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Mai 68 - Une tranche de « commémoration » sur France Inter.

par Grégory Rzepski, Henri Maler,

Le 21 mars 2007, France Inter organisait une « journée spécial printemps 68 » en partenariat avec l’INA et Libération. Une journée pendant laquelle près de 20 heures de programmes sont consacrées aux événements de 1968 en France et dans le monde. Bien que cette programmation ne puisse être appréciée totalement à l’aune de la tranche 7h-9h, celle-ci - l’une des plus écoutée à la radio - permet quand même de prendre la température et la mesure du traitement médiatique de la commémoration par France Inter.

Une tranche matinale assez « spéciale »

Le tranche matinale des émissions de France Inter, de 7 heures à 10 heures, s’intitule, ingénieusement, « Le 7/10 ». Habituellement, on peut y entendre, en alternance, des journaux radiophoniques, des chroniques, Nicolas Demorand et « ses »invités.

À « journée spéciale », émission « spéciale » : si l’agencement est, à peu près, respecté, le « printemps 68 » est présent partout, journaux radiophoniques inclus. « Le 7/10 » est ponctué d’archives sonores et de jingles qui rappellent que l’événement sur France Inter, c’est d’abord que France Inter propose une « journée spéciale ». Toutes les chroniques sont, exceptionnellement, consacrées à 68. Et Nicolas Demorand et ses invités « sont en direct du Quartier Latin ». Ambiance « exceptionnelle » et invités « exceptionnels » : quels sont, en effet, parmi les acteurs de 1968, les mieux placés pour en parler, sinon ceux qui sont devenus les notables notaires de ce printemps-là ?

On entendra donc, lors d’une « première table ronde » (de 7h15 à 7h30) : Alain Geismar (en promotion à l’occasion de la publication de son livre sur 68), Patrick Rotman (en promotion à l’occasion de la publication de son livre sur 68) et Bernard Guetta, en sa double qualité de journaliste de 2008 et de lycéen de 1968. De 7h 45 à 8h, ce sera le tour de Gérard Fromanger, artiste, « l’un des plus grands en France », et fondateur de l’Atelier des Beaux-Arts en mai 68. Il est suivi à 8h20 de Romain Goupil, en tant que cinéaste et « créateur » du Comité d’actions lycéens. Enfin, lors d’une deuxième « table ronde » (de 8h40 à 9h), la parole sera donnée ou redonnée à Alain Touraine, Patrick Rotman, Alain Geismar, Gérard Fromanger, Romain Goupil et Virginie Linhart, sociologue et auteure d’un livre sur son père, Robert Linhart qui fut dirigeant maoïste et établi (8 h 40 – 9h). Entre temps Philippe Val et Bernard Guetta auront « chroniqué » l’événement.

Comment s’étonner dès lors si, au fil des séquences de ce « 7/10 », l’événement, scandé par son évocation sonore, est absorbé par des commentaires qui dévorent l’information. Comment s’étonner surtout si s’impose progressivement une version exclusive et consensuelle de Mai 68 présenté essentiellement comme une expérience générationnelle, estudiantine et juvénile ; une mobilisation fort peu ouvrière, une révolte plutôt « rimbaldienne » [1] et, finalement, un mouvement d’ajustement de la société française à la modernité, dont la seule dimension politique aurait été un anticommunisme généralisé.

Les trajectoires sociales et les trajets politiques des invités et des chroniqueurs pouvaient difficilement laisser espérer autre chose. Nicolas Demorand pouvait-il l’ignorer ? Retour sur les deux premières heures du « 7/10 », pour mesurer les effets de choix éditoriaux… ou de la simple routine, fut-elle « spéciale ».

