Accueil > Critiques > (...) > Télévisions publiques : sous le règne de Sarkozy

Double jeu : prétendre refonder le service public audiovisuel et renforcer les groupes privés

par Grégory Rzepski, Henri Maler,

La question du financement et des missions d’un audiovisuel public sans publicité est un problème grave. Mais ce baobab planté devant nos yeux par la droite « décomplexée » ne doit pas dissimuler la forêt du redéploiement des groupes privés. Pour comprendre ce qui se joue et ce qui se trame derrière les annonces de Sarkozy et les travaux de la commission « sur l’avenir de l’audiovisuel public » (ou commission Copé, du nom de son Président [1]), c’est de la situation et de la stratégie des groupes privés qu’il faut repartir.

I. Les grandes chaînes privées face à la concurrence

Les grandes chaînes privées, en effet, doivent faire face à de profondes mutations du « paysage audiovisuel », comme on dit.

L’audience des chaînes historiques diminue, l’audience des « nouvelles » chaînes progresse

De février 2007 à février 2008, d’après Médiamétrie, l’audience de TF1 a perdu 3,5 points pour s’établir à 27,5%. Confrontés à plusieurs échecs d’audience, Takis Candilis, responsable de la fiction et des émissions de flux de TF1, a quitté la chaîne le 4 mars 2008. Selon Les Echos du 5 mars 2008, « l’information ne va pas bien non plus. En janvier, le journal de 20 heures affichait, en semaine, 800 000 téléspectateurs de moins qu’en janvier 2007, soit 8,8 millions contre 9,6 millions. Le week-end, le même journal a vu son audience s’effriter de 700 000 spectateurs. »

TF1 n’est pas seule à subir une diminution de son audience. Sur la même année (février 2007 – février 2008), d’après Les Echos (le 4 mars 2008), « M6 a perdu 0,8 point, France 2 0,9 point et France 3 1,1 point. » Cette « baisse des chaînes historiques, ajoute le quotidien économique, profite aux nouvelles chaînes de la TNT (W9, Direct8, TMC,…) dont l’audience s’envole : leur part d’audience a atteint 10,1% en février soit une hausse de 1,2 point en un mois et une multiplication par 2,6 sur une année. Au total, l’audience des chaînes locales, thématiques et de la TNT s’installe confortablement au-dessus des 20%, à 22,4% en février contre 21,6% en janvier. »

Cette tendance doit s’accentuer avec l’extension de la TNT et la création de nouvelles chaînes. Selon une projection réalisée par NPA Conseil (Nouveaux Paysages Audiovisuels), à l’horizon 2012, la part des chaînes « historiques » pourrait ne plus être que de 65% contre 80% en 2007 [2], « alors que celle des chaînes de la TNT et des chaînes thématiques (disponible sur le câble, le satellite et l’ADSL) devraient doubler dans le même laps de temps pour se situer à, respectivement, 17% et 18%. » (Les Echos, 5 décembre 2007)

… tandis qu’Internet et la télévision sur portable changent la donne …

Comme l’explique Nicolas de Tavernost (président du directoire de M6) [3], il s’agit, en pratique, pour des chaînes comme la sienne de « relever un double challenge : la concurrence interne au secteur avec beaucoup plus de chaînes, une concurrence externe avec les nouveaux usages liés notamment au développement de l’Internet haut débit. » Même si le temps consacré à la télévision est toujours plus important, l’audience d’Internet croît significativement au bénéfice des géants mondiaux du secteur mais aussi des groupes nationaux comme Orange, Free ou Neuf Telecom. D’après Le Monde (26 février 2008), « en 2007, 1,6 millions de foyers français étaient aptes à recevoir la télévision via le réseau Internet à haut débit ». D’ici à 2011, ils pourraient être 5,5 millions. Le développement de la télévision sur Internet menace les « chaînes historiques » parce qu’il transforme les usages de la télévision et fait émerger de nouveaux opérateurs.

