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Experts en tout, experts en rien : c’était dans l’air

par Mathias Reymond,

L’émission quotidienne « C dans l’air », diffusée sur France 5 et animée par Yves Calvi (journaliste multicarte qui anime également une « quotidienne » – « Nonobstant » – sur France Inter et « Mots Croisés » tous les quinze jours sur France 2), recourt, comme la plupart des émissions de ce genre, à l’expertise. Une expertise souvent illusoire qui, quand elle ne vire pas au cabotinage ou à la conversation mondaine, réserve des surprises révélatrices.

Ils font la queue, les experts, pour venir gloser dans l’émission pédago de la chaîne pédago. Il est question d’économie ? Elie Cohen plastronne. Le Proche-Orient est à l’ordre du jour ? C’est Antoine Sfeir qui s’exhibe. Il s’agit de comprendre les fluctuations de l’opinion sondée ? Dominique Reynié – qui s’éclipse un instant des plateaux d’i-télé – arrive à la rescousse. La politique politicienne est au menu ? Christophe Barbier (sans son écharpe rouge) et Roland Cayrol s’ébattent devant le micro.

Mais, une fois n’est pas coutume, outre Jean-François Kahn, et Nicole Bacharan, , les experts conviés le 4 mars 2008, n’étaient pas tous des habitués de l’émission. Autour du thème « Qui gouverne le monde ? », Jean-François Kahn, ex-directeur de Marianne, Nicole Bacharan, Professeur à Sciences Po, historienne et politologue franco-américaine, Gérard Chaliand, spécialiste des problèmes géopolitiques et stratégiques, et Jacques Rupnik, directeur de recherches à Sciences Po au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), spécialiste de l’Europe de l’Est et de l’élargissement de l’Union Européenne, étaient présents sur le plateau de « C dans l’air ». A la façon qu’ils ont eu, ce jour-là, d’éluder une question et de manifester leur ignorance sur une autre, on mesure mieux le rôle des experts.

Ne pas répondre à la question posée

Dans la dernière partie de l’émission, Yves Calvi pose aux invités les questions des téléspectateurs. Parmi elles, celle-ci : « Les grands groupes financiers associés à la machine médiatique ne seraient-ils pas en train de devenir les seuls maîtres du monde ? Comment vous percevez ça, est-ce que vous avez des commentaires à faire ? »

Nicole Bacharan, comme la transcription intégrale de sa réponse permet de le vérifier, s’empresse d’oublier la question qu’elle rabat sur le rôle des groupes financiers dans l’élection présidentielle états-unienne, avant de prononcer un éloge de la démocratie des lobbies :

«  Est-ce qu’on peut partir peut-être de ce qu’on a dit précédemment sur les Etats-Unis, c’est-à-dire le rôle de l’argent, les chiffres que citait André Kaspi dans le reportage, sur ces sommes colossales qu’il faut pour être élu Président des Etats-Unis finalement. Et c’est intéressant : on ne peut pas avoir de réponse totalement tranchée. Quand il y a une élection américaine, vous avez un premier tour financier. Par exemple, George Bush en 2000, il avait, par les réseaux de son père, par les réseaux pétroliers, etc., il a convaincu en gros un certain nombre de grands groupes et il a eu de l’argent pour faire campagne. Si vous ne convainquez pas sur le plan financier les gens qui ont les moyens, les entreprises qui ont les moyens de vous soutenir, il est très difficile de passer à l’étape suivante. Mais ce n’est pas une règle absolue et ça ne peut pas faire une élection à l’arrivée. Ou, tout du moins, ça ne le fait pas à chaque fois parce que, par exemple, Barack Obama n’avait pas ni le réseau, ni les appuis de George Bush au départ, il a convaincu les financiers très vite qui ont dit ce garçon là a de l’avenir, on va parier sur lui. Mais il a aussi convaincu beaucoup, beaucoup d’électeurs individuels, des centaines et des milliers qui ont mis de l’argent à partir d’Internet sur la campagne d’Obama. Donc ça joue un rôle, ça n’est pas suffisant ; et j’ai envie de dire quelque part le choix des groupes financiers n’est pas forcement un choix stupide. Ils cherchent aussi, et ils se trompent parfois, quelqu’un d’intelligent, de capable donc qui défendra leurs intérêts mais qui peuvent être parfois..., se recouper avec les intérêts du pays et même les intérêts mondiaux. Donc les groupes financiers jouent un rôle. Vous parliez des lobbies tout à l’heure. Les lobbies évidemment aux Etats-Unis jouent un rôle, mais ils sont tellement nombreux qu’ils ont… que ça tire aussi dans tous les sens ; il y a quelque chose de démocratique au fond dans le fonctionnement des lobbies aussi. Donc ce n’est pas la clé de tout, non. Evidemment ça n’est pas à ignorer.  »

Rappelons que la question-titre de l’émission du jour était : « Qui gouverne le monde ? » et que le téléspectateur demandait si ce n’était pas « les grands groupes financiers associés à la machine médiatique ». Répondre sans entendre – et peut-être même comprendre ? – les questions posées, les pulvériser par un flot de paroles exige, à n’en pas douter, un grand talent pédagogique. [1]

Grâce à cette expertise, on aura appris que les groupes financiers jouent un rôle dans l’élection présidentielle américaine, mais que ce rôle, non seulement n’est pas décisif, mais est, finalement, inoffensif.

Question suivante.