Ce n’était qu’un bon début

Dans le journal de 7h, le présentateur, Bruno Duvic, annonce une émission sur « les étudiants, les artistes ». « Mais, dit il, pour l’instant, intéressons nous à d’autres acteurs de ce printemps : les ouvriers. Il y a eu jusqu’à 10 millions de grévistes. » Après la diffusion d’une archive sonore datée du 27 mai 68, où l’on entend un fragment du compte-rendu, par Georges Séguy, du résultat des négociations de Grenelle devant les ouvriers de Renault, le présentateur enchaîne : « Il y avait donc eu 10 millions de grévistes au mois de mai 68. Ceux qui avaient lancé le mouvement, c’étaient les ouvriers qualifiés de Sud Aviation (...) » près de Nantes. L’occasion de retourner pour un reportage sur les lieux où l’usine existe toujours et est devenue un site Airbus. Le reportage d’Hélène Roussel évoque l’occupation de l’usine (« un mois et demi ») et les revendications. En dépit de la brièveté du « format », la journaliste parvient à faire entendre ce qui était en cause, en donnant la parole à quelques acteurs du conflit (dont un « secrétaire CGT ») qui reviennent sur cette expérience de lutte et son issue : « plus de libertés syndicales et une hausse des salaires. » Interrogé sur l’ « héritage » du mouvement, un syndicaliste explique : « Il est certain que tout ce qu’on a obtenu en 68 donc y a un certain nombre de choses que le patronat a réussi à remettre en cause ne serait-ce que sur les salaires. » Un autre salarié : « dans le monde ouvrier, il faut toujours remettre ça parce que les patrons ils sont toujours prêts quand ils vous ont donné 20 centimes, ils veulent en reprendre 30. » Et la journaliste de conclure en citant le syndicaliste, « Nous on était plein d’espoir, dans les usines maintenant, c’est le désespoir. (…) L’apparition du chômage a tué la contestation. »

- Sur les deux heures d’émission, ce seront, sur la grève proprement dite, les seules paroles ouvrières que l’on entendra. Malgré tout, un autre ouvrier pourra s’exprimer, mais sur un autre sujet, dans un autre journal.

Bruno Duvic poursuit la présentation du journal : « Et les revendications ont-elles changé en quarante ans ? » La question du rapport entre les luttes de 68 et celles d’aujourd’hui sur le « pouvoir d’achat » est ainsi clairement posée pour lancer un reportage sur des « débrayages à la Caisse des dépôts et à la FNAC » « les ouvriers veulent leur part du gâteau. » Limpide, le reportage lui-même évoque les bénéfices de ces entreprises et les revendications des syndicats en donnant la parole à leurs représentants.

- Sur deux heures d’émission, ce sera la seule tentative d’esquisser un rapprochement entre 1968 et l’actualité sociale.

… Mais leur combat continue

Fin du journal. Page de publicité. Il est 7h13. Archive sonore : on entend Alain Geismar annoncer l’occupation des établissements universitaires.

Nicolas Demorand présente alors les intervenants conviés à ce qu’il appelle une « première table ronde » : Alain Geismar et Patrick Rotman Le premier nommé tente de replacer le mouvement dans son contexte : le pouvoir du Général De Gaulle qui, dit-il, entre autres, « avait oublié l’économie et la société ». Et d’expliquer : en 68, « la société et l’économie se sont levés. » Àses yeux, la révolte étudiante s’explique d’abord par l’existence d’une « Université fermée et archaïque ».

Nicolas Demorand, en avocat des diablotins, pose alors à Patrick Rotman la question qui fâche : « Qui sont ces étudiants qui se révoltent ? On a beaucoup dit que c’était des enfants de la bourgeoisie ? » Rotman s’inscrit en faux (« c’est un cliché, cette histoire de fils à papa. ») en soulignant « l’inflation numérique [qui] a porté un renouvellement » du milieu étudiant, « c’était plus les fils à papa ». Au « cliché », Rotman oppose une version de la mobilisation comme « révolte juvénile un peu rimbaldienne, contre une société, un ordre moral un peu confit (…) alors qu’il y avait une modernisation économique, sur le plan des mœurs (…) et c’est cette contradiction qui a provoqué ce sursaut étudiant. » Bernard Guetta qui participe à la discussion surenchérit. « Pour rebondir sur ce que dit Patrick  », il met en avant « une des raisons » de 68, « la démocratisation de l’enseignement supérieur et l’intrusion sur la scène universitaire d’une grande, grande proportion de la génération des baby-boomers. Il n’y avait pas de place pour notre génération quand nous sommes arrivés à l’Université ». Alain Geismar intervient dans le même sens [2].

