attaque. Raison de sa colère : le matin même, Jean-Michel Dumay, président de la SRM, a envoyé aux quatre cents membres de la société une note expliquant pourquoi il ne voterait pas le budget 2008 du Monde interactif, filiale du Monde. (…) Au tour du président, Pierre Jeantet, de prendre la parole, estimant également qu’il “n’est pas un politique” et que “la confiance n’est pas là”. Eric Fottorino boucle ce début de tour de table, où le mot “défiance” est cité plus souvent qu’à son tour. Chacun d’entre eux l’assortissant d’une démission. » Défiance ? Dans son courriel, Jean-Michel Dumay écrivait : « Le conseil de la SRM considère que les flux financiers entre la Société éditrice du Monde (SEM), maison mère, et le Monde interactif (détenu à 66 % par la SEM et à 34 % par Lagardère) ne doivent plus s’opérer au détriment de la SEM, et qu’ils doivent être revus et corrigés par souci d’équité ». Il ajoutait : « Cette quête d’une "vérité des prix" est rendue d’autant plus nécessaire qu’un important plan de restructuration, notamment de la SEM, doit être présenté dans ses grandes lignes au conseil de surveillance de ce mercredi ».

La spectaculaire sortie du directoire s’inscrivait dans un climat de tensions. Le 6 décembre 2007, plus de 300 salariés du groupe avaient manifesté au siège du journal pour exprimer leur inquiétude face à la perspective d’un plan de licenciements et pour protester contre les augmentations de salaires exigées par les membres du directoire [16]. Un télescopage… malencontreux. Mais, pour autant, le vote du budget du Monde interactif n’était pas un prétexte.

L’enjeu d’Internet

Comme l’expliquait Jeantet aux Echos (21-22 décembre 2008) : « Internet n’est pas un sujet secondaire, mais est au cœur de notre stratégie. » S’opposent ainsi au sujet du développement sur le Web :

- une rédaction estimant que les bénéfices de la filiale doivent être mieux partagés (2 millions d’euros en 2006, 3,2 millions en 2007 et 4 millions envisagés en 2008 [17]), qu’elle contribue à la valorisation de cet actif et que Le Monde interactif doit rembourser l’investissement initial du groupe (9 millions sur lesquels n’ont été reversés que 0,8 millions) ;

- et une direction qui considère le Monde interactif, explique Philippe Cohen, « comme la vitrine de l’avenir et un pôle devenu rentable du groupe dont il convient de ménager les capacités d’investissement [18]. »

Comme la plupart des dirigeants actuels du secteur des médias, les hiérarques du groupe envisagent en effet Internet comme une « nouvelle frontière » et la convergence numérique comme l’horizon radieux de la presse écrite. Déjà en 2006, dans un entretien à la Lettre de la Société des lecteurs (le 31 mai), Jean-Marie Colombani expliquait : « La logique d’une “chaîne” de contenu, partant du Net vers le quotidien de l’après-midi et qui pourrait passer par un gratuit, nous permettrait de capter de nouveaux lecteurs, notamment les plus jeunes. » Bruno Patino, directeur du Monde Interactif, annonçait pour sa part dans un livre écrit avec Jean-François Fogel en 2005 : « La presse, tous médias confondus, va plus simplement se rebâtir ou se bâtir en fonction de réalités devenues incontournables : le primat d’Internet ; l’obligation pour un média d’organiser sa présence sur le réseau ; et, enfin la coexistence de deux mondes, réel et virtuel, que les journalistes doivent couvrir. Voilà le nouveau régime de la presse au temps du numérique [19]. » Les auteurs ajoutaient : « L’avenir du métier de l’information se joue malgré tout sur le réseau. Son immensité et le nombre croissant de ses utilisateurs transforment les entreprises qui gèrent la navigation en géant et celles qui produisent le contenu en nains. (…) Produire l’information compte pour très peu : elle est partout disponible. En revanche, maîtriser sa recherche et son transfert deviennent les activités essentielles [20]. »

Conséquences pour Le Monde

La stratégie ainsi déclinée a trois implications.

