I. Des règlements de comptes politiques
Sous couvert de critique et de déconstruction du personnage médiatique d’Olivier Besancenot, de droite à gauche, les règlements de compte n’ont pas manqué.
Vu de droite : démasquer l’hydre révolutionnaire
Porte-parole d’une communauté invisible protégée par un « on » anonyme, Catherine Nay – journaliste politique à Europe 1 et « conseillère spéciale » de Jean-Pierre Elkabbach – ne s’est pas amusée : « On s’est barbé . C’est que ce garçon là n’a aucune légèreté. Peut-être qu’en privé il a beaucoup d’humour, mais hier nada ». La raison de cette prétendue absence d’humour et de légèreté ? Besancenot appartient à une épouvantable engeance que tout distingue des bons serviteurs des opprimés : « Il est du côté des luttes et des opprimés, d’accord. Mais sœur Emmanuel elle aussi, qui leur avait consacré sa vie, était de leur côté. Et elle, qu’est-ce qu’elle était marrante sur les plateaux ! Car ce qui la guide, elle, c’est sa foi, qui du coup devient contagieuse. Tandis qu’Olivier Besancenot, attention mesdames et messieurs, c’est la révolution lui qui le motive ».
… Et qui lui interdirait, selon l’humoriste de la station d’Arnaud Lagardère de partager ses fous rires : « Un révolutionnaire qui se respecte ne s’esclaffe pas . Par exemple, lorsque Anne Roumanoff débite ses facéties : ’’au PS dit-elle y a beaucoup de courants mais y a pas de lumière’’. Tout le monde rit, mais pas lui : il sourit à peine. Un révolutionnaire n’avoue pas non plus ses gourmandises : serait-ce un péché bourgeois ? Pas même pour les crêpes, en souvenir de celles que sa grand-mère de Levallois devait lui faire le jeudi. Non, rien ! […] Lui vous dis-je, c’est la révolution ! ».
Mais surtout, on n’est pas sinistre par hasard. Et Olivier Besancenot l’est pour une raison bien simple ; c’est que si l’on scrute ses modèles « ça fait froid dans le dos » : « Ce qui l’inspire lui par exemple, c’est la Commune de 1871. Après la révolution de 1789 ce fut la dernière guerre civile en France, qui fit tout de même 20 000 morts [dont la Commune elle-même serait responsable ?] du côté de ceux qu’il défend . Le bilan est effrayant. ’’Mais pour moi la révolution c’est pas une flaque de sang à chaque rue’’, précise-t-il. On se rassure, mais tout de même ! Ses idoles, ses modèles à lui, s’appellent Trotski, fondateur de l’Armée rouge et grand criminel devant l’éternel, dont son parti la LCR se prévaut ; et le Che Guevara, dont les discours l’enthousiasment. Il a même écrit un livre. Mais le Che, au beau visage christique, dont tous les libertaires romantiques se sont emparés, fut (il faut le savoir) un stalinien fanatique, insensible, cruel, qui éliminait lui-même ceux qu’il désignaient comme traîtres d’une balle dans la nuque ».
Et Catherine Nay, journaliste de la droite « décomplexée » comme c’est son droit, d’opposer, mot pour mot, au « programme aussi sympathique qu’utopique » de Besancenot, l’assertion péremptoire de Sarkozy : « les caisses sont vides . »
Vu de gauche : étaler son mépris du peuple
Vu de gauche – ou d’une gauche incertaine – la critique de la présence de Besancenot sur le plateau de Michel Drucker est l’occasion de faire passer le mépris de classe pour de la hauteur de vue… Comme le montre, par exemple, l’exercice auquel s’est livré le journaliste du Nouvel Observateur, François Caviglioli, dont l’ironie (faiblement comique au demeurant) masque difficilement une condescendance affichée dès le début de l’article : « L’homme qui fait la révolution à bicyclette était chez Drucker. Et si le vrai handicap d’Olivier Besancenot était d’être un homme heureux ? […] Il s’essuie les mains sur son pantalon, un reste de timidité prolétarienne . Mais il prend vite de l’assurance et nous raconte l’histoire de sa vie qui lui tient lieu de programme. […] C’est un bon jeune homme ».