Peu de temps après, alors qu’il n’a lui-même invité que des anciens étudiants ou enseignants, contribuant à l’occultation partielle de la dimension ouvrière de 68, Nicolas Demorand pose cette judicieuse question : « Comment expliquer que cet aspect-là [la mobilisation étudiante à Paris] ait un petit peu fait obstacle, tout de même à l’immense mouvement social qu’a été aussi Mai 68, avec des millions [il insiste] de grévistes. L’historiographie semble avoir (ou peut-être l’imaginaire), semble avoir choisi la commune plus que l’autre aspect de mouvement social. » L’historiographie que connaît Demorand… C’est-à-dire celle qui occupe le devant de la scène médiatique. Mais à sa question précise il ne sera pas répondu, ses interlocuteurs s’efforçant d’ « expliquer » la grève des salariés, et non son occultation. [3]

- Après cet intermède prolétarien, il ne sera plus question de la grève générale. Pour entendre parler des ouvriers ou des syndicalistes, il fallait se lever nettement plus tôt.

Effet du dispositif et du choix des invités, l’évocation de mai 68 ne quitte pas Nanterre et le Quartier latin ; la commémoration tourne à la promotion de quelques acteurs et de leurs livres qui, tous porteurs d’un discours quasi-uniforme, tendent à imposer leur vision d’une l’histoire qu’ils enterrent sous leurs interprétations exclusives. La version de la droite « décomplexée » est presque réduite au silence ce matin-là. Ne nous inquiétons pas : l’antenne, en général lui est largement ouverte. Mais, pour l’essentiel, le consensus dominant de 2008 dicte les interprétations de mai 1968, dont les seuls héritiers seraient ses notables et ses notaires… dont le directeur de Libération, lui-même auteur d’un très récent livre sur le sujet.

« Sous les pavés, Joffrin »

… Devinez donc à qui France Inter confie à compter du 21 mars, chaque vendredi, jusque fin mai, une chronique (intitulée sobrement « Sous les pavés, Joffrin ») sur mai 68 dans le monde ? Laurent Joffrin, historien émérite de 1968 et directeur de Libération qui consacre chaque jour plusieurs pages à l’événement. Deux promotions pour le prix d’une : gratuites et de service public. Et justement, ce 21 mars, Laurent Joffrin décrit le 22 mars comme un moment de convergence qui « réunit tous les groupuscules » et qui consacre « l’émergence d’un leader » : Daniel Cohn-Bendit « qui a le regard bleu, le verbe ironique et une tchatche pas possible ». D’ailleurs, le journal de Laurent Joffrin, « sur deux pages, raconte le 22 mars ». L’occasion de vanter le Libération du jour (un numéro en partie conçu par les étudiants de Nanterre d’aujourd’hui, « un numéro vigoureux, moral ») et la « générosité » de son rédacteur en chef. Nous y reviendrons dans un autre article. Joffrin, lui, renouvellera sa page de publicité une heure plus tard.

Le journal de 7h30

Quelques minutes plus tard, Agnès Bonfillon lance son édition de 7h30 par un tonitruant « France Inter bat effectivement le pavé. (…) Quarante ans après la Révolution, c’est comme si vous y étiez. » Viennent les titres du journal : la mort de Chantal Sébire, le nouveau message de Ben Laden, le nouveau record de Manaudou (« Elle est réaliste, elle demande l’impossible »), la campagne électorale américaine, le lancement d’un nouveau sous-marin, etc.