 En premier lieu, elle amène les dirigeants du Monde à s’inscrire dans une logique de « marque » et d’« audience » qui se substitue à la logique traditionnelle du secteur de la presse consistant à vendre un contenu médiatique à des lecteurs et un contenu publicitaire à des annonceurs [21]. « Tout est à rebâtir autour du seul point de référence : l’audience [22] » écrivent en ce sens Patino et Fogel. Le contenu devient secondaire (une affaire de « nains ») puisque le « métier, qui repose aujourd’hui sur la création journalistique, ne s’ancre plus dans un modèle économique viable » comme l’explique à son tour Éric Fottorino dans une interview aux Échos (le 22 janvier 2008). Dès lors, l’important pour drainer l’« audience » est, toujours selon Fottorino, dans un éditorial intitulé « Apaisement » (27-28 janvier 2008), de « faire briller la marque Le Monde pour les années qui viennent » et de maîtriser les outils de recherche et de transfert évoqués par Patino et Fogel. Dont, évidemment, LeMonde.fr.

Mais la (supposée) poule aux œufs d’or prend son temps pour pondre le magot. Si les dix premiers sites du Web français (les portails comme Yahoo et les sites d’information comme celui de TF1 ou de Skyrock) « ont engrangé en 2006 1,19 milliards d’euros de publicité sur un total de 2,1 milliards d’euros », selon Emmanuel Schwartzenberg, « les journaux doivent se contenter de la portion congrue [23] », en l’occurrence, 7,5 millions d’euros (de bénéfices) pour un site comme LeMonde.fr. Ainsi, ajoute Schwartzenberg, « en supposant que la croissance des recettes publicitaires des sites des journaux suivra exactement celle du Net dans son ensemble (30% par an) sans aucune rupture, on obtient (…) le délai nécessaire à chaque journal pour qu’il puisse financer sa rédaction papier avec les recettes publicitaires du Net. Libération, dont les recettes publicitaires nettes s’élèvent à 16 millions d’euros en 2006, d’après les estimations des agences média, devra attendre 2011. Le Monde (40 millions d’euros) attendra 2014, et Le Figaro, qui s’est lancé tardivement sur la Toile devra patienter jusqu’en 2019 [24]. » A la recherche non plus seulement de rentabilité mais de profitabilité [25], les dirigeants du Monde semblent vouloir accélérer la cadence [26].

 D’où la deuxième implication de leur stratégie « numérique » : des licenciements pour limiter les dépenses en attendant les recettes publicitaires et parce que l’animation d’un site d’information, selon eux, est possible avec une voilure réduite par rapport à la rédaction d’un titre de presse classique [27]. Le 11 janvier, Philippe Cohen évoquait ainsi 120 départs à l’échelle du groupe (Marianne2.fr). La perspective d’un plan d’économies impliquant des « réductions d’effectifs » est confirmée le 22 janvier par Éric Fottorino dans l’entretien accordé aux Échos.

 Troisième implication : la convergence avec la stratégie de Lagardère. Dans la même interview, Fottorino explique vouloir « être l’homme du compromis historique entre les journalistes et les actionnaires capitalistes du Monde. » Le compromis est encore en cours de négociation, mais il y a bien convergence. La dernière implication de la stratégie des dirigeants du Monde (valorisation d’une « marque », développement sur Internet) est en effet de rendre compatibles les perspectives du groupe et les visées des investisseurs comme Lagardère ou Prisa. Juan Luis Cebrian proclamait ainsi dès 2004, à Istanbul, devant le Congrès mondial des journaux que la presse « affronte l’apparition d’une société numérique » et que « les journaux sont, sous bien des aspects, une chose du passé [28] ». Arnaud Lagardère considère, pour sa part, que « la presse dans sa forme traditionnelle va clairement connaître dans les prochaines années un ralentissement et un re-dimensionnement de ses investissements. » (Les Échos, 13 septembre 2007)

