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Mai 68 - 10 millions de grévistes, un seul survivant : Daniel Cohn-Bendit ?

par Denis Perais, Nadine Floury,

La commémoration du quarantième anniversaire de mai 68 est partout. Elle sature notamment un espace médiatique qu’envahissent les témoignages d’« anciens combattants ». En effet, pour évoquer une grève générale d’une ampleur exceptionnelle [1], parmi des millions d’étudiants, d’ouvriers, d’artisans ou d’artistes, qui a été sélectionné par les « grands » médias ? À qui ont-ils confié le soin d’analyser un mouvement que tous les commentateurs s’accordent à replacer dans un contexte de contestation mondiale ? À qui ont-ils confié le soin de tirer les enseignements de mai 68 ? À un petit groupe autoproclamé « experts es-68 », à des porte-parole rétrospectifs, dont nombre de radios, chaînes de télévision, quotidiens et magazines relaient les leçons : Glucksmann, Rotman, Hamon, July, Joffrin…

Parmi eux, un nom émerge…sans contestation : celui de Daniel Cohn-Bendit. Cette réduction quasi unanime d’un mouvement de lutte collective à un nom, une figure, une photo, voire même un œil ou un sourire, est déjà en soi une réponse à la question qui est régulièrement posée : « Que reste-t-il de mai 68 ? ».

Daniel Cohn-Bendit : la seule voix médiatique autorisée de Mai 68 ?

En se faisant l’expression des aspirations ou des volontés d’une fraction significative du mouvement étudiant, Daniel Cohn-Bendit a indéniablement joué un rôle de porte-parole il y a 40 ans. Mais il n’a jamais été le seul leader dans lequel se reconnaissaient les jeunes de 68 de même qu’il n’est pas le porte-parole attitré de toute la jeunesse contestataire de mai 68 à nos jours. Il est, d’ailleurs, le premier à l’admettre : « J’ai jamais dit en 68, je suis le porte-parole des jeunes d’aujourd’hui à l’an 2020, j’ai pas dit ça. J’ai dit : j’étais le haut-parleur à un moment précis de l’histoire [2]. »

Si, avec d’autres, Cohn-Bendit a donc été un porte-parole et même, incontestablement, un symbole, il doit, en revanche son statut d’icône médiatique… aux médias eux-mêmes. Depuis longtemps déjà, l’ensemble des grands médias l’a élevé au rang de “voix” de Mai 68 . Ainsi, en 1998, « Dany » avait déjà assuré la tournée promotionnelle de son spectacle sur mai 68 [3].

C’est sans doute pour conjurer le sort que Jean-Marcel Bouguereau, dans son éditorial de La République des Pyrénées (le 22 mars 2008), avertit : « On ne peut que redouter la momification et la starification de quelques uns. » Une mise en garde peu suivie d’effet au vu de la véritable surenchère à laquelle ses confrères se sont livrés.

Anciennement connu sous le sobriquet de « Dany le Rouge », le Vert député européen est tour à tour présenté comme :
- « le héros des événements » (Le Figaro.fr le 16 janvier et 20 minutes du 22 mars) ;
- « une figure » (Le Figaro le 24 mars) ;
- « la figure emblématique »( France Info le 13 mars et France 2 le 26 mars ;
- « le symbole de mai 68 » (Télérama 29 mars - 4 avril) ;
- « la mascotte des événements » (idem) ;
- « le vrai leader de mai 68 »( par Laurent Joffrin, le 1er février, dans l’édito de Libération )
- « le leader emblématique »(Le Nouvel Observateur le 31 janvier) ;
- « l’incarnation de mai 68 » (France 24 le 22 mars) ;
- « l’enfant de mai 68 »(Le Monde supplément radio TV 24-30 mars) ;
- l’ « agitateur depuis 40 ans » (titre du documentaire diffusé sur France 5 le 28 mars dans « Empreintes ») ;
- et, surtout, l’« icône », (pour Marie Drucker dans « Droit d’inventaire » sur France 3 le 23 janvier ; pour Serge Moati qui s’en amuse le 2 mars lors de l’émission « Ripostes » sur France 5 ; dans le documentaire diffusé sur France 3 le 22 mars (« Mai 68 : un monde en révolte ») ; pour le supplément TV & radio du Monde du lundi 24 mars ; pour Le Nouvel Observateur du 27 mars ; pour Matin Plus le 28 mars ; pour Télérama du 29 mars au 4 avril ; pour le mensuel Philosophie Magazine de mars 2008…)