Un « brave gars », donc, mais qui, passéiste, parle d’un monde que Le Nouvel Observateur a englouti : « Olivier Besancenot a inspiré et mis en scène le documentaire qui a été projeté pendant l’émission sur le 18e arrondissement, le quartier où il vit.[…] . Mais c’est un quartier qui n’existe plus que dans son imagination et qu’il est le dernier à entendre. Il a tenté une reconstitution historique. Les personnages et les lieux que Besancenot nous présente sont les figures classiques de la vieille comédie parigote . Les copains avec qui on va jouer au foot le dimanche sur un terrain d’Asnières, la salle de boxe de Clignancourt où on s’entraîne ’’pour décompresser’’. […] Tout un petit peuple qu’on croyait disparu convoqué pour jouer dans une sorte de Puy-du-Fou révolutionnaire ».
Sans doute le journaliste du Nouvel Observateur passe-t-il peu de temps dans le 18ème arrondissement de Paris. Peut-être imagine-t-il la Goutte d’Or ou la Porte de la Chapelle sur le modèle du quartier de la Défense ou du nouveau Bercy. Mais comment ne pas voir que François Caviglioli dissimule, derrière une prétendue analyse de clichés érodés par le temps, ses propres clichés de journaliste des « classes moyennes », refoulant dans un passé lointain ce que Paris refoule progressivement à sa périphérie : les classes populaires elles-mêmes ?
De l’ironie aux sarcasmes et du mépris à la morgue : sur le site d’information Bakchich, Jean-Baptiste Thoret surenchérit [2]. Le dispositif de l’émission « Vivement Dimanche », et l’habileté de son animateur, ont-ils neutralisé le message politique d’Olivier Besancenot ? A cette bonne question qu’il ne pose pas explicitement, Thoret répond… qu’elle est sans objet puisque toute radicalité est une illusion, et que Besancenot, Drucker et les téléspectateurs – des populistes et des beaufs – sont d’accord en tout.
Dans un genre journalistique balisé depuis des années par Philippe Val, Thoret (d’ailleurs lui-même chroniqueur dans Charlie-Hebdo ) s’approprie les thèmes de prédilection et le ton du taulier de l’hebdomadaire « satirique » : « Des ’’résistants’’ de tous poils s’enchaînent sur le canapé rouge et délivrent leurs doléances sociales dans une ambiance feutrée et cool, entre claquements de mains d’un public forcément acquis aux causes des opprimés, œil plissé et concerné de Drucker et rires complices : ’’Eh ben dites donc ! s’exclame une représentante des luttes sociales à qui Drucker rappelle que les patrons s’en mettent plein les fouilles, on nous prend pour des blaireaux !’’. Un frisson approbateur parcourt le public qui sent vibrer sa corde populiste . » [La formule magique, qui permet à « l’élite » de se consacrer en désignant son pire adversaire, est lâchée…]
« Vieux routard de la télévision comme machine à dépolitiser [de cela on conviendra sans peine…] , Drucker sait combien l’utopie révolutionnaire prêchée par son invité partage avec la France d’en bas qui regarde son show dominical, c’est à dire toute la France, une même passion pour le bon sens, les mêmes visions simplistes, les mêmes indignations, les mêmes engagements commodes » [A quoi il faut évidemment opposer les visions complexes, les originales révulsions et les engagements incommodes du pamphlétaire].