Puis, pendant ce même journal, mai 68 « revient » : avec la diffusion d’archives sur les barricades dressées au Quartier latin le 3 mai et les affrontements avec les CRS. Sont alors mis en rapport les destins des vedettes comme Cohn-Bendit ou ceux qui sont devenus « philosophes ou journalistes, en tous cas haut placés » et puis « ceux que l’on appelle les établis, qui ont toujours refusé après 68 une quelconque forme de hiérarchie, de “vendre leur âme” comme ils disent et donc de rester ouvriers de base quelle que soit leur qualification ». Cette présentation approximative (comme si l’opposition ne concernait que les « établis » et les autres [4]), en mettant l’accent sur la différence des choix ou des destins sociaux, atténue le conflit politique dont il va ête question.

Le reportage qui suit, dû lui aussi à Hélène Roussel, évoque avec la figure d’un « chaudronnier soudeur » en 68, salarié des « chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire puis docker » qui, toute sa vie, a refusé les hiérarchies, les promotions … Et qui revient avec acidité sur ses camarades de l’époque : « Tous les copains que j’ai connus de près et de loin, eux, ils savaient qu’ils allaient se placer. Jacques Brel l’a bien dit, hein, “les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient con.” Aujourd’hui, c’est tous des porcs. » Le commentaire de la journaliste : « Gaby Séroni, un militant de la rue, sans concession : le combat des femmes dans les années 70 ; la lutte avec les vagues de licenciement au chantier dans les années 80 ; aujourd’hui, le soutien au sans-papiers… et encore des banderoles à préparer contre la pollution à la raffinerie de Donges. »

- Sur les deux heures d’émission, ce seront les seules évocations d’autres héritages de 68 que ceux qui occupent le devant de la scène médiatique. Il est vrai qu’il s’agit de l’un des journaux de la rédaction, et non des papotages de Nicolas Demorand et de ses « invités ».

Et le journal reprend, sans transition, suivi d’une nouvelle page de pub.

Et c’est reparti…

À 7h45, une chronique : « Que faisaient-ils en 68 ? », par Frédéric Pommier du service politique de France Inter évoque, avec ou sans leurs témoignages, les mai 68 de Sarkozy, Fillon, Dray, ou encore Devedjian et Madelin qui étaient alors à Occident. Un témoignage de Nadine Morano (qui avait alors 4 ans) est l’occasion pour elle de témoigner des dommages de 68 dans l’éducation tandis que Marie-George Buffet évoque sa « première expérience de solidarité »... Qu’a-t-on appris de significatif ? Rien.

7h49. Nicolas Demorand interroge Gérard Fromanger qui raconte son passage à Nanterre et ce qui s’est passé à partir du 15 mai aux Beaux-arts : la réalisation à flux tendu d’affiches en sérigraphie. Question de Demorand : « Qu’avez-vous fait, vous comme affiches ? » « Est-ce que ça a influé sur votre œuvre ? » Les affiches vont être vendues aux enchères à Drouot. Qu’en pense Fromanger ? « Nous vivons comme ça dans cette société d’argent ». Témoignage, témoignage.

Transition. Archive sonore. De Gaulle : « Notre pays est au bord de la paralysie ».

