« Moi quand on me confie une mission, je ne recule jamais, je ne renonce jamais. » La forfanterie de Jean-François Copé [1] pourrait prêter à sourire… si, au sujet de l’audiovisuel, il ne disait la vérité. Depuis des mois, la « droite décomplexée » crache dans la soupe de la télévision publique… pour réserver au privé un festin de roi.
I. Télévisions publiques : mascarade pour un massacre ?
La Commission pour la Nouvelle Télévision publique dite « Commission Copé » est une mascarade [2] ; mais, au sein de cette entreprise de démolition, une mascarade qui a son utilité propre. Installée en février 2008 par Nicolas Sarkozy sous couvert de « refonder l’identité du service public audiovisuel, et réfléchir à son incarnation dans une offre de programmes renouvelés et adaptés [3] », elle amuse la galerie et verrouille les débats pendant que les décisions sont prises ailleurs, voire mises en œuvre.
Des estimations sur mesure
Les propositions, rendues publiques le 22 mai par le député-maire de Meaux pour le groupe qu’il préside, consistent à supprimer la publicité en deux temps. Du 1er septembre 2009 au 31 décembre 2011, la publicité ne serait supprimée qu’à partir de 20h. Elle le serait complètement à compter du 1er janvier 2012. La Commission estime le montant de la compensation à 450 millions d’euros par an durant la période transitoire et à 650 millions d’euros ensuite.
Ce chiffrage est indécent. Comme nous le relevions ici même, si l’on prend en compte les chiffres 2006, les seuls consolidés, « le groupe France Télévisions, déjà sous-financé par rapport à ses homologues européens, perdrait 833 millions d’euros de publicité et de parrainage, soit 30% de son budget de 2,85 milliards dont 1,87 milliard provenant de la redevance [4]. » Pour tenter de justifier le chiffre de 650 millions d’euros, l’estimation proposée décrète arbitrairement que les exceptions à la suppression comme le parrainage, la conservation des écrans publicitaires sur RFO ou, encore, le maintien de la publicité sur les antennes locales de France 3 et sur les sites Internet rapporteraient 150 millions d’euros au total. Or, rien n’est moins sûr
Ce qui est certain en revanche c’est que le chiffre retenu est conforme à celui des lobbyistes de l’audiovisuel privé [5].
Plus lamentable encore : le chiffrage s’en tient à la logique strictement comptable de la simple compensation et ne tient pas compte des 400 millions d’euros nécessaires au financement de la production de programmes supplémentaires destinés à remplacer les spots publicitaires à des heures de grande écoute (quelques 1000 heures par an) [6].
Et pour parachever le chef d’œuvre, les moyens à dégager pour financer la « nouvelle ambition » du service public ne sont pas chiffrés.
Bref, les estimations sont taillées sur mesure pour que le déshabillage du secteur public… permette d’habiller le secteur privé. Pour y parvenir, les « pistes » envisagées, notamment celles que l’on peut lire sur le site de la Commission (lien périmé, janvier 2011) amoureusement intitulé « Ma télé publique »… – sont encore plus dérisoires et scandaleuses.
Des « scénarios » de « compensation »… pour films de série B ; des « scénarios » d’ « ambition » … pour films de science-fiction.
Compensations de série B : broutilles et Cie
Pour « compenser » les pertes sous évaluées de France Télévisions, le sieur Copé, ci-devant maire de Meaux, a avancé trois scénarios « ni exclusifs, ni définitifs » (qui ne seraient plus que deux, selon Libération du 5 juin,...).
1) Le premier scénario prévoit d’instaurer une taxe sur l’électronique grand public. Le lobby de ce secteur s’y oppose vigoureusement et il n’a ni les faveurs de Copé, ni celles de l’exécutif. Qu’on n’imagine pas qu’il y ait la moindre relation entre l’opposition du premier et l’opposition des seconds !