« Au fond, on réalise combien le discours révolutionnaire, combien l’alter-attitude est non seulement parfaitement soluble dans l’eau médiatico-capitaliste mais qu’elle est symboliquement majoritaire. » [Où l’on comprend que Thoret appartient à une élite symboliquement minoritaire…] « Pour le Bien, contre l’exploitation, pour les gens qui travaillent dur et qui n’arrivent pas à boucler les fins de mois et contre les consortiums financiers iniques, pour les petits pots de terre qui s’opposent aux cuves de fer, contre le racisme, etc… [Toutes cibles méprisables aux yeux de l’élite éclairée]. Soit la longue litanie de la mauvaise conscience capitaliste » [A laquelle il faudrait sans doute opposer sa bonne conscience…]
« La révolution Besancenot est un consensus quasi absolu qui s’ignore ou feint de s’ignorer. Pour autant, il s’agit de maintenir vivace l’illusion du militant engagé […] » [Dont il convient probablement de se débarrasser, au profit de la lucidité iconoclaste du penseur dégagé]. « Au fond, le spectacle druckerien révèle un malentendu sur lequel se fonde notre culture de la contestation : les résistants (de gauche, anti-Sarkozy, anti-racistes, anti-méchants loups) se croient ou font semblant de se croire minoritaires alors qu’ils sont symboliquement majoritaires. » [Un malentendu de taille, puisque les « résistants » sont au fond des dominants qui s’ignorent]
« Dans la seconde partie de l’émission, l’impayable Claude Sérillon a ce mot formidable à propos du leader de la LCR : “Il tient des propos qu’on entend rarement à la télévision !” . C’est vrai, sauf que ce sont des propos que l’on entend tout le temps, partout et sur toutes les chaînes [Les médias dominants seront heureux d’apprendre qu’ils diffusent en continu le message de la LCR] […] « Dur d’être révolutionnaire lorsque la maréchaussée pense comme vous. Lorsque l’on est seul à penser comme tout le monde (au moins 55 % pour le Non à l’Europe), autant devenir franchement populiste » [Rien de plus commode que de s’inventer un ennemi « populiste » pour prétendre au brevet d’ « élite éclairée »].
Et de conclure : « Espérons qu’un jour Besancenot invite Drucker à un congrès de la Ligue. Après tout, ils sont si proches ». Alors que Thoret, cet aigle solitaire qui plane au-dessus de toutes les mêlées bassement ordinaires, continuera à nous abreuver de ses éminentes leçons – à Charlie-Hebdo ou sur France Culture.
On l’a compris : de même que, lors d’une confrontation télévisée entre des candidats à une élection, « l’après-débat fait encore partie du débat dans la mesure où il s’agit, sous couvert de commenter la confrontation, d’imposer publiquement une certaine vision de celle-ci » [3], une prestation médiatique est l’enjeu d’une confrontation médiatique qui la prolonge et qui emprunte ici les voies traditionnelles et brutales du dénigrement.
Mais ce n’est pas tout…
II. Des leçons de critique des médias
A l’occasion de l’émission dédiée à Olivier Besancenot, on a pu observer l’agitation de quelques pontes du journalisme, se disputant les délices d’une critique médiatique des médias et le statut fort convoité de juge de la pureté révolutionnaire. Devenus en un jour des lecteurs avisés de La société du spectacle, ces « locataires mal logés du territoire de l’approbation » (selon l’expression de Guy Debord) accablent tout à coup Besancenot et les médias de leurs accusations. Recettes : personnaliser la critique de la personnalisation, pipoliser la critique de la pipolisation, récupérer la critique de la récupération.
Personnaliser la critique de la personnalisation
La couverture du numéro (8 mai 2008, n°2270) annonçait un « mystère », qu’un solide journalisme d’investigation devait permettre de lever.