Nous en oublions sans aucun doute ! Les mots sont importants. Si tous n’ont pas le même sens, ils contribuent tous, par leur accumulation, à consacrer un personnage et un seul. Mais pour qui ? Et, surtout, grâce à qui ? À l’évidence, d’abord, pour et par les journalistes. Des journalistes qui s’accordent ce privilège papal de canoniser de simples mortels !

Nulle surprise alors quand certains parmi eux prêtent à « l’icône-Bendit » des pouvoirs absolument exceptionnels. D’abord, chose amusante, le don d’ubiquité ! Comme il l’explique lui-même sur France Info le 13 mars : « Paris-Match voulait faire une photo de famille devant la Sorbonne de tous ceux qui étaient de 68. Je vois pas pourquoi j’ai besoin de faire n’importe quelle bêtise pour assumer . » Paris-Match le fait pourtant réapparaître sous les traits du fils de Patrick Rotman qui a le « look Cohn-Bendit. » comme l’explique la légende !

Plus sérieusement, le déclenchement des événements lui est personnellement attribué par Marie Drucker, le 23 janvier, dans l’émission « Droit d’Inventaire » sur France 3 : « Il y a 40 ans, donc, vous lanciez cette révolte étudiante. ». Plus fort encore : dans le reportage « Etudiants, ouvriers : le rendez-vous raté » diffusé dans la même émission, le journaliste explique, toujours au sujet de Cohn-Bendit : « Il passe alors au deuxième acte : entraîner la classe ouvrière dans la lutte[...] L’appel de Dany le Rouge est entendu[...]. Ce 13 mai, ils sont 250 000 à défiler ensemble. » La célébration médiatique qui lui accorde tant sinon tout achève de se caricaturer dans la question que lui pose le quotidien 20 minutes le 22 mars : « Ces foules qui buvaient vos paroles, le pouvoir ébranlé…Aviez-vous un sentiment de puissance ? »

Au final, par-delà les outrances, lorsque Laurent Joffrin décrète dans son éditorial de Libération le 1er février, « le vrai leader de 68, le seul en vérité, fut Daniel Cohn-Bendit » et que Télérama, le 19 mars, renchérit : « mai 68 c’est lui », les visages et la parole des millions d’autres, étudiants ou ouvriers, rentrent dans l’ombre et l’anonymat.


Confronté à un tel traitement médiatique, l’intéressé semble nager en pleine contradiction. Il peut, comme on l’a vu, essayer de tenir la commémoration à distance. Mais s’il refuse la photo de famille de Paris-Match, il accepte de poser pour Télérama qui centre une page entière sur son célèbre et pétillant œil bleu. Il déclare sur France Info le 13 mars : « Moi, je n’ai pas, vous savez, la fibre commémoration. » mais il joue et s’amuse du jeu auquel il prétend ne pas se prêter et confirme lors de la même émission : « Oui, je suis la figure emblématique de 68. »

De l’icône au très réel porte-parole du consensus

Dans le reportage diffusé dans l’émission « Empreintes » sur France 5 [4], Daniel Cohn-Bendit explique lui-même, non sans une certaine lucidité, le rôle des médias dans la construction, dès 1968, de son rôle de porte-parole médiatique : « Je mettais en forme ce que beaucoup ressentaient[...]Pour les médias, c’est beaucoup plus intéressant [que « la langue de bois » des syndicats habituels] d’avoir en face quelqu’un qui leur permet de faire quelque chose d’autre[nouveauté] et donc, ce sont eux qui me font. »

En 2008, il s’agit plutôt d’une coproduction.Le bon client et ses reniements [5] sont appréciés par des médias qui érigent Cohn-Bendit en icône.