Voir des complots partout

Yves Calvi lit une question posée par SMS à l’écran, en ponctuant sa lecture d’un aveu : « “Que savez-vous de l’organisation mondiale Bilderberg” - moi je n’en avais jamais entendu parler - “qui réunit chaque année les personnages les plus influents du monde ? ” Vous connaissez ça vous ? »

Réponses des experts :

- Jean-François Kahn : Non.
- Autre voix d’homme : Non.
- Rire de Nicole Bacharan.
- Yves Calvi : Bah voilà, bide en direct, Bilderberg…
- Jean-François Kahn : Je connais Davos, je connais la Tricontinentale (sic, Kahn voulait sans doute dire « la Trilatérale »), je connais Davos, mais je ne connais pas…
- Nicole Bacharan : En tout cas je ne connais pas du tout cette organisation donc je n’ai rien… »

Cette ignorance est, venant de spécialistes des questions internationales, proprement stupéfiante.

Le groupe Bilderberg, certes ne gouverne pas le monde, mais il réunit régulièrement, depuis 1954, dans le plus grand secret, chefs d’entreprise, hommes politiques, journalistes puissants, du monde entier. Le but officiel de ses rencontres est simplement de se rassembler entre personnes de pouvoir, d’y partager des informations confidentielles et des analyses dans l’espoir d’influer sur le cours des idées et - pourquoi pas ? - sur le comportement des acteurs présents. Jean-Louis Gergorin, ex-vice-président d’EADS, l’explique : « Le Bilderberg est un club à géométrie variable. C’est une structure de réflexion qui a un noyau dur avec quand même une certaine base idéologique, mais qui a une fonction de dialogue en dehors de cette base idéologique, ce qui peut apporter comme des mouvements d’idées, comme des mouvements politiques, économiques ou sociaux. » [2]

Quand des experts sont invités et se laissent inviter, comme s’ils étaient omniscients, du moins sur la question posée, leur aveu d’ignorance mérite une explication. Yves Calvi tente de la trouver : «  C’est peut-être une invention d’un téléspectateur qui nous teste. » Sourire complice de Nicole Bacharan : « Peut-être qu’il voulait vérifier que… » Et emballement de Gérard Chaliand : «  Je me méfie beaucoup de ces organisations mondiales qui dans l’ombre se réunissent et distribuent en quelques sortes les dividendes et les rôles : c’est une vision de complot de l’Histoire. » La conclusion, sans complexe d’Yves Calvi, est à la mesure de sa démesure : « Vous êtes peut-être en train de répondre très habilement à une fausse question, ce qui est alors pour le coup, d’une grande intelligence. Enfin ça m’arrange. »

Yves Calvi et ses experts attitrés sont dans l’impossibilité de répondre à une question à laquelle ils devraient pouvoir répondre, puisqu’ils sont présents en qualité d’experts, non de botanique ou d’œnologie, mais du « gouvernement du monde ». Plutôt que d’avouer simplement leur ignorance, au risque de révéler de profondes failles dans leurs prétendues compétences, mieux vaut imaginer que la question est l’œuvre d’un petit malin, voire d’un pervers : c’est « peut-être » un « téléspectateur qui nous teste », ou « peut-être » une « fausse question ». Et pourquoi pas un complot ?

Mais le comble est atteint quand, sans rien savoir de « l’organisation mondiale Bilderberg » dont parle le téléspectateur, un expert – Gérard Chaliand - « sait » quelle est la signification cachée de son interrogation et préfère le soupçonner de partager « une vision de complot de l’Histoire. » L’aveu d’ignorance qui pouvait passer pour un signe de modestie vire alors au comble de l’arrogance.

Et pourtant…

Si le groupe Bilderberg n’est pas connu du grand public, des spécialistes de l’international, réunis autour du thème « Qui gouverne le monde ? » auraient peut-être pu au moins en connaître l’existence. Il existe 1 320 000 références au Bilderberg sur google.fr, une trentaine d’articles y faisaient référence dans la presse française durant l’année précédant l’émission. On trouve au moins trois références au groupe de Bilderberg dans Marianne du temps où Jean-François Kahn en était le directeur. Mais surtout, en 2006, parmi les invités français à la conférence organisée par le groupe Bilderberg, on comptait Richard Descoings, le directeur de l’Institut d’Etudes Politiques (Sciences Po) – donc le supérieur de Jacques Rupnik et Nicole Bacharan - et Olivier Roy, chercheur au CNRS, et chercheur associé au CERI dont… Jacques Rupnik est le directeur.

Experts en tout ? En l’occurrence, experts en rien.

Mathias Reymond
- Grâce à la transcription de Sébastien.

 
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Notes

[1L’experte n’en est pas à son premier fait d’arme. C’est elle qui avant Jean-Marie Colombani avait déclaré « Nous sommes tous des américains » le soir du 11 septembre 2001 sur France 2. C’est elle qui sur France Inter avait lancé : « Chercher du côté des victimes la faute, c’est inqualifiable ! (…) Ne vaut-il mieux pas que ce soient les Etats-Unis qui soient la première puissance mondiale que la Chine, que la Russie ? » (16 septembre 2001, cité dans PLPL n°6, octobre 2001). C’est toujours elle qui avait anticipé que « si effectivement les Etats-Unis intervenaient en Irak seuls, sans résolution de l’ONU, ce serait très grave, et je pense qu’on pourrait dire que l’ONU est morte. Mais ce n’est pas du tout la voie vers laquelle ils se dirigent. » (France 5, 9 février 2003, cité dans PLPL n°14, avril 2003) Les Etats-Unis sont intervenus sans résolution de l’ONU et l’ONU n’en est pas morte pour autant. Une prévision ratée à faire rougir de jalousie le futurologue Alexandre Adler.

[2Cité dans Michel Gama, Rencontres au sommet, L’Altiplano, 2007, p.149. Ce livre – très complet et rempli de témoignages - présente le groupe Bilderberg et la commission Trilatérale.

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