 D’une part en effet, avec la télévision sur Internet, on assiste ainsi au développement de la délinéarisation des programmes, c’est-à-dire au contournement des grilles de programmes avec la consommation de « vidéos à la demande » (VOD), de télévision de rattrapage (ou catch-up TV) ou de programmes téléchargés illégalement avant leur diffusion en France ; comme, par exemple, les séries américaines.

 D’autre part, la télévision sur Internet met des groupes comme TF1 ou M6 en concurrence avec des entreprises comme Orange [4] proposant un accès à la télévision sur ADSL vendue dans le cadre des offres triple play (téléphone, Internet, télévision) et créant récemment sa propre chaîne de sport : Orange sport TV disponible pour les abonnés Orange. A la recherche de « contenu », Orange a, par ailleurs, acquis trois lots du championnat de France de football pour près de 160 millions d’euros , vient de produire son premier film (« PS : I love you ») et développe des filiales telle Studio 37 chargée, notamment, de mettre en œuvre une gamme de productions adaptées au format TMP (télévision pour mobile personnelle). La TMP peut d’ailleurs contribuer aussi à la fragmentation des audiences et au développement de la concurrence. En avril 2008, le CSA doit attribuer les fréquences pour ce nouveau support qui devrait être « lancé » par les Jeux Olympiques de Pékin.

… or les cours en bourse et les profits sont indexés sur les audiences

Des audiences dépendent les rentrées publicitaires et, avec elles, le niveau des profits. Tout recul, même temporaire, se traduit immédiatement, sur les marchés financiers. A fortiori quand le marché publicitaire est en recul pour l’ensemble des médias. L’action de TF1 a perdu près de 40% de janvier 2007 à février 2008. Le 4 mars 2008, l’action M6 se traitait à 14,52 euros soit son plus bas niveau depuis cinq ans. Pour les investisseurs, avec le développement de la compétition, s’accroissent les risques (et pour partie la réalité…) d’une réallocation de la manne publicitaire vers d’autres médias.

Mais pour prendre l’exacte de mesure de ce risque, il faut préciser :

- que l’érosion de l’audience est lente et relative ;
- que les chaînes leaders sur la TNT appartiennent d’ores et déjà à TF1 (TMC) ou M6 (W9) ;
- que M6 et TF1 ne sont pas exactement logés à la même enseigne : le principe du « winners takes it all [5] » garantit à une chaîne comme TF1 des rentrées confortables (1,72 milliard d’euro en 2006 soit 55% des rentrées TV alors que son audience n’est « que » de 30%). Comme l’expliquait Nonce Paolini, directeur général de TF1, au Monde (le 13 septembre 2007)  : « l’important pour un annonceur, c’est la puissance relative d’une chaîne. La fragmentation de l’audience n’est pas un handicap pour TF1, c’est une opportunité [6]. »

II. Le redéploiement des chaînes privées

Confrontées à de nouvelles concurrences, les grandes chaînes privées cherchent (et, pour partie, trouvent déjà…) de nouveaux relais de croissance. Confrontée à de nouveaux concurrents (et à la fragmentation des audiences), à « la morosité du marché publicitaire », à la pression des marchés financiers et à la menace des géants mondiaux en cours de constitution (Microsoft – Yahoo ! ou Google [7]), les grandes chaînes privées sont à la recherche de nouvelles marges de croissance et le font savoir à des pouvoirs publics qui ne leur sont pas vraiment hostiles.

Les Echos ont ainsi révélé le 7 mars que les dirigeants de TF1 avaient transmis leurs revendications sous la forme d’un « livre blanc » aux autorités en charge de la question : l’Elysée et les ministères. Parmi ces doléances, « financer le service public exclusivement par des fonds publics » car cela permettrait de « remédier au sous-financement structurel de la télévision » et « aurait le mérite d’assainir le marché publicitaire, soumis enfin aux seules lois de l’offre et de la demande ». Mais l’audiovisuel public n’est pas la seule cible de ce document puisque les opérateurs télécoms et les fournisseurs d’accès à Internet se voient reprocher d’avoir « diamétralement changé la donne commerciale et concurrentielle. Leur considérable puissance d’achat engendre l’accélération brutale de l’inflation du coût des programmes, notamment les plus emblématiques : le cinéma et le sport ». Enfin, les dirigeants de la chaîne privée mettent en cause la réglementation afférente aux obligations de productions qu’ils estiment « perverse » et « malthusienne ».