Mais comme il fallait s’y attendre, l’ « enquête » promise consiste essentiellement en un assemblage convenu de banalités, de fausses révélations « pipolisantes » et de témoignages piochés auprès du Parti Socialiste ou du « vice-président délégué du sondeur OpinionWay »
« Peut-on être révolutionnaire et aller chez Drucker ? », se demande gravement Claude Askolovitch pour commencer son article. Venant d’un journaliste qui s’indigne que l’on puisse se présenter comme « révolutionnaire », cette interrogation, apparemment légitime, en dissimule en réalité une autre : « Besancenot est-il vraiment révolutionnaire ? ». Celui qui passe au Nouvel Observateur pour être un « spécialiste » de la gauche annonce d’emblée : « voici quelques questions qui fâchent , sur cet encore jeune homme en qui se reconnaissent tant de mécontents ». Quelles questions ? Des questions qui, pour la plupart, tournent autour de la personnalité de Besancenot, et permettent de matraquer quelques alternatives binaires, bien faites pour orienter l’attention du lecteur. Les intertitres de l’ « enquête » parlent d’eux-mêmes : br>
- « Au service du peuple ou de sa propre gloire ? » br>
- « Son nouveau parti est-il un bluff ? » br>
- « Le héros des prolos est-il un petit-bourgeois ? » br>
- « Est-ce un vrai facteur ? » br>
- « Son programme économique est-il bidon ? » br>
- « Est-ce un démagogue ? » br>
- « Nouvelle gauche ou vieux trotskisme ? » br>
- « Est-ce un vrai sectaire ? »
Finalement, l’article est entièrement construit autour d’un seul et unique thème : Besancenot n’est pas celui qu’on croit. br>
- C’est d’abord un petit-bourgeois qui se fait passer pour un prolo : « Il vit dans le 18e arrondissement de Paris, avec sa compagne éditrice et leur fils, comme plein de foyers des classes moyennes intellectuelles . Mais il accompagne régulièrement des luttes entre Metaleurop ou Nestlé : il sait, comme aucun autre politique, être le copain des prolos qui combattent ». br>
- C’est ensuite un archaïque, qui met sa jeunesse au service du « vieux trotskisme » : « Besancenot a repris des trotskistes vétérans le culte de la longue patience. […] » br>
- C’est enfin un populiste, car loin de défendre les intérêts du peuple il ne fait guère que surfer sur une vague démagogique qui le rapproche de l’extrême-droite : « Depuis 2002, la LCR veut cristalliser à l’extrême-gauche comme le FN avait cristallisé à l’extrême-droite, dans un discours antisystème. […] Il enfourche le cheval populiste privé de cavalier depuis la chute de Le Pen ... au point d’avoir une bonne cote d’amour auprès des sympathisants du FN ! ».
C’est ce qu’on appelle le coup de pied de l’âne…
Cette critique, qui prétend défaire une image pour mieux réfuter une politique, contribue à la personnalisation qu’elle affecte de contester. Or – miracle de la concurrence et du pluralisme hebdomadaires – un pas de plus avait été franchi par L’Express.
Pipoliser la critique de la pipolisation
Le 6 mai 2008, quelques jours avant la diffusion de l’émission « Vivement Dimanche », on pouvait lire en couverture de ce vénérable hebdomadaire : « Révélations : Besancenot espionné ! ». Le temps de se rendre page 52 pour y lire l’article en question, le titre a changé et devient : « Besancenot. Le facteur people » En guise de révélation sur l’espionnage de Besancenot, un simple encadré de deux colonnes en quatrième page de l’article, reprenant des informations déjà publiées le 5 mai 2008 sur le site internet de L’Express. Bref, la « Une » recourt à la technique commerciale couramment employée par la presse à scandale : un titre choc, puis un article totalement différent.
