70% du temps de parole pour Demorand
Dans le 7-10 de France Inter, après avoir été interrogé par le chevronné Nicolas Demorand, l’invité du jour répond aux questions des auditeurs. Régulièrement tancé par une partie du public lassé de l’entendre, Nicolas Demorand a tendance à s’octroyer une grande partie de ces dix-sept à dix-neuf minutes initialement réservées aux auditeurs.
Si ceux-ci réussissent toutefois à caser entre quatre et six questions aux invités sur le temps qui leur est imparti, Nicolas Demorand, parfois aidé par les journalistes de France Inter, en pose entre dix et quinze. Sur les dix premières émissions de l’année 2008 animées avec habileté par Demorand (du 2 janvier au 15 janvier), 163 questions ont ainsi été posées aux différents invités, 114 par Demorand et 49 par les auditeurs, soient seulement 30% des questions de la tranche réservée aux auditeurs. « Inter-Activ’ » pour « interactivité… » : une caricature.
Le 4 janvier, l’émission est consacrée aux élections américaines, et les journalistes américains Dick Howard et Olivier Richomme sont présents dans le studio de France Inter. Après les avoir interrogés, au moment où les auditeurs sont invités à poser leurs questions, Demorand enchaîne sur une question. Deux questions. Puis trois questions. Toutes pertinentes, forcément. Et il ne reste que quatre minutes pour offrir gracieusement la parole à un auditeur, dont la question sera reformulée par l’animateur lui-même. Ensuite ? Une dernière question…, de Nicolas Demorand, naturellement.
Cette confiscation de la parole est encore plus évidente lorsque les invités sont des gloires médiatiques. Nicolas Sarkozy, alors candidat à la présidence de la République, avait peu eu l’occasion d’entendre la voix du peuple français lors de sa venue (9 octobre 2006) puisque seulement trois auditeurs l’avaient questionné quand les journalistes de la station (Demorand lui-même, Bernard Guetta, Brigitte Jeanperrin, Hélène Jouan) avaient posé dix-neuf questions. À croire que face à Sarkozy, seuls les vrais professionnels sont capables de poser les vraies questions.
Lassitude d’auditeurs méprisés
Le 3 janvier, Jean-Philippe prend quelques secondes avant de poser sa question à José Bové : « Juste une petite remarque au préalable, Monsieur Demorand, est-ce qu’il serait possible que la partie inter-activ’ soit réservée aux auditeurs… Juste avant la revue de presse vous avez tout le loisir de poser vos questions… » Blessé, Demorand le coupe sèchement d’un « Allez-y, allez-y, ne brûlez pas le temps de parole que vous réclamez. » L’auditeur spolié pose ensuite sa question. Agacé, un autre auditeur lui demande (14 janvier) : « Un petit préambule. Quand Madame Parisot veut finir ses phrases, Monsieur Demorand s’il vous plait, laissez-la finir. » Réponse confuse de l’animateur : « Bon, c’est promis, promis-juré. » Et bon prince, il lâche : « Allez, je vais même vous laisser commencer votre question… »
L’omniprésence de Demorand dans Inter-Activ’, saupoudrée de suffisance, suscite même chez les auditeurs une certaine mélancolie qui vaut à l’animateur des remarques sarcastiques. Ainsi Ludovic qui demande à Alain Finkielkraut, le 10 janvier : « Ne trouvez vous pas que Nicolas Demorand parle trop fort : pour certains il brait comme un âne, pour d’autres il braille, j’aimerais avoir votre avis sur ce dossier. » Réponse crispée de Demorand : « Eh bien, Alain Finkielkraut va vous répondre Ludovic. Vous voyez que la démocratie et la transparence sont la règle à France Inter puisque vous pouvez tromper tout un standard pour ensuite m’injurier personnellement. J’imagine que ça fait partie des risques du métier. »
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C’est nous qui soulignons « transparence » et « démocratie ». Cette tranche horaire est en effet, comme « le téléphone sonne », ou comme « Service public », un espace où les auditeurs ont la parole. Librement ? Démocratiquement ? Rien n’est moins sûr. Les questions embarrassantes passent à la trappe, et l’auditeur malin devra user de subterfuges pour franchir les barrières du standard en posant des questions leurres qui ont valu quelques déboires à Stéphane Paoli, alors animateur de la matinale. [1] Des subterfuges qui ne sont guère anti-démocratiques, quand on veut poser des questions impertinentes ou quand on risque d’être privé de parole au moment de la prendre…
Des auditeurs brusqués
Lorsque les auditeurs formulent une question, ils sont souvent pressés par un Nicolas Demorand obnubilé par son propre talent. Ainsi Charles face à François Hollande (9 janvier) : « Dépêchez-vous, Charles ! ». Lors de la venue de José Bové le 8 février 2007 pendant la campagne présidentielle, Demorand avait été plus qu’expéditif avec les auditeurs comme nous le relevions ici même : « Question rapide Georges, s’il vous plaît, il nous reste une petite minute. » « Réponse rapide. » « Vite, vite, vite ! »... Mais le génie de Demorand repose dans la qualité de la coupe des auditeurs. Un auditeur reprend sa respiration lors de la formulation de sa question, il se fait automatiquement sabrer par un « Marine Le Pen vous répond », ou un « Bertrand Delanoë vous répond » qui empêche l’auditeur d’argumenter son propos…
Alors faut-il s’étonner si notre animateur se fait régulièrement asticoter par des auditeurs particulièrement remontés ? Bernard-Henri Lévy, invité pour la troisième fois en quatre mois, a été le spectateur, et la victime collatérale, de cette saturation, lorsque Aurélien a posé sa question (7 février) : « Bonjour. Déjà merci pour la qualité de votre émission, parce que c’est un bonheur d’entendre un vrai philosophe interviewé par un animateur talentueux. Alors Bernard-Henri Lévy, avec la permission de Nicolas, j’aimerais vous demander si vous avez conscience du caractère inédit de la situation : ce matin à l’antenne de France Inter, un clown est interviewé par un âne. Et ne trouvez-vous pas que l’âne brait un peu trop fort ? »
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BHL ne répondra pas à cette question, et Nicolas Demorand en perdra même son flegme légendaire.
Demorand s’attribue 70% des questions qui sont en principe réservées aux auditeurs, il presse les auditeurs pour circonscrire leurs questions qu’il reformule régulièrement. Pourquoi ? Parce que le pouvoir d’un animateur est tel qu’il peut se comporter en propriétaire de l’antenne. Parce que, bien sûr, seul un vrai professionnel peut poser les « bonnes » questions et se montrer… « interactif ».
Mathias Reymond