Mais avant même que soit connu le contenu de ce document, il était aisé de décrypter la stratégie de TF1, comme celle de M6, en se rapportant aux propos publics des PDG de ces groupes. Le 1er décembre 2007, dans Le Monde, Nonce Paolini exposait très clairement quelles avancées, il attendait de la part des gouvernants : « Il y a trois domaines où des progrès pourraient être envisagés. La publicité, où l’on aurait tout intérêt à s’aligner sur la directive européenne. Le deuxième, c’est le mille-feuille réglementaire qui a rendu diffuseurs et producteurs antagonistes au lieu d’en faire des partenaires. Le dernier concerne la concentration dans les médias. Pas tant pour la règle des 49 %, qui ne me paraît pas un sujet d’actualité, que la restriction faite aux groupes comme TF1 de ne pas pouvoir se développer dans la presse, la radio et même les chaînes de la TNT. Cela a réduit les possibilités d’expansion d’un groupe comme le nôtre. Dans le même temps, en Europe, de grands groupes comme Bertelsmann se constituaient. »

Bertelsmann possède, notamment, M6 dont le patron, Nicolas de Tavernost, exprimait, quelques temps auparavant, les mêmes souhaits en ce qui concerne la production et les obligation afférentes [8] : « Face aux grands groupes internationaux, notamment américains, la France, pour se défendre doit regrouper diffusion et production [9]. » Comme on le voit, l’extension de la manne publicitaire ne constitue qu’un objectif parmi d’autres. Ou plus exactement : s’intègre à un ensemble d’objectifs reposant, entre autres, sur la marginalisation du secteur public. Nous y reviendrons.

Les attentes des patrons des groupes privés seront satisfaites, c’est promis. En octobre 2007, Christine Albanel annonçait déjà, pour 2008, une loi d’ensemble pour l’audiovisuel dont les grandes lignes correspondent aux exigences esquissées par Paolini : révision des obligations dans le domaine de la production ; desserrement des contraintes dans le domaine de la publicité ; réforme des dispositions relatives à la concentration [10].

Concentrer :
- Vers la constitution de groupes « 
cross media »

La révision des dispositions anti-concentration doit surtout permettre aux groupes d’acquérir d’autres entreprises de médias dans d’autres domaines (presse ou radios…). Comme on le comprend à la lecture des propos de Paolini, c’est donc plus la règle empêchant le cumul excessif d’audience que le seuil de 49% [11] qui serait dans le collimateur du gouvernement. L’objectif de TF1 est de « se développer dans la presse, la radio et même les chaînes de la TNT » mais aussi « de poursuivre la mutation de TF1 en un média global, présent sur tous les réseaux » explique ainsi Nonce Paolini qui précise : « Notre démarche s’articule autour de deux principes : le premier est d’établir un rebond permanent entre les antennes, l’Internet et bientôt le mobile, comme c’est le cas avec “Tfou !” et “Star Academy”. Ensuite, devenir un acteur majeur d’Internet, notamment dans les services et le web communautaire avec des sites comme WAT et Overblog. Avec l’objectif de mieux monétiser leurs audiences. » (Le Monde, 14 septembre 2007). Monétiser ? Selon une étude réalisée par TNS Média Intelligence et citée par Le Monde (le 12 février 2008), on peut estimer « la progression des investissements publicitaires sur Internet à 34,5 % en 2007, avec un total estimé à 2,76 milliards d’euros. » Une manne à capter.