2) Le second scénario prévoit la mise en place d’une taxe sur les opérateurs de télécommunications et les Fournisseurs d’Accès à Internet (FAI) complétée par la taxation des recettes supplémentaires bénéficiant à l’audiovisuel privé [7] :
- Une « charge » qui ne devrait pas trop grever les comptes de TF1 ou de M6 puisqu’elles sont en passe d’obtenir une seconde coupure publicitaire dans les films et les fictions et le passage de l’heure glissante à l’heure d’horloge pour le calcul du volume maximal de réclame. Entre 300 et 550 millions d’euros [8] qui tombent dans l’escarcelle du privé quand il n’aurait à débourser que 80 millions d’euros [9] pour subvenir aux besoins du public.
- Une « charge » qui ne sera confirmée que si ce scénario est mis en œuvre contre les réticences de la Commission européenne qui les a d’ores et déjà, fait connaître. Viviane Reding, commissaire européenne à la société de l’information, aurait expliqué le 3 avril qu’une taxe sur les FAI et les opérateurs de télécoms serait « à contre-logique » [10].
3) La préférence de la Commission Copé (mais pas de Copé lui-même) irait à la troisième et dernière solution : une augmentation de la redevance et un élargissement de son assiette. Sarkozy soi-même [11] et son ministre du budget quelques jours plus tôt [12] l’ont pourtant écartée a priori, même si une indexation sur l’inflation pourrait finalement être acceptée par le Président ( selon Le Monde du 6 juin, notamment).
Ambition de science-fiction : bidouillages et économies
En résumé, Albanel puis Copé annoncent un cadeau de plusieurs centaines de millions d’euros à TF1 et à M6 quand les moyens nécessaires pour éviter le sous-financement du sous-financement ne sont toujours pas connus.
Les pistes envisagées pour dégager les ressources de la « nouvelle ambition » du service public sont encore plus fantaisistes et cyniques. Elles font pourtant l’objet d’une séquence au sein de chaque scénario, dont le « montage » ne manque pas d’être ingénieux. La preuve ? Si un « scénario » prévoit de compenser par une mesure (par exemple par la taxation des FAI, des opérateurs de télécoms et de télévisions privées), le même « scénario » prévoit de développer par une mesure de compensation envisagée dans un autre « scénario » (par exemple par le hausse de la redevance »). Vous avez compris la recette de cette tambouille à l’eau claire ?
Elle est complétée par
- les moyens provenant de la fin de la diffusion analogique (100 à 150 millions d’euros) ;
- les marges dégagées par la diversification, des économies et des gains de productivité.
Le veto présidentiel au sujet de la redevance combiné aux incertitudes au sujet des différentes taxes renvoient ainsi à l’autofinancement le poids d’un développement qui n’est même pas chiffré, pas plus d’ailleurs que les marges à réaliser pour le financer…
Bref, même pas de quoi compléter la compensation, mais, en revanche, de quoi réaliser des économies sur le dos des salariés de France Télévision, grâce à un généreux plan de rationalisation. Autrement dit, après le plan de sous-financement, le plan de sous-développement.
Exécutions avant la sentence
Alors, comme le dit Copé, « voyons les choses en évitant d’hyperdramatiser, essayons d’être moderne, regardons ensemble ce qu’on peut faire et en essayant d’éviter l’aspect juste idéologique [13]. » Pendant que les professionnels, les experts et les parlementaires de la Commission se conforment consciencieusement aux injonctions de leur président, les décisions sont prises ailleurs (à l’Élysée) et la réforme est déjà en application.
Le groupe France Télévision est, en effet, déstabilisé depuis l’annonce présidentielle du 8 janvier 2008. Les rentrées publicitaires s’amenuisent et la compensation « à l’euros près » (sous forme de capital) annoncée par Sarkozy se fait toujours attendre ; « dégradation du chiffre d’affaires publicitaire, mais aussi comme le souligne la CGT [14], désorganisation du groupe France télévisions, gel des investissements d’avenir, coup de frein sur les grilles nationales et régionales, plan social “silencieux” sur le dos des précaires, etc. ».