Un « bon client »…

Un bon client c’est d’abord une « bonne bouille ». Laurent Joffrin flagorne ainsi une sorte de « Till l’espiègle (…)qui a le regard bleu, le verbe ironique et une tchatche pas possible. » [6]. Télérama s’émerveille de « son sourire ravageur et de sa tignasse rousse. » comme de « sa faconde, son ironie, sa joie surtout. ». C’est un « rigolard » pour la journaliste de France 5 qui introduit ainsi son « portrait » diffusé par la chaîne le 26 mars. Ses coups de gueule (bien-pensants même quand le ton est insolent) sont appréciés : « Daniel Cohn-Bendit n’a pu s’empêcher de jouer l’impertinent. » s’amuse Le Parisien (le 17 avril) au sujet de sa rencontre avec Sarkozy à l’Elysée. Une espièglerie qui peut, de surcroît, se révéler utile et servir à détendre l’atmosphère lorsque les débats risquent par trop de s’enflammer, c’est-à-dire d’aborder les sujets sérieux, ce que les journalistes, gardiens du consensus, apprécient tout particulièrement [7].

Bref, un « bon client » , disponible depuis des années pour le plus grand bonheur des journalistes [8] Sur le plateau de « Ripostes » le 2 mars, il confirme ironiquement : « Dès qu’il y a trois étudiants dans la rue, trente six journalistes accourent pour me demander si c’est un nouveau 68. ». À ces journalistes, Cohn-Bendit offre clé en main, de manière ludique et décontractée, quelques épisodes de « son » feuilleton. Il satisfait ainsi l’inclination médiatique à privilégier les « personnages » et les « histoires singulières » à l’histoire et aux mobilisations collectives [9]

Au service d’une approche consensuelle…

Faire de Cohn-Bendit la référence obligée, voir l’événement par ses yeux, l’analyser par sa bouche ne favorise évidemment pas la pluralité des points de vue et sert au contraire un retour consensuel sur mai 68 qui prévaut dans la commémoration médiatique.

Lorsque Télérama lui pose la question : « Vous voyez 68 comme une révolte existentielle, en somme ! », Cohn-Bendit acquiesce : « Exactement ! La majorité des manifestants voulaient prendre le pouvoir sur leur vie . » Une formule qu’il avait déjà utilisée chez Marie Drucker : « Beaucoup de gens, des jeunes et visiblement des ouvriers, se sentaient dépossédés de leur vie et ils sont partis à la conquête de leur vie, c’est ça Mai 68. ».

Des différences existent entre l’analyse de « Dany », celles des quelques autres « anciens autorisés » et celles des principaux responsables éditoriaux. Mais toutes vont dans le même sens, toutes convergent pour enterrer 68 sous les fleurs. Des fleurs culturelles, par exemple quand Laurent Joffrin explique le 28 mars dans Libération : « Si la masse se mit en mouvement, c’était pour des raisons culturelles, et non directement politiques : il fallait en finir avec l’archaïsme des mœurs et des mentalités. » ; ou encore quand Serge July rebondit le 9 avril dans l’émission “ Ce soir ou jamais ” de France 3 : « Le mouvement, lui, il était sur les mœurs, il était sur changer la vie, sur la liberté, et en fait le mouvement était très libertaire. »

Ainsi, Cohn-Bendit est apprécié autant pour ses qualités d’invité que pour sa contribution à l’élaboration d’une version consensuelle de mai 68 qui s’impose dans les médias : une présentation qui met en avant la révolte culturelle, générationnelle et estudiantine mais laisse à l’arrière plan la mobilisation ouvrière et la grève générale. Se construit ainsi l’histoire d’un mouvement moins conflictuel et dont la finalité aurait été, somme toute, de préparer la société française l’entrée dans « la modernité » [10].

« […]Vous êtes irrécupérable . » Le 16 avril, sur le plateau du « Grand Journal » de Canal +, Michel Denisot chapitre « Dany » pour mieux le flatter. Sans doute aussi pour le remercier de ses contributions au grand cirque de la commémoration de 68 ; un barnum qui a su récupérer le symbole pour le convertir en icône médiatique.