TF1 n’est pas encore un acteur majeur d’Internet mais, déjà, le numéro neuf de l’Internet français. Une alliance avec le numéro deux, Microsoft, a été envisagé, mais, d’après Les Echos du 29 janvier 2008, les « négociations ont récemment capoté. Une telle alliance aurait permis la création d’un leader du Net dans l’Hexagone, devant Google. Grâce à cette union, Microsoft espérait récupérer des contenus locaux, notamment vidéo. Quant à TF1, la chaîne espérait accéder à un public, celui de MSN, plus jeune que celui des sites de la Une, ainsi qu’à l’expertise de l’américain en matière de publicité sur Internet. » Au final, si les raisons de l’échec ne sont pas connues, « une hypothèse pourrait être, d’après le même journal, qu’un tel accord , bien que soutenu par les équipes françaises de Microsoft, ne rentrait pas dans la stratégie générale fixée par le siège du géant américain, qui est de décliner un même modèle dans tous les pays. Stratégies qui laisse peu de place aux exceptions locales. »

Quoi qu’il en soit, quelques jours plus tard, le 21 février 2008, devant un parterre d’analystes et d’investisseurs, Paolini annoncait une éventuelle « acquisition d’une chaîne de télévision numérique terrestre », le lancement de la chaîne TNT bonus, le développement de site Web et le lancement d’expérimentation de VoD gratuites en plus de la VoD payante qui a déjà rapporté 2 millions d’euros de revenus d’après Les Echos ( le 22 février 2008). Toujours selon le quotidien économique (le 21 février), « TF1 n’exclut pas de se lancer dans la radio soit via une candidature à une fréquence numérique, soit en rachetant une station. » M6 envisage aussi de se lancer dans la VoD gratuite, l’acquisition de sites Internet et est candidat à des fréquences de télévision mobile personnelle.

Rentabiliser :
- Réduire les coûts et rendre les investissements plus rentables

Financiarisés, les groupes audiovisuels privés subissent aussi les exigences des marchés en matière de profitabilité. Pour les satisfaire, Paolini a ainsi annoncé en février 2008 un objectif à 5 ans de 20% de marges brutes d’exploitation qui impliquerait une « stabilisation du coût de grille ». Dans Le Monde, le 1er décembre, il expliquait déjà : « Dans la conjoncture actuelle où les investissements publicitaires à la télévision augmentent très faiblement, mon objectif est de dégager des ressources sans sacrifier le programme. Nous allons donc gérer différemment l’entreprise. Nous avons ainsi créé une direction des achats et un GIE d’achat de droits pour l’ensemble des chaînes du groupe. » Avec, sans doute, des conséquences sur l’information puisqu’il ajoutait dans le même entretien : « L’information est un atout essentiel du groupe. L’organisation à venir doit nous permettre de produire moins cher tout en restant aussi performant. » La même logique est à l’œuvre à M6. Tavernost expliquait ainsi avoir renoncé à un « 20 heures » pour sa chaîne car « la question n’est pas le coût mais la rentabilité. Nous sommes prêts à investir l’argent qu’il faut dans un programme si cela rapporte. En l’occurrence, le jeu que nous avons lancé à 20 heures est bien plus rentable. » [12]

Cet impératif du retour sur investissement est au cœur de la réforme du financement de la production audiovisuelle. Pour TF1 et M6 (avec des différences sensibles sur lesquelles il faudrait revenir dans le détail [13]), il s’agit tout à la fois de diminuer le coût représenté par ses obligations [14](révision à la baisse de la part du chiffre d’affaire consacrée à la production extérieure) et d’obtenir la propriété (partielle ou totale) sur les œuvres audiovisuelles ainsi produites afin de retirer un bénéfice sur le « second marché » (VoD, DVD, chaînes thématiques,…). Le gouvernement est en passe de donner satisfaction aux chaînes, du moins s’il se conforme aux préconisations de la mission Kessler-Richard.

Financer :
- Diversifier les sources de revenu, capter la publicité.

TF1 comme M6 cherchent à diversifier leurs sources de revenus. Paolini a ainsi annoncé le 21 février un objectif de 50% du revenu provenant de la diversification (contre 38% aujourd’hui) quand Tavernost met en avant « nos sociétés de vente à distance (HSS et MisterGoodDeal), la téléphonie mobile (M6 mobile), les activités Internet, etc. » [15]

L’augmentation de la manne publicitaire reste néanmoins un relais de croissance stratégique pour les groupes audiovisuels privés De ce point de vue, ils bénéficient d’un double effet d’aubaine : à l’adoption de la directive sur les services audiovisuels a succédé l’annonce de la suppression de la publicité dans l’audiovisuel public [16].