Il est 7h55. C’est l’heure de la chronique de Philippe Val qui a fait le choix, pour apporter « un nouveau pavé au débat » de revenir « sur ce qui a déclenché les évènements ». En l’occurrence : la revendication de la mixité » à la Cité Universitaire de Nanterre. […] Le problème d’avant 68 et dont tous ceux qui ont vingt ou trente ans aujourd’hui ne peuvent mesurer la pesanteur tient en deux principes que nul n’avait eu l’intention de remettre en question avant les fameux soixante-huitards dont tout le monde se moque aujourd’hui avec l’ingratitude de ceux qui se régalent de gâteaux en méprisant les pâtissiers. Premier principe : être de gauche et anti-communiste était impossible. L’anticommunisme vous cataloguait immédiatement à droite. [Vraiment ? Mais de quel anticommunisme s’agit-il ?] Staline était mort mais ses moustaches poussaient encore. Deuxième principe : on ne pouvait pas tirer un coup sans avoir pour alibi le désir de faire un enfant.(…) La rébellion de 68 profondément antifasciste et antitotalitaire était dirigée contre deux croyances qui se voulaient raisonnables et matérialistes et qui, au contraire, étaient aberrantes et métaphysique : la croyance selon laquelle la liberté pouvait naître d’une absence de liberté et la croyance selon laquelle les femmes sont avant tout des mères. […] C’est la fin de la croyance dans la légitimité du sacrifice de soi à la foi au totalitarisme politique et à la sexualité procréatrice[…]  ». Et c’est tout ?

Oui. Ce sera tout, ou presque, pendant toute l’heure qui suit.

« Le grand journal » de 8h.

Le journal de Patrick Cohen (rédacteur en chef du 7-10 ) ne s’ouvre pas sur Mai 68 mais sur l’inauguration d’un « nouveau fleuron de la dissuasion nucléaire française ». Suivent les autres actualités du jour. Puis on revient à 68, c’est-à-dire, une fois encore, sur « le point de départ de la révolte du printemps 68 » selon Patrick Cohen : l’occupation du campus de Nanterre le 22 mars 1968. Cette fois, c’est pour entendre un enregistrement réalisé de façon artisanale dans un amphi de Nanterre. « Parmi eux une voix se détache, celle de Cohn-Bendit ». Elle a été captée par Patrice Louis, ancien journaliste à France Inter et, à l’époque, étudiant. Il raconte les conditions de l’enregistrement, la marque de la cassette, l’ambiance : « on se réunit en assemblée générale, on vote tous – entraînés, manipulés, allez savoir, par quelques gauchistes – on vote la grève et puis c’est la décision d’occuper le bâtiment administratif. Aujourd’hui ça fait un peu ridicule, mais c’était extrêmement moderne à l’époque. » Souvenirs, souvenirs… « Nanterre c’était quoi à l’époque et c’est surtout c’était qui ? Des gosses de riches comme on l’a dit parfois ? », lui demande alors Patrick Cohen. Et Patrice Louis de répondre : « Je ne vais pas me prendre comme exemple mais moi j’habitais chez mes parents à Neuilly. » De l’art de répondre sans en avoir l’air en laissant la question en suspens...

Suit alors un reportage stupéfiant qui laisse entendre – du moins tel qu’il est présenté par Patrick Cohen – que la mixité obtenue en 1968 pourrait être à l’origine des agressions subies par les jeunes filles sur le campus. Un raccourci digne de Sarkozy et de ses émules. Lancement du reportage par Patrick Cohen : « Nanterre qui à l’époque réclamait la mixité fille-garçon dans les dortoirs et qui aujourd’hui parfois s’inquiète des effets de cette mixité. Plusieurs filles ont été agressées ces derniers mois autour de ce vaste campus qui accueille quelques 32 000 étudiants. » Reportage 2008. De la fac au parking ou à la gare, « le chemin est long et parfois angoissant pour les jeunes filles » déclare, à juste titre, la journaliste. Une syndicaliste évoque « un phénomène d’agression » même si c’est « relativement calme au global. » Un militant de la JCR relativise et défend « la mixité des cités U qui ne semble pas être remis en question par les habitants » tout en regrettant surtout que le campus ne soit « plus un lieu de vie ».

Patrick Cohen revient ensuite sur la violence des affrontements et évoque « des centaines de blessés ». Nous sommes le 25 mai 68. Document d’archive : un appel lancé par les médecins présents à la Sorbonne pour obtenir d’urgence des produits pharmaceutiques. Patrick Cohen : « Des victimes mais pas de drames majeurs. Succès que l’ont met avec raison au crédit d’un grand serviteur de l’Etat, Maurice Grimaud », que l’on entend, dans un enregistrement, se démarquer des méthodes employée sous le règne de son prédécesseur, Maurice Papon, à la fin de la guerre d’Algérie.