Ces industriels, envisagent ainsi le Net comme un de leurs « moteurs de croissance » (Arnaud Lagardère, le 13 septembre 2007). D’où leur intérêt pour le groupe Le Monde ou plutôt pour sa filiale Le Monde Interactif, comme l’analysait Philipe Cohen sur le site Marianne2.fr le 11 janvier 2008. Selon cet article, Alain Minc aurait même incité le directoire à la démission avec la garantie que Lagardère monterait au capital en cas de crise. Un plan contrarié par la reculade de Fottorino qui a empêché la nomination d’un administrateur judiciaire. Cohen avance par ailleurs deux hypothèses pour expliquer la réponse positive de Lagardère à Minc : « 1) La filiale Le Monde Interactif, dirigée par Bruno Patino est bénéficiaire est en phase avec la nouvelle stratégie du groupe [Le Monde], qui y occupe une position de force en mobilisant près de la moitié de ses profits. Dirigeant le premier site d’information français, elle constitue un capital d’expérience non négligeable et “exportable” dans le reste du groupe [Lagardère] où l’option Internet, quoique prioritaire, demeure encore balbutiante notamment dans le livre et le secteur magazine. 2) Accessoirement, en prenant le contrôle du Monde et en contribuant, éventuellement, à le “libérer” de ses journalistes, Arnaud Lagardère espère peut-être revenir en grâce auprès de Nicolas Sarkozy, qui a été passablement déçu par sa désinvolture sur le dossier Airbus. » A l’évidence, en effet, la stratégie de Prisa et, surtout, de Lagardère n’est pas réductible à la captation d’une « marque » et de ses « audiences ». Il s’agit aussi, comme pour Rothschild à Libération, comme pour Dassault au Figaro, d’acquérir un outil d’influence.

Mise au pas d’une rédaction dont l’indépendance est compromise, captation d’un héritage et de l’image d’un titre pour le réduire à une « marque » en démantelant l’entreprise : ces logiques à l’œuvre ne sont pas mécaniques ; elles sont portées par des individus. Comme Éric Fottorino que semble caractériser « son absence manifeste de scrupules trop encombrants » selon la formule de Daniel Schneidermann [29], comme Pierre Jeantet qui après avoir revendu les Journaux du Midi au groupe Sud-Ouest… a pris la tête de ce groupe [30]. Bruno Patino est resté au Monde mais pour diriger la filiale Le Monde interactif, laquelle est liée par convention à Lagardère pour près de 12 ans. Selon Marianne2.fr : « le groupe Lagardère est actionnaire à 34% de la filiale et sa présence à d’autres niveaux dans le groupe aboutit à ce que 49% des profits de cette filiale (3 millions en 2007) lui reviennent. Le groupe Lagardère s’est donc aménagé une position très favorable au sein du Monde. » Une certaine continuité dans la trajectoire de Patino puisqu’il a été secrétaire de la branche littérature d’Hachette livre. Si tu ne viens pas à Lagardère...

… Lagardère viendra à toi. Mais si Le Monde est une cible et un enjeu pour Lagardère et cie, ce n’est pas ou pas seulement pour lui-même. Prendre le contrôle de ce journal, et en particulier du Monde Interactif, c’est insérer cette prise de possession dans une stratégie plus globale qui enveloppe potentiellement tous les médias possédés ou visés par un groupe dont le cannibalisme, évidemment, est mû par les intérêts supérieurs de l’information et de la culture. C’est assez dire que l’avenir du Monde ne concerne pas ses seuls lecteurs et salariés.

Grégory Rzepski

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Pour une chronologie plus détaillée, on peut consulter celle des sites de Challenges ou de Libération.

[2C’est nous qui soulignons, ici et par la suite.

[3Dans un courrier cité par le site Nouvelobs.com.

[4La société présidée par Guillaume Sarkozy.

[5Pierre Rimbert, « Expropriation à Libération », Le Monde diplomatique, février 2007.

[6Lire ici même « Un Monde sans Colombani ».

[7Mais, aussi, associé à la « droite décomplexée ». Lire ici même : « Éric Le Boucher pense pour nous, en toute indépendance.

[8Lire « Comment Minc a proposé à Arnaud Lagardère d’acheter le Monde » sur le site Marianne2.fr, le 11 janvier 2008.

[9Sur les déclarations de Plenel et sa prise de distance avec ses anciens comparses, on peut lire « Des journalistes mentent aussi sur Internet » dans Le Plan B n°12.