Le Parlement européen a, en effet, adopté le jeudi 29 novembre la directive sur les services audiovisuels applicable en 2010 qui se substituera à la directive Télévision sans frontières, en vigueur depuis 1989. Parmi les principales mesures :
- Le placement de produit (l’introduction d’une marque dans les films, les téléfilms, les émissions de divertissement contre rétribution) est autorisé, sauf si des Etats veulent l’interdire… et à condition de l’annoncer en début et en fin de programme ;
- Le délai minimal entre deux interruptions publicitaires tombe à 30 minutes, au lieu de 45 actuellement pour les films, les téléfilms, les journaux télévisés et les émissions pour enfants. [17]

La loi envisagée par Christine Albanel doit transposer en droit français ces dispositions. L’augmentation de la durée de publicité autorisée qui en résulte doit permettre aux chaînes privées de digérer une grande partie des recettes commerciales du public après la suppression annoncée par Nicolas Sarkozy le 8 janvier : près de 85% selon « une étude confidentielle du gouvernement » citée par le site Internet du Point (le 6 février 2008) et réalisée par le BIPE [18]..

Aubaine pour le privé, cette suppression pose le problème de sa compensation pour le service public. Comme le montre Pierre Musso, dans un article que nous avons publié ici même – « La télévision publique mutilée » - , elle aurait non seulement pour conséquence une amputation du budget de France Télévision de 834 millions d’euros (chiffre de 2006), mais elle supposerait – a minima - « 400 millions d’euros supplémentaires pour financer la production de programmes destinés à remplacer les spots publicitaires à des heures de grande écoute (quelque 1000 heures par an). » La direction de France Télévision estime la compensation à 1,2 milliard (avec les programmes de substitution).

Or non seulement les mesures de compensation envisagées sont financièrement insuffisantes (voir en « Annexe »), mais le montant du manque à gagner lui-même et les modalités de compensation suscitent une offensive de la part de tous les acteurs privés qui sont concernés [19]. Parmi ces oppositions, celles des chaînes commerciales qui mettent en question le chiffrage de la compensation que Nicolas de Taversnost conteste ainsi : « Hors parrainage et campagne d’intérêt national, ces ressources publicitaires représentent un montant de l’ordre de 650 millions d’euros. Si on en ôte les coûts commerciaux, c’est moins de 600 millions d’euros qu’il s’agit de compenser, et non 1 milliard comme entendu ici ou là. »

Pour imposer à la présidence et à la commission Copé un chiffrage à la baisse (680 millions d’euros), les chaînes privées se livrent à une intense activité de lobbying. Fondée sur la convergence des projets, elle est facilitée par les relations personnelles : ancien du club Neuilly Communication [20], Tavernost connaît bien Sarkozy. Comme Laurent Solly, n°2 de TF1 et ancien dirigeant de la campagne du candidat UMP. Ou comme Frédéric Lefebvre, ancien conseiller parlementaire de Sarkozy et président du Club Parlementaire sur l’Avenir de l’Audiovisuel et des médias (CPAA) qui regroupe des dirigeants et des parlementaires et qui oeuvrent en coulisse sur ce dossier [21]. L’enjeu de cette contestation est double : éviter ou limiter la taxation supplémentaire des recettes publicitaires des groupes privés ; et, plus généralement, contenir la concurrence de la télévision publique, en limitant son financement.

III. Un secteur public menacé d’asphyxie

Le pire n’est jamais sûr, mais mieux vaut l’envisager. Quand on la replace dans un contexte général incluant la situation et les projets des chaînes privés, il apparaît que la perspective de la suppression de la publicité dans l’audiovisuel public n’a pas initialement pour objet la refondation du service public, mais la relance du taux de profit des investisseurs privés. Et n’est que l’une des pièces dans un dispositif qui menace le secteur public d’asphyxie.