La restructuration de France Télévision est lancée. Avant même que la commission Copé ne rende son verdict et que la loi ne l’entérine, plusieurs dignitaires sont montés au créneau pour exiger de la télévision publique qu’elles consentent à des économies de structure afin, comme l’envisage la commission Copé, d’autofinancer son développement. En avril 2008, les ministres de l’économie, du budget et de la culture ont ainsi cosignés une lettre à Patrick de Carolis lui demandant « de réduire le déficit d’exploitation prévisionnel pour 2008 » (Les Échos, 18 avril 2008).
Drapé dans sa science de la « bonne gestion » (que les salariés du Monde peuvent vérifier, plan après plan), l’éditorialiste anonyme du « quotidien de référence », en … management, s’est employé à conforter ce discours, déplorant (le 29 mai 2008), certes que la méthode du gouvernement soit inadaptée, mais aussi que la télévision publique ne soit « pas un modèle de bonne organisation, tant ses structures sont empilées et stratifiées. » Et de poursuivre : « Pas davantage un modèle de bonne gestion, avec ses 11 000 salariés et son dédale de statuts et de “placards”. Beaucoup [sic] s’accordent sur la nécessité d’une profonde modernisation ».
Les ministres (et l’ éditorialiste du Monde ?) se comportent , une fois encore, comme des porte-voix des dirigeants de l’audiovisuel privé puisque ceux-ci, dans une lettre à Jean-François Copé citée par Les Échos, arguent notamment, de « la mauvaise gestion structurelle » de France Télévisions pour refuser la mise en place de mesures compensatoires les défavorisant [15].
Sauve qui peut ?
Dans ce contexte, est-ce par ce qu’elle anticipe le maintien de la publicité avant 20 heures ou parce qu’elle veut sauver la part du gâteau publicitaire qui lui reste que la direction de France 2 recrute, en appliquant les « recettes » qui lui ont permis jusqu’alors…d’imiter TF1 [16] ? Sont ainsi prévues pour l’été et la rentrée les arrivées de Patrick Sabatier et de Julien Courbet. La rumeur annonce aussi le remplacement sur France 5 de Paul Amar par Jean-Marc Morandini.
Même les plus naïfs finissent pas se résoudre à l’admettre : la prétendue refondation de l’audiovisuel public a pour effet (si ce n’est son but) l’affaiblissement de France Télévision au bénéfice du secteur privé
II. Télévisions privées : les coulisses de l’exploit
En effet, pendant que la commission Copé – ou du moins ce qui en reste après la démission des sénateurs communistes et de représentants du Parti socialiste - tente désespérément d’occuper encore le devant de la scène, les projets prévus de longue date viennent à maturité.
Dès octobre 2007, Christine Alabanel avait dévoilé les grandes lignes de ses projets pour l’audiovisuel que nous avions analysée ici même. Depuis que Nicolas Sarkozy a annoncé la suppression de la publicité dans l’audiovisuel public le 8 janvier 2008, les dispositions déjà prévues se sont précisées, confirmant que cette suppression, piège redoutable pour le secteur public, n’est qu’une pièce - même si ce n’est pas la moindre - dans un puzzle qui se met rapidement en place [17].
Conjurer la fatalité ?
Un diagnostic alarmiste mobilise les docteurs Diafoirus du gouvernement : « La situation a radicalement changé, explique ainsi Christine Albanel dans une interview aux Échos le 3 juin 2008, et les chaînes privées sont fragilisées par l’érosion de leurs audiences consécutive à l’arrivée de nouveaux médias et au mauvais état du marché publicitaire. Les groupes audiovisuels français n’ont pas la taille critique au niveau international. Et si on les compare aux opérateurs téléphoniques, ce sont des nains. La valorisation boursière de Free dépasse aujourd’hui celle de TF1, et Orange dépense autant dans ses programmes que M6 dans sa grille. »
Ainsi, un double discours de la fatalité technologique (sur la fragmentation des audiences) [18] et économique (sur la concurrence des géants internationaux du Net ou des télécoms) légitime ainsi des mesures d’urgence dont le secteur public fait les frais [19]. Parce que la libéralisation du secteur des télécoms a créé un monstre comme Orange, il faudrait déréguler un peu plus encore l’audiovisuel pour « sauver » TF1 et M6… Tout pour les chaînes privées et, plus généralement,pour les groupes privés multimédias.
