Les invités de Nicolas Demorand
Si la tranche matinale (7h-10h) de France Inter est l’une des plus écoutées de la station, c’est aussi là que le pluralisme est le plus anémié [2].
Sur 199 émissions programmées entre le 3 septembre 2007 et le 9 juin 2008, on ne compte pas moins de 329 invités (parfois les mêmes). Nicolas Demorand (ou son remplaçant) interroge généralement une seule personne, mais occasionnellement – lors d’émissions spéciales, par exemple – plusieurs. Si l’on met de côté les émissions consacrées à des pays étrangers (Israël, Palestine, Italie, Russie…) et à des thèmes particuliers (l’euthanasie, la maladie d’Alzheimer, la situation politique en Corse…) où il peut arriver qu’une demi-douzaine d’invités se bousculent le même jour devant un même micro (38 invitations), et si l’on écarte les 26 invités sans appartenance politique ou idéologique déclarée (juristes, sportifs, médecins, etc.), les 18 associatifs (AIDS, …) et les 19 artistes, on recense 228 invitations politiques au sens large du terme. 228 invités dont les discours sont idéologiquement marqués.
Sur ces 228 invitations 127 invitations s’adressaient à de personnalités politiques, dont 58% pour l’UMP ou le gouvernement Fillon et 29% pour le PS (soit 87% pour l’UMPS, comme on dit parfois), les places restantes étant chichement offertes aux Verts (3,3%), au FN (1,7%), au Modem (3,3%) et à la gauche extra-parlementaire (4,7%). Ces chiffres révèlent, sans surprise, que la diversité politique s’efface devant l’opposition entre les deux grands partis de gouvernement.
A cela, on peut ajouter 26 experts qui enseignent le libéralisme économique (Jacques Attali, Patrick Artus, Daniel Cohen, Pascal Perrineau, Jean-Paul Betbèze, etc.), 21 philosophes et sociologues qui adorent les médias (Bernard-Henri Lévy – 3 fois -, Glucksmann père et fils, Alain Finkielkraut, etc.), 15 journalistes qui pérorent partout (Jean-François Kahn, Jean-Marie Colombani, etc.), 12 représentants du patronat (Medef et PDG), et quelques stars de la mondialisation libérale (Bill Clinton, Tony Blair, Pascal Lamy ou Jean-Claude Junker). C’est beaucoup comparé aux 4 intellectuels plus ou moins hétérodoxes, comme Joseph Stiglitz, Jean Ziegler ou Michel Onfray et aux 10 syndicalistes radicaux. Sur 14 syndicalistes invités, il est vrai, 10 ne se bornent pas, à des titres divers (CGT, FO ou SUD) à préconiser un syndicalisme d’accompagnement des réformes gouvernementales. Bilan : pour 87 apôtres de la pensée dominante, on compte seulement 14 hérétiques inégalement avérés.
Sur ces 228 convocations au micro de Demorand, on peut donc assurément classer les 74 UMP, les 4 Modem, les 2 FN, les 12 représentants du patronat, et les 9 stars internationales du côté des défenseurs du capitalisme. En s’attribuant une (large) marge d’erreur de 5%, on peut dire que 95% des 41 PS-Verts, 95% des 26 experts, 95% des 21 philosophes des médias, 95% des 15 journalistes et 3 des 4 syndicats réformateurs (le quatrième étant l’UNEF) sont favorables à l’économie de marché. On obtient ainsi un total de 202 invités (parfois cumulés) favorables au libéralisme économique.
Chez les hétérodoxes, on peut formellement classer (en étant toujours très ouvert et consensuel) les 6 personnalités politiques de la gauche de gauche, les 10 syndicalistes et les 4 penseurs hétérodoxes, comme des critiques du libéralisme économique, auxquels on peut ajouter, 6 invités inclassables ou qui se réclament plus ou moins ouvertement de la gauche du PS comme Jean-Luc Mélenchon, Benjamin Stora, Bruno Julliard ou Marc Ferro. Soient un total de 26 invitations.
En définitive, sur les 228 invitations politiques ou idéologiques des matinales de France Inter, 88,6% sont des adeptes de la pensée de marché et des zélateurs de la mondialisation libérale et 11,4% y sont plus ou moins opposés…
Pluralisme, quand tu nous tiens…
Les invités de Roland Mihaïl
Cette disproportion… disproportionnée l’est encore plus dans le 18/20 dominical de France Inter, présenté par Pierre Weil. Durant cette émission, Roland Mihaïl interviewe un invité pendant une dizaine de minutes. Sur les 33 invitations entre le 7 octobre 2007 et le 8 juin 2008, 12 places ont été attribuées à des membres de l’UMP ou du gouvernement Fillon, 3 au Parti socialiste, et zéro à d’autres organisations politiques. Les PDG, représentants du Medef ou autres directeurs d’entreprises, ont eu droit à 6 invitations. Les experts orthodoxes (Jacques Attali, Jean-Luc Parodi) se sont exprimés deux fois.
A côté de cette armée de gardiens de la pensée dominante, les syndicalistes n’ont pu s’exprimer que 3 fois. A cela ajoutons, le juge Bruguières, le dessinateur Plantu (Le Monde), Bernard Lapasset – président de la fédération française de rugby -, le chrétien-démocrate Jean-Claude Junker, 1er ministre Luxembourgeois, et trois représentants des communautés religieuse : 2 chrétiens et un juif (Richard Prasquier, le président du CRIF). Des représentants de l’Islam ? Zéro. Des invités se réclamant de la confession musulmane ? Zéro.
France Inter, « la différence » ? Certainement. La radio marque son originalité, puisque sur les 33 invitations dominicales, 29 étaient masculines et 4 féminines.
France Inter, « la différence » ? A n’en pas douter. Sur les 33 invitations, 2 voix ouvertement critiques se sont exprimées (Bernard Thibault de la CGT, et Jean-Claude Mailly de FO), 4 voix « réformatrices » (Jack Lang, François Hollande – deux fois -, et François Chérèque de la CFDT), et 21 voix totalement ajustées à la doxa dominante (12 UMP ou membres du gouvernement, 6 représentants du patronat, 2 experts libéraux, et Jean-Claude Junker).
Pluralisme, quand tu nous tiens… (bis)
Mathias Reymond
Nota bene : Régulièrement, on nous objecte : « Oui, mais… Et l’émission de Daniel Mermet ? » (qui n’a pas, il est vrai, d’équivalent sur les autres radios généralistes). A quoi, il suffit de répondre que :
1/ « Là-bas si j’y suis » est d’abord une émission d’enquêtes et de reportages. Orientées ? Certes… Mais pourquoi n’y en a-t-il pas plus, orientées différemment ? ;
2/ Cette émission doit d’abord son audience à sa qualité et non aux horaires de sa diffusion, tandis que le pluralisme anémié est réservées aux horaires de grande écoute ;
3/ La « niche » consentie est une « niche » concédée, sans enthousiasme particulier, pour des raisons d’image : Daniel Mermet et son équipe ne sont pas dupes.