La géopoltique de Bernard Guetta

Au terme du journal de 8h, la chronique de Bernard Guetta présente Mai 68 en France comme « un moment national d’un ébranlement international », dont il retient d’abord la dimension générationnelle  : « Partout une génération, massive et adulée comme l’incarnation de la paix, arrivait à l’âge d’homme dans des universités débordées par ces effectifs et dans des sociétés encore si marquées par la Guerre qu’elles n’aspiraient certainement aux tourmentes du changement. Cette génération avait son uniforme, le jean, car il n’y avait plus ni garçon, ni fille, mais la jeunesse. Elle avait sa culture, le rock’n roll, car il fallait que ça roule et que ça secoue et une farouche volonté surtout de se libérer des tabous sexuels encore si forts à l’époque.  »

Et Guetta de poursuivre en évoquant les effets politiques de cet « ébranlement » : « Cette génération voulait refaire ces pays et le monde à sa main, changer la politique […]. Le 68 français a permis le retour de l’alternance en jetant les bases d’une gauche non communiste ; les jeunesses allemande, italienne, japonaise, espagnole et portugaise ont marqué la vraie rupture avec le passé fasciste (…) ; Prague et Varsovie, les 68 de l’Europe centrale ont préparé Solidarité et les “révolutions de velours” (…). Cette nouvelle génération a vraiment changé le monde avant de se disperser sur les nouveaux échiquiers politiques qu’elle avait créés. Ce fut une génération de rupture historique qui avait l’audace de ses certitudes car on pouvait encore croire, à l’époque, à l’invention de 1789, la continuité du progrès. »

Vision discutable ? Sans doute, puisqu’elle pourrait être discutée. Et surtout vision partielle qui neutralise la dimension proprement sociale du mouvement en France et dans d’autres pays, comme l’Italie. Et en particulier, les luttes des salariés. Il est donc grand temps de revenir au point de départ et d’y rester.

Romain Goupil par Romain Goupil

8h20. Document d’archive : Romain Goupil se raconte. Et c’est lui que l’on retrouve, avec Nicolas Demorand, pour une ballade en direct et sous la pluie, entre la Sorbonne et l’Odéon. Présenté comme créateur des « comités d’action lycéens, à la pointe de la révolte étudiante de Mai 68 » au Quartier latin, Goupil explique que son expulsion du lycée fut fondatrice : « ça va donner naissance aux comités ». Un peu essoufflé, Goupil raconte « son » mai 68 entre le 22 mars et le 3 mai. Quelques questions de Nicolas Demorand donnent le ton :

- « Il vous évoque quoi, ce quartier latin ? »
- « Tout, ça c’est des bons souvenirs, Romain Goupil ? ».
- « Vous avez dit tout était possible ».

Du bavardage essoufflé avec Romain Goupil, on retiendra surtout qu’il entérine, comme allant de soi, les évolutions de certains de ses amis. « Y a un certain nombre de vos amis, Romain Goupil qui sont au gouvernement ? » lui demande Demorand. Comment voyez-vous ces évolutions-là ? » La première réponse de Romain Goupil contourne la question et amorce la consécration des reniements médiatiquement rentables : « (…) On pensait nous qu’on allait changer le monde et sur un modèle qui était la révolution de type bolchevik, de 1917. Quarante ans après c’est pas du tout ce qui s’est passé et heureusement pour tout le monde. Ce qui s’est passé c’est que les milliers d’étudiants et les milliers de lycéens qui sont descendus dans la rue ont fait en sorte que la société change et non pas sur le modèle que nous gauchistes ou militants d’extrême gauche voulions.(…) Y avait déjà des discussion entre nous sur “réformisme ou révolution”. Après, sur quarante ans, bien sûr que tout le monde va évoluer, le monde va bouger et y va y avoir certains qui vont penser que c’est mieux de faire bouger les choses directement proches du pouvoir. »