De la publicité… pour les chaînes privées
Parmi les chantiers de « modernisation de l’audiovisuel » annoncés par Christine Albanel figurait déjà la révision des règles relatives à la publicité avec la transposition de la nouvelle directive européenne et l’autorisation d’une deuxième coupure publicitaire dans les fictions et les films diffusés sur les chaînes privées qui la réclamaient depuis longtemps [20].
Le 29 mai 2008 Jean-François Copé, et Christine Albanel ont réaffirmé leur intention d’inscrire le débat sur la seconde coupure publicitaire dans le projet de loi audiovisuel de l’automne ». Le Figaro, du 30 mai, sous le titre « Vers une seconde coupure dans les films à la télé » publie cette information et précise : « C’est ce même texte qui entérinera la suppression progressive de la publicité sur les écrans de France Télévisions. » La logique est simple. Il faut faire en sorte que la publicité quitte les écrans de France Télévisions
Et Le Figaro de compatir et de pleurnicher : « Bien entendu, la deuxième coupure vient soulager les chaînes privées qui affrontent un contexte difficile. La chute du marché publicitaire début 2008 pèse sur les comptes de TF1 et M6. Paradoxalement, l’annonce de la fin de la publicité dans le secteur public ne leur a pas bénéficié. Car les annonceurs attendent de connaître le nouveau dispositif législatif avant d’investir. Ils veulent savoir comment va s’organiser la fin de la publicité sur France Télévisions qui représente une part de marché publicitaire de près de 20 % en télé et comment les chaînes privées vont pouvoir absorber cette manne. La crainte des annonceurs est que si de nouveaux espaces ne sont pas créés, on pourrait assister à une inflation des tarifs des spots. »
Comment les chaînes des groupes Bouygues et Bertelsmann ne seraient-elless pas satisfaites par des dispositions… entièrement destinées à les satisfaire ? Par cette « Action publique pour l’audiovisuel privé », comme nous l’écrivions ici même ?
Des seuils de concentrations revus… pour les groupes privés.
Et comme si le festin n’était pas assez complet, le meilleurs est pour la fin : la révision à la baisse les dispositions encadrant la concentration que Christine Albanel a annoncée ainsi : « si on garde la loi actuelle, les groupes audiovisuels seront obligés de vendre 51% du capital qu’ils détiennent dans les chaînes de la TNT dès qu’elles atteindront 2,5% de part d’audience nationale. Compte tenu du succès de la TNT, ce sera bientôt le cas de TMC et W9 par exemple. Et ce n’est pas ce que nous voulons pour le développement de grands groupes de médias français. D’ailleurs nous réfléchissons aussi à repenser la règle interdisant à un même groupe de détenir à la fois un journal national, une télévision et une radio. »
Comme nous l’avions d’ailleurs montré dans un article au sujet de la crise actuelle au groupe Le Monde, cette politique de démantèlement-redéploiement légitimée par un discours de la fatalité est à l’œuvre dans l’ensemble du secteur des médias. Dans de nombreuses entreprises, en presse écrite, en radio (à Europe 1, par exemple) comme à la télévision, les conflits se multiplient, pour faire face, entreprise par entreprise, à des urgences défensives
Comment ne pas déplorer qu’à une offensive globale ne réponde pas une riposte d’ensemble ? Et qu’à une politique d’ensemble ne réponde pas une autre politique ?
Le réveil des syndicats, associations et forces politique qui, en dehors des médias, sommeillent… pendant que les salariés des médias et leurs syndicats, ainsi que les médias du tiers secteur, tentent de sauver ce qui peut l’être risque d’être douloureux. C’est maintenant qu’il faut tirer les conséquences de cette simple évidence : « Puisque l’information et le service public sont notre affaire, c’est l’affaire de tous, individuellement et collectivement, de se mobiliser pour défendre le pluralisme contre les attaques frontales qu’il subit et pour exiger son expansion. » (Déclaration finale de la deuxième session des Etats généraux pour le pluralisme, 17 mai 2008.)
Henri Maler et Grégory Rzepski.