La compensation de cette suppression au niveau actuel du financement du secteur public supposerait la remise en cause de l’effet d’aubaine dont bénéficie l’audiovisuel privé. Mais surtout cette compensation resterait insuffisante tant l’audiovisuel public ne bénéficie ni du financement, ni du périmètre, ni des missions nécessaires. Trois questions liées sont en effet posées : la question du financement, la question du périmètre, la question des programmes.

1. Face à des groupes privés dotés, notamment par la déréglementation des seuils de concentration et de l’accès à la publicité, de ressources supplémentaires, le secteur public resterait sous-financé et mal financé.

 Sous-financé. Une compensation intégrale des pertes subies en raison de la suppression de la publicité, complétée par les ressources nécessaires à l’offre de programmes sur les temps laissé libre serait insuffisante. Le budget global de la télévision publique est actuellement, redevance incluse, de 2,85 milliards d’euros. Il devrait être porté à 5 milliards pour être au niveau du financement de la télévision publique en Grande-Bretagne et à 7,125 milliards pour être au niveau du financement de la télévision publique en Allemagne.

 Mal financé. Un financement qui reposerait prioritairement sur une taxation des seuls investissements publicitaires des chaînes privés rendrait le secteur public dépendant… des profits de ses concurrents privés et du principal d’entre eux : TF1. De fait, si l’on ne remet pas en cause la privatisation de la principale chaîne de télévision, seule une taxation à hauteur de 5% de l’ensemble du marché publicitaire qui rapporterait 1,6 milliard d’euros (par rapport au marché publicitaire 2006), couplée à une augmentation progressive de la redevance rendue proportionnelle aux revenus et progressive pourrait assurer un financement moins dépendant.

2. Face à des groupes privés qui ont bénéficié des attributions prioritaires des chaînes de la TNT et qui pourraient bénéficier de la déréglementation libérale des seuils de concentration, le périmètre actuel du secteur public serait précaire et insuffisant.

 Précaire. Le secteur public, en l’absence d’un financement conséquent et pérenne, resterait à la merci de menaces de privatisations. En dépit des démentis, les ventes à la découpe des stations régionales de France 3 sont toujours possibles. Et dès le 10 janvier, la privatisation d’une ou plusieurs chaînes publiques a été envisagée sur France 2 par Patrick Devedjian, secrétaire général de l’UMP : « Il y a plus de 20 chaînes publiques, petites pour certaines (…) c’est peut-être un peu beaucoup quand même. On peut faire des regroupements, ça veut dire aussi qu’on peut faire quelques privatisations, peut-être, de petites chaînes. » Plus que les promesses gouvernementale de garder le périmètre actuel, c’est le déplaisir de TF1 et de M6 qui laisse en suspens cette hypothèse : les chaînes privées existantes verraient d’un mauvais œil l’arrivée d’un concurrent.

 Insuffisant. Un service public de l’audiovisuel, quelles que soient les missions qu’on lui attribue, doit pouvoir offrir des programmes qui répondent à la diversités des aspirations et des goûts des ses publics. S’il ne dispose ni des moyens financiers de les produire, ni de la diversité des canaux nécessaires à leur diffusion, ce sont les chaînes privées qui seront les mieux placées pour répondre, à leur façon, à ces exigences : dans tous les domaines et sur tous les segments du marché.

3. Face à des groupes privés qui disposent des moyens financiers de diversifier leurs programmes et qui n’ont de comptes à rendre qu’à leurs actionnaires, quels programmes pourraient offrir un secteur public doté de moyens financiers insuffisants et inadaptés ?

Au piège de la suppression de la publicité s’en ajoute un second : exiger du secteur public une qualité qu’il ne pourrait offrir qu’en perdant son audience et sa diversité.