À Demorand qui lui demande si ça ne le choque pas, Goupil répond : « Ah ben ça me choque pas du tout de voir qu’ils ont continué en pensant que c’était plus intéressant, par exemple comme Henri Weber, comme Cohn-Bendit, d’être députés et de faire changer réellement les choses plutôt que de continuer à faire des discours pour se faire plaisir à soi-même ou pour essayer de se donner bonne conscience. (…) [5] »

Laurent Joffrin par Laurent Joffrin (bis)

Il est 8 h30. La « revue de presse exceptionnelle de Laurent Joffrin », essentiellement consacrée à Chantal Sébire, s’achève sur une publicité dédiée à l’édition du jour du quotidien qu’il dirige, réalisée en partie par les étudiants de Nanterre … « Un numéro dont je me garderai évidemment de faire la promotion » - ce qu’il est évidemment en train de faire - « sinon pour en recommander la lecture des pages Rebond », dans lesquelles Joffrin et son journal sont critiqués ; ce qui lui inspire ce commentaire : « l’esprit de 1968, apparemment, est toujours là. »

Table ronde pour tourner en rond.

Après une transition musicale avec un extrait des « anarchistes » de Ferré, Nicolas Demorand se tourne vers des anarchistes patentés, pour une table ronde qui réunit Alain Touraine, Patrick Rotman, Alain Geismar, Gérard Fromanger, Romain Goupil et Virginie Linhart.

Un grand moment de communion autour d’une seule idée : derrière la geste marxisante et archaïque, se jouait l’avènement de la France à la modernité.

- Alain Touraine [mieux vaut, charitablement, ne pas tout transcrire…] « décrupte » ainsi les « sens » de l’événement : « (…) Après un long retard au changement parce que la Guerre, les guerres anticoloniales, etc., la reconstruction matérielle du pays, on voit apparaître des revendications de type culturelles, la sexualité, la jeunesse, l’identité et la liberté, voilà les grandes choses qui arrivent. Bon, tout ceci est fondamental. Mais tout ceci ne dispose pas d’un langage et encore moins d’un parti politique (…). En même temps, il y a, toujours fidèles au poste, les gens qui eux ont un vocabulaire même s’ils n’ont plus d’expérience vécue, c’est-à-dire, les trotskistes et les maoïstes (…). »

- Alain Geismar intervient alors pour souligner que la révolte de la jeunesse et des millions d’ouvriers « ça lève un grand espoir. » Un « grand espoir » dont on ne saura rien, sinon ceci : « Les mots pour le dire, ils arrivent dans le vieux jargon marxiste. Et cela, ça enferme le mouvement et ça l’empêche d’une certaine manière d’avoir son expression propre. »

- Patrick Rotman confirme : « Moi, je partage ce qui vient d’être dit par les deux Alain. (…) C’est un mouvement spontané, libertaire, démocratique et juvénile et on peut dire même rimbaldien qui utilise le jargon de l’époque qui était celui qui était à notre disposition, c’est-à-dire, le langage des révolutions du XIXème. » Il fallait solder ; c’est désormais chose faite : « Nous sommes dans un autre monde, dans un autre siècle, dans un autre univers intellectuel, d’autres références culturelles et donc c’est plus possible de continuer à penser la modernité du XXIème siècle en référence à cet événement. »

- Bernard Guetta, véhément, atteste. Il raconte (en la réinventant quelque peu) une altercation entre Cohn-Bendit et Aragon, où le premier rappelait au second qu’il avait écrit, jadis : « Il nous faut un Guépéou ». Cette altercation illustrerait une leçon plus générale : « ce mouvement qui s’inspirait, qui copiait naturellement, comme toute révolution, la révolution précédente, celle de 1917, était en réalité en rupture totale, totale, avec le Parti communiste français et le communisme soviétique d’une manière générale (…). » Deux affirmations peut-être un peu simplificatrices. Mais qu’importe…