Nadine Floury, Denis Pérais
- Merci pour leur participation à Grégory, Henri, Jamel et Sébastien.

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Annexes : Quelques prestations médiatiques de Daniel Cohn-Bendit (série en cours)


- 22 décembre 2007 : débat avec Henri Guaino sur « L’héritage de Mai 68 » à l’émission « Répliques » de France Culture animée par Alain Finkielkraut avec qui Daniel Cohn-Bendit débattait aussi sur le plateau de « Ripostes » le 2 mars 2008
- 18 janvier 2008 : interview à Lyon Plus
19 janvier 2008 : reportage dans Metropolis sur Arte consacré à Mai 68 autour de l’ouvrage co-écrit avec Gerd Koenen sur les idéaux d’autrefois
- 23 janvier 2008 : « Droit d’inventaire » sur France 3
- 29 Janvier : interview dans Les Inrockuptibles
- 31 janvier : interview croisée avec Luc Ferry au Nouvel Observateur
- 1er mars : « Le journal inattendu » sur RTL
- Mars 2008 : interview croisée avec Nicolas Baverez au mensuel Philosophie Magazine
- 2 mars : « Ripostes » sur France 5
- 13 mars : émission spéciale avec des étudiants sur France Info
- 22 mars : interview à 20 minutes et au centre d’un reportage sur France 24. C’est encore la photo de Daniel Cohn-Bendit qui apparaît en premier lors du lancement du documentaire “ Mai 68 : un monde en révolte ” sur France 3. Dans ce reportage, international, il est évidemment interrogé tout comme Alain Krivine, vu lui plus rarement.
- 26 mars 2008 : Interview dans les "Quatre vérités" sur France 2
- 27 mars : couverture du Nouvel Observateur avec des extraits de son dernier ouvrage sur Mai 68
- 28 mars : Portrait dans « Empreintes » sur France 5
- 29 mars : couverture de Télérama avec une longue interview
- 7 avril : interview dans Métro
- 10 avril : interviewé par plusieurs jeunes de vingt ans dans Le Nouvel Observateur
- 16 avril : invité du Grand Journal sur Canal +

 
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Notes

[1Il est évidemment difficile de chiffrer précisément le nombre de grévistes : 6 à 7 millions pour certains, plus de 11 pour d’autres. Ce qui est incontestable, cependant, et ce que personne ne conteste, c’est que mai 68 a été la plus grande grève générale que la France et l’Europe aient connue.

[2Rencontre avec les étudiants sur France Info, émission du 13 mars 2008

[3Lire « Daniel Cohn-Bendit - United colors of Dany le... choisissez la couleur. » (Chronique), de Serge Halimi, Les Inrockuptibles, n° 201 du 16 décembre 1998

[4Et réalisé par son « ami  » Serge July comme le signale la journaliste dans la présentation de cette hagiographie.

[5Lire PLPL n°17.

[6le 21 mars sur France inter

[7Lire à ce sujet, ici même : Mai 68, journalisme d’entente cordiale sur RTL.

[8Un bon client… en tournée promotionnelle pour son nouveau livre opportunément paru cette année de commémoration.

[9Lire à ce sujet, sur le site du Monde Diplomatique, « Mai 68, la mémoire et l’oubli » dans lequel Kristin Ross écrit : « réduire un mouvement de masse aux itinéraires de quelques uns de ses soi-disant leaders, porte-parole ou représentants (plus particulièrement ceux qui ont désavoué “ leurs erreurs du passé ”), constitue une vieille tactique de confiscation, aussi efficace qu’éprouvée. Ainsi circonscrite, toute révolte collective est désamorcée, et donc réduite à l’angoisse existentielle de destinées individuelles. Elle se trouve ainsi confinée à un petit nombre de “ personnalités ” auxquelles les médias offrent d’innombrables occasions de réviser ou de réinventer leurs motivations d’origine. »

[10Sur ce travail médiatique d’imposition, lire ici même : « Mai 68 - Une tranche de “ commémoration ” sur France Inter »

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