Les missions et la composition de la commission Copé sont parfaitement révélatrices :
- Constituer une commission en charge d’un rapport sur le seul audiovisuel public est un leurre et un piège qui laisse croire que l’avenir du secteur public peut être posé indépendamment de celui du secteur privé, alors même que ce dernier doit faire l’objet de dispositions législatives dont la commission n’a pas à s’occuper ;
- Constituer une commission en charge simultanément du financement et des programmes a valeur d’aveu : le pouvoir politique qui abandonne au marché le soin d’élaborer les programmes des chaînes privés, s’arroge le quasi-monopole de la définition des contenus des chaînes publiques et prétend décider ce qui est bon pour le peuple. Seuls des naïfs pouvaient croire que démagogie et paternalisme sont exclusifs et que le libéralisme économique est l’ennemi de l’étatisme.

Les urgences défensives qui imposent de tenir compte des rapports de force pour tenter de défendre et de sauver ce qui peut l’être ne doivent pas dissimuler les enjeux. Des transformations de l’audiovisuel public sans remise en cause de l’ensemble du financement, des canaux et des missions de l’audiovisuel sont autant de leurres et de pièges. S’il est difficile de les déjouer pratiquement, au moins peut-on les comprendre et comprendre les logiques qui sont à l’œuvre (au moins autant, sinon plus, que les intentions, des plus naïves aux plus cyniques). Et d’en tirer la leçon : il est impossible de chercher à renforcer les groupes privés et de prétendre, en même temps, refonder le service public audiovisuel. Du double jeu de la droite, c’est encore le secteur public et les médias associatifs qui risquent de faire les frais. Il est encore temps de s’opposer au pire et de proposer d’autres solutions.

Henri Maler et Grégory Rzepski.

(4 pages)


Annexe : Sur la compensation de la suppression de la publicité et son chiffrage.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les promesses de Nicolas Sarkozy n’engagent que ceux qui les croient. Favorable à l’augmentation de la publicité sur les chaînes publiques en février 2007 [22], il « souhaite » en janvier 2008, que l’on réfléchisse » à sa « suppression totale » [23], et il précise que les chaînes publiques « pourraient être financées par une taxe sur les recettes publicitaires accrues des chaînes privées et par une taxe infinitésimale sur le chiffre d’affaires de nouveaux moyens de communication, comme l’accès à l’Internet ou la téléphonie mobile. »

Bref, on décide d’abord, on réfléchit ensuite. Or aucune des solutions envisagées jusqu’à ce jour ne permettent une véritable compensation financière.

- Une taxe infinitésimale sur les chiffres d’affaires des opérateurs de mobile produirait entre 170 et 340 millions d’euros (le chiffre d’affaire global du secteur étant de 17 milliards d’après Les Echos du 17 janvier 2008).

- Quant au chiffre d’affaires des Fournisseurs d’Accès à Internet (FAI), il serait de l’ordre de 4 milliards d’euros [24]. Une taxation à 1 ou 2 % ne rapporterait que 40 et 80 millions en plus…

- Depuis, d’autres pistes ont été envisagées, comme la taxation des produits bruns [25], mais semblent écartées.

En conséquence, la différence exigée sur les revenus publicitaires de l’audiovisuel privé pourrait être supérieure au bénéfice escompté pour les télés commerciales en raison de l’« évaporation » vers d’autres médias et le hors média. Dans tous les cas, le compte n’y est pas….

… Pour une simple compensation qui ne résoudrait pas le sous-financement du secteur public

 
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Notes

[1Ladite commission a été mise en place pour proposer des modalités d’application de l’annonce présidentielle du 8 janvier et pour redéfinir le cahier des charges de l’audiovisuel public. Elle réunit des parlementaires, des « personnalités » (journalistes, producteurs,…), des responsables publics comme la directrice du développement des médias ou la directrice du CNC et des « experts » plutôt proches des gouvernants comme Catherine Clément, Pierre Giacometti ou Marcel Rufo, à l’exclusion des syndicats de journalistes, de salariés des médias et des associations d’auteurs de fictions et de documentaires, notamment. Nous reviendrons sur la composition et les « missions de cette commission.

[2« TV numérique en France », en fichier pdf. (lien périmé)

[3Aux Echos, le 14 septembre 2007.