- Romain Goupil abonde et surenchérit : « Ceux qui vont déclencher le mouvement ont une idéologie, (…) le modèle est quand même 1917, avec une insurrection ouvrière et faire la dictature du prolétariat. Ça c’est les dirigeants dont j’étais, mais on était une poignée de 300. Par contre, l’incroyable succès de 68, c’est que ces 300 crétins dont j’étais, ont été débordés par des milliers et des milliers de lycéens, des milliers d’étudiants et bientôt rejoints par des millions de travailleurs qui eux disaient : “La France issue du XIXème siècle est une France qu’on ne supporte plus.”(…) Tout a changé. Mais, tu as raison, Patrick [Rotman], tu as raison, et M. Touraine on est tout à fait d’accord, on ne peut plus penser le XXIème siècle en se référant à mai 68 (…). 68, la grille de lecture qu’on avait est une grille de lecture marxiste, obsolète et qui rime à rien. »

Quelques échanges plus tard, le rappel rapide par Fromanger du rôle des situationnistes et de l’influence du surréalisme, donne l’occasion à Patrick Rotman de rebondir : « On a tendance maintenant à surdimensionner la dimension politique, révolutionnaire de 68 qui a existé, qui a eu son importance mais la réalité de ce mouvement est ailleurs. Dans le vent de liberté, de démocratisation souhaitée par cette jeunesse qui était l’acteur social essentiel. (…) Y a eu une créativité spontanée qui était bien au-delà de cette gangue marxiste du langage. »

Bref, on refonde la gauche moderne… Pourquoi pas ? Mais pourquoi cette seule « lecture » ?

A 9 heures du matin, du gigantesque affrontement social de 68, il ne reste que quelques poussières. Des questions politiques qu’il a soulevées, il ne reste rien. Le conflit des interprétations a été absorbé par le consensus dominant de 2008. Ou plus exactement du « consensus dominant au sein de la gauche moderne ». Bref, quelques acteurs de 68 ont renouvelé son enterrement décennal. Pour entendre d’autres voix, il fallait écouter deux brefs reportages. Et peut-être la suite du marathon de 20 heures proposé par France Inter.

Henri Maler et Grégory Rzepski

 
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Notes

[1Selon le mot d’un des invités, Patrick Rotman.

[2Il explique : « Les jeunes qui arrivaient à l’université avaient déjà trouvé en face d’eux une école qui n’était pas de taille pour les accueillir ».

[3Ainsi, après que Patrick Rotman ait relevé, très généralement, la coexistence de trois crises, Alain Geismar s’emploie à découvrir ce que la jeunesse étudiante et la jeunesse ouvrière ont alors en commun : « ils écoutent les même musique, ils vont voir les mêmes films. » Comme les étudiants confrontés aux mandarins ringards, « Les jeunes ouvriers sont en face de contremaîtres qui n’ont plus aucune compétence technique ». Le contremaître, dit-il, est « devenu simplement quelqu’un qui donne des ordres ». Donc « des révoltes qui miroitent assez facilement, qui se reconnaissent l’une dans l’autre. » Ils ont des « valeurs communes ».

[4L’exemple ainsi présenté - celui de Gaby Séroni - est-il d’ailleurs vraiment celui d’un « établi », terme par lequel on désigne les étudiants ou les militants intellectuels qui ont fait le choix politique de travailler à l’usine comme ouvriers ?

[5Quelques échanges plus loin, alors que Goupil explique ce qui était important était de « faire la révolution » Demorand le coupe un peu après pour lui demander : « et de faire l’amour ? » Goupil confirme… « on va se retrouver des milliers et des centaines de milliers autour des manifestations et dans la nuit des barricades donc là oui c’était que faire l’amour… ». Lumineux…

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