Quant à l’article principal, il se flatte d’analyser le succès médiatique d’Olivier Besancenot et sa consécration en tant que « people ». Un article qui, en réalité, s’inscrit pleinement dans cette « pipolisation » de la vie politique, avec la mise en scène d’une « star » : « le facteur à bicyclette est la nouvelle icône des ouvriers en lutte, si starisé qu’il doit signer des autographes à chacune de ses sorties. »
Le porte-parole de la LCR se voit ainsi réduit à l’image d’un « facteur à bicyclette », d’ailleurs comparé un peu plus loin au personnage de Dany Boon dans son film Bienvenue chez les Ch’tis. Besancenot : une icône médiatique que l’âge (et non telle ou telle propriété politique) différencie d’autres figures de la gauche radicale : « il humilie tous les autres , coincés sous la barre des 2%, notamment le trio des ’’vieux’’ : José Bové, 54 ans, Marie-George Buffet, 68 ans, et Arlette Laguiller, 68 ans ». La photo a évidemment toute sa place dans cette mise en scène people de la « pipolisation » de Besancenot qui apparaît sur une demi page en compagnie du rappeur Joey Starr,
La majeure partie de l’article entend retracer le parcours de Besancenot et l’observer dans sa vie quotidienne. Résultat : un étalage digne des portraits les plus « people ». On apprend ainsi qu’enfant « c’était un polisson, gai, amusant, avec beaucoup de copains ». Pas moins de deux colonnes sur son enfance et sa scolarité. Conclusion… de premièrr importance : « À part ça, l’élève est parfaitement normal ». Mais Besancenot est-il vraiment un facteur « normal » ? Question cruciale, et pour le savoir, L’Express se livre alors, avec un luxe de détails (que nous vous épargnerons) à la description d’une journée type de ce facteur.
Besancenot n’est pourtant pas seulement facteur et militant, il est aussi un père de famille « avec les deux pieds dans son époque , qui interdit à la politique de bouffer sa famille ou ses loisirs ». Et voilà donc convoqués sur deux colonnes sa compagne, son fils, ses voyages, son soutien au PSG, le rap et ses activités les plus banales. Et, au détour de ce portrait savamment dépolitisé et pleinement people, cette question faussement naïve : « Mais qui sait qu’il prône l’augmentation de tous les salaires de 300 euros, la réduction du temps de travail à 32 heures sans flexibilité, avec embauches obligatoires... et interdiction des licenciements ? » Probablement pas les lecteurs de L’Express…
Car il ne faut pas se leurrer : toute cette existence apparemment normale et ordinaire est évidemment un instrument marketing mis en oeuvre par « le facteur people » annoncé dès le chapeau : « Besancenot a su gagner une vraie popularité, et compte bien s’en servir » : « ’’Je ne suis pas un professionnel de la politique’’. Cette originalité affichée lui sert d’ argument marketing . Facile dès lors d’ apparaître en boy-scout de la politique, sympathique ’’Monsieur Propre’’, qui sait parler aux plus modestes et apaiser la mauvaise conscience des autres. […] Besancenot refuse d’écorner son image par une participation à un quelconque exécutif ». Et pour couronner le tout, l’Express nous invite en bas de page à nous rendre sur le forum de son site internet, avec ce titre : « Besancenot et la ’’dérive people’’ ».
Ainsi, après avoir brossé de bout en bout un portrait people de Besancenot – dont les pipoleries seront d’ailleurs recyclées dans l’émission de Drucker –, L’Express affecte de s’étonner (et s’indignerait presque) de ce que l’hebdomadaire a lui-même contribué à construire avec ses confrères [4] : un « personnage médiatique » aux multiples « stratégies marketing ».
Ainsi, les médias dominants font spontanément peser sur les porte-parole d’organisations politiques ou syndicales la responsabilité de leurs propres tendances à la personnalisation des enjeux et à la neutralisation des messages politiques. Manière confortable, pour une presse qui s’imagine sérieuse, de se dédouaner de pratiques peu avouables [5].
Reste que ces médias le font d’autant plus aisément que les informations dont ils disposent ont préalablement été mises en circulation et en forme par le personnage politique lui-même – en l’occurrence Olivier Besancenot – et son organisation. Aux risques et périls d’une récupération… dont se réjouit d’avance Alain Duhamel.
Récupérer la critique de la récupération
Figure d’un journalisme politique prétendument « sérieux » [6] et zélateur imperturbable de l’ordre existant, Alain Duhamel profite de son billet hebdomadaire (Libération, 8 mai 2008) pour procéder préventivement à une critique des illusions médiatiques de Besancenot.