[4Il y a concurrence ou, à tout le moins, risque de subordination du diffuseur de contenu (la chaîne, TF1 par exemple) au fournisseur d’accès à Internet (Orange, par exemple).

[5Les gagnants remportent tout, ou, en version française « La prime au leader ».

[6TF1 est un cas quasi-unique au monde pour une chaîne leader tant sa domination relève de l’hégémonie. Une hégémonie que les dirigeants de M6 cherchent à contester en construisant un modèle similaire mais pour un public un peu plus jeune… et en se portant acquéreurs, par exemple, des droits de l’Euro 2008. Ce qui n’empêche pas les deux groupes de tisser des liens, dans certaines chaînes ou dans la télévision par satellite. A ce sujet, lire Jeanine Brémond, « Alliances et partenariats dans la télévision privée », in Sur la concentration des médias, Liris, 2005, p.45.

[7Lire Hervé Le Crosnier, « Mouvements tectoniques sur la toile », Le Monde Diplomatique, mars 2008.

[8Dans Les Echos, le 14 septembre 2007.

[9La thèse de la construction des « champions nationaux » n’est pas nouvelle. Elle était déjà celle de José Frêche, conseiller de Jacques Chirac sur les questions de communication et d’audiovisuel, notamment dans son livre La Guerre des images, Denoël, 1985.

[11Ce seuil de 49% est la part maximale du capital qui peut être détenue dans une chaîne de télévision par un seul actionnaire comme, par exemple, Bouygues dans TF1.

[12Les Echos, 14 septembre 2007.

[13Ce que nous allons faire prochainement dans le cadre d’une analyse des enjeux relatifs à la production.

[14Pour un rappel de ce que sont ces obligations, on peut relire cet article d’Acrimed déjà mentionné.

[15Les Echos, 14 septembre 2007.

[16TF1 a aussi fait le choix d’investir le marché publicitaire des télévisions locales par la syndication. Sur ce sujet, lire « Municipales et cantonales de 2008 : les télévisions locales en ordre de marche ».

[17Voir notamment Le Monde du1er décembre 2007 et ici même « L’actualité des médias n° 62 (octobre-décembre 2007) ».

[18Le BIPE, ainsi qu’il se présente lui-même est une « société d’études économiques et de conseil en stratégie ».

[19Quelle est la situation de la publicité à la télévision ? D’après Le journal du net, le marché publicitaire représentait en 2006 de 32,5 milliards d’euros, dont 36% (11,6 milliards d’euros) étaient consacrés aux médias. La même année, la télévision glanait 32,6% de la publicité média, soit 3,2 milliards d’euros. TF1 en a récolté 55% (1,72 milliard en 2007) et M6, 25 % (1,35 milliards d’euros en 2007).

[20Lire, de Marie Bénilde, « M. Sarkozy déjà couronné par les oligarques des médias ? », Le Monde diplomatique, septembre 2006).

[21Sur ces manœuvres, lire « Publicité à la télé : le lobbying s’active », Le Monde, 22 février 2008.

[22En campagne électorale, Nicolas Sarkozy expliquait : « On ne peut pas être exigeant à l’égard de l’audiovisuel public et le laisser dans un état chronique de sous-financement. Je préfère qu’il y ait un peu plus de publicité sur les chaînes publiques plutôt que ces chaînes n’aient pas assez de moyens pour financer beaucoup de programmes de qualité. » (L’Express, 15 février 2007).

[24« En 2006, les revenus des opérateurs internet ont été de 3,6 milliards d’euros , et ceux des opérateurs mobiles de 16 milliards . Déjà assujettis à une taxe allant jusqu’à 4,5% de leur chiffre d’affaires pour financer le cinéma, les opérateurs internet avaient évité de peu, fin 2007, un nouveau prélèvement de 2% sur leurs services de vidéo à la demande, portant en fait sur la quasi totalité des recettes publicitaires d’internet. »[ « La publicité bientôt bannie de la télévision publique », Benjamin Ferran, L’Expansion, 8 janvier 2008.

[25Dont on peut noter, incidemment, qu’elle constituerait une redevance masquée…

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