[10L’entreprise est alors recapitalisée avec l’arrivée d’actionnaires externes qui détiennent dès lors près de 25% du capital et « la réforme des statuts qui intervient abolit la démocratie contradictoire : désormais, c’est le Conseil de surveillance de la SA (présidé par Alain Minc) qui valide et ne peut valider qu’un seul candidat [à la direction du journal] à la fois. Bien entendu, les rédacteurs réunis en assemblée générale peuvent récuser ce candidat et le Conseil de surveillance doit alors lui en proposer un autre. Mais la nouvelle disposition supprime les campagnes électorales contradictoires ; elle instaure un régime pré-démocratique, voisin de celui qui est en vigueur dans de nombreuses dictatures. » Philippe Cohen, Pierre Péan, La Face cachée du Monde, Mille et une nuits, 2003, p.163.

[13L’Humanité, le 21 décembre 2007.

[14Les Echos, le 22 janvier 2008.

[15« Le groupe a perdu 7,5 millions d’euros de recettes publicitaires sur le “print” en 2007 par rapport à 2006 » expliquait Pierre Jeantet au Figaro le 21 décembre 2007.

[16Selon un communiqué du 30 novembre de l’intersyndicale (Info’Com-CGT – SNJ-CGT – CFDT – SNJ : une revalorisation de sa prime de logement de 15.000 euros, soit une rémunération « de 400.000 euros par an (+4,9%) » pour Pierre Jeantet et, pour Fottorino, une augmentation de « 75.000 euros, soit un salaire de 210.000 euros par an (+55,6%) ». Selon Marianne2.fr, Bruno Patino aurait exigé une prime de 50 000 euros en plus de sa rémunération (200 000 euros). De son côté, la SRM avait révélé le montant des indemnités de départ de Jean-Marie Colombani : près d’un million d’euros.

[17LeFigaro.fr, le 19 décembre.

[18Lire « Minc aux aguets, Dumay reprend la main au Monde  » sur le site Marianne2.fr, le 21 décembre 2007.

[19Une presse sans Gutenberg, Grasset, 2005, p. 35.

[20Ibid., p. 68.

[21Ce que les économistes appellent un « two sided market ». Voir Patrick Le Floch et Nathalie Sonnac, Economie de la presse, La Découverte, collections Repères, 2005, p.26.

[22Fogel et Patino, op. cit., p. 184.

[23Spécial dernière. Qui veut la mort de la presse quotidienne française ?, Calmann-Levy, 2007, p.263. Un ouvrage d’une lumineuse « modernité » réactionnaire, mais généralement bien documenté.

[24Ibid., p. 263.

[26À la manière de leurs semblables du Figaro qui ont annoncé un plan de licenciements de 60 à 80 départs volontaires le 5 février 2008.

[27A titre indicatif : quand le coût d’une rédaction papier composée de 300 journalistes serait de 300 millions d’euros selon Emmanuel Schwartzenberg (p. 261), le site d’un quotidien papier animé par une cinquantaine de salarié coûterait 50 millions d’euros.

[28Patino et Fogel, op. cit., p.184.

[29Dans une chronique censurée par Laurent Joffrin et évoquée ici même.

[30Comme le résume Libération le 8 février 2008 : « Dès son arrivée à la tête du Monde, fortement endetté par une politique d’acquisitions tout azimut, Pierre Jeantet décide d’un désengagement du projet “pôle Sud”, qui prévoyait le rapprochement des quotidiens régionaux du Monde (Midi libre, l’Indépendant, etc.). Ces « Journaux du Midi » seront finalement vendus, sous son égide, au GSO… Ce dernier a créé avec La Dépêche du Midi un GIE Média Sud Europe et la Dépêche doit dire d’ici à fin février si elle rachète la moitié des parts de GSO dans les “Journaux du Midi”. L’opération permettrait à GSO de constituer un axe Bordeaux-Toulouse-Montpellier, le plaçant dans les premiers rangs de la PQR française, avec un chiffre d’affaires de 555 millions d’euros et un effectif de plus de 4 000 personnes. »

A la une

Médias français : qui possède quoi ?

Vous avez dit « concentrations » ? Nouvelle version de notre infographie.

Louis Sarkozy : le capital médiatique s’hérite aussi

Le journalisme politique dans sa bulle.