Comme il sied à une sommité du microcosme médiatique, notre éditorialiste commence par énoncer les hauts faits d’armes qui ont fait de lui ce qu’il est : « A l’époque mérovingienne, lorsque lui-même avait été l’invité de l’émission politique phare d’alors - elle s’appelait A armes égales et c’était un duel de deux heures - le très paranoïaque ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, avait apostrophé les jeunes présentateurs [dont Alain Duhamel] et les avait mis face à leurs responsabilités : s’ils confirmaient leur invitation, ils porteraient l’entière responsabilité des violences qui pourraient survenir ». En quoi il se trompait…
… Car il y a loin de la théorie à la pratique : « En théorie, Vivement dimanche offre sans doute l’espace le plus vaste pour une prédication réussie . […] Comme Georges Marchais l’avait si bien compris, une belle et bonne émission télévisée rassemble plus de monde qu’une année de meetings. »
« En théorie », soit. Mais en pratique ? En pratique, souligne notre chroniqueur politico-mondain pour rassurer ceux qui redouteraient une contagion de la subversion, le risque est limité : « Dimanche prochain, Besancenot s’évertuera naturellement à faire passer un message politique chez Drucker, lequel ne l’en dissuadera pas. Il est douteux qu’il y trouve l’occasion d’approfondir le programme et la méthode de la révolution du XXe siècle. Les triomphes ludiques de la télévision préparent rarement les changements de société. Le Minotaure Drucker dévorera paisiblement Besancenot, ce Thésée téméraire. »
En dépit de l’emphase et des visées de son auteur, le pronostic n’est pas dénué de pertinence. Mais cet éloge de la « récupération » est à l’exact opposé de sa critique : il permet d’empocher les bénéfices d’une posture contestataire (limitée au strict minimum puisque l’emprise des médias dominants sur le débat public n’est pas discutée), tout en continuant d’assurer – avec d’autres et par des pratiques quotidiennes – la gestion et la conservation du système médiatique tel qu’il est.
Mais on peut faire encore mieux, ou pire, comme le montre l’exemple de Francis Brochet. Empruntant un costume situationniste le temps d’un édito dans le Progrès de Lyon, il profite de l’émission dédiée à Olivier Besancenot pour mettre au service d’une défense du statu quo, une crique réduite à des banalités : « Les révolutions passent, Drucker reste, résiste, Bastille imprenable. Il a débuté sous De Gaulle, et se maintiendra sans doute après Sarkozy. Il a tout vu, tout avalé, tout banalisé, héraut de notre société qui, remarquait Debord, transforme tout en spectacle, même la révolte . La télévision avait fait d’Arlette une vedette, elle a maintenant le jeune Olivier dans le rôle du révolutionnaire télégénique. Au fond, la seule révolution de notre époque, c’est la télévision ». Vacuité et grandiloquence destinées à célébrer la domination d’un système qui ne célèbre rien tant que les critiques insignifiantes.
La réception médiatique d’une prestation médiatique ne suffit sans doute pas à critiquer celle-ci. Mais elle confirme les effets délétères d’une communication politique soumise aux conditions fixées par les grands médias : des effets qui ne sont pas seulement mesurables à ce qui est dit, ou à ce qui n’est pas dit, lors de telle ou telle émission.
En effet, la construction et la déconstruction médiatiques du message d’un « personnage médiatique » s’opèrent, avant et après l’émission. Dans le cas présent, l’apparition de Besancenot dans l’émission dominicale de Michel Drucker a notamment fourni à des médias généralement peu critiques à l’égard de leurs mécanismes d’imposition et d’éviction, un prétexte commode pour se faire, à peu de frais, une virginité critique. Les éditorialistes patentés ont ainsi pu camper un rôle de contestataires de commande, qui ne leur sied jamais que provisoirement. Si leurs critiques n’engagent à rien et s’ils peuvent, à ce jeu de la contestation contestée, affirmer « pile je gagne, face tu perds », c’est dans la mesure où le champ médiatique continuera demain à fonctionner selon les mêmes lois : celles-là mêmes qui permettent aux détenteurs d’un quasi-monopole du discours médiatique de prétendre au monopole du discours sur les médias.
Ugo Palheta br >
- Avec Ryzard Tepay (pour la lecture de L’Express)