Ce numéro spécial est divisé en trente sections (une par année). Chacune d’elle comporte : un article de quatre pages, signé par un collaborateur de l’Histoire, sur un événement important pour la science historique datant de l’année dont il est question, trois dates soigneusement sélectionnées de cette même année et trois évènements marquants dans la vie intellectuelle française ayant un lien, plus ou moins évident, avec le champ des études historiques.
C’est à partir de ces quelques quatre-vingt dix évènements choisis et commentés par la rédaction du journal que l’on peut dégager les présupposés d’un magazine qui prétend vouloir « douter de tout » [3] et « faire une histoire ouverte à toutes les écoles historiques » [4].
Un examen du choix de ces évènements, des commentaires qui les accompagnent et de certains articles qui traitent de questions qui ont donné lieu à d’importants débats dans la communauté des historiens [5], font ressortir trois traits particulièrement marquants.
D’abord, tout le champ des études historiques tourne autour du magazine lui-même, de ses collaborateurs et des initiatives qu’il soutient. Ensuite, les débats historiques se résument aux positions des membres de la rédaction ou de ceux qui en sont proches, la critique de ces positions étant à peine évoquée ou d’emblée disqualifiée. Enfin, le magazine propose de l’histoire une version ludique, spectaculaire, et ... lucrative.
Quand l’Histoire célèbre ses collaborateurs et sa propre importance
Il peut sembler normal, lorsqu’un journal publie un numéro spécial consacré à son anniversaire, qu’il verse un tant soit peu dans l’autocélébration. Dans le cas de l’Histoire, c’est loin d’être un travers mineur.
Le journal se présente comme un « magazine de référence » et tend à asseoir cette légitimité sur une prestigieuse liste d’universitaires qui y collaborent ou collaborèrent. Sur le site du magazine on peut lire que « L’Histoire présente les travaux des meilleurs spécialistes » et que, « depuis sa création, les plus prestigieux historiens lui ont été fidèles » [6].
Les mêmes procédés de légitimation de la « marque » sont utilisés dans le numéro spécial du trentième anniversaire : pour chaque article, l’auteur est présenté dans une petite notice qui rappelle ses titres universitaires, son dernier ouvrage paru et ... la date de sa première collaboration avec le journal.
De même la dernière page du numéro spécial est consacrée à ceux qui ont « contribué à ce numéro ». Parmi eux, de grands universitaires, des professeurs à l’EHESS, à l’IEP de Paris et au Collège de France ainsi que des membres de l’académie française. Mais cette liste impressionnante ne correspond pas aux rédacteurs des articles de ce numéro spécial. Pour certains, la « contribution » au numéro correspond seulement à la reproduction d’une dizaine de lignes d’un de leurs ouvrages. C’est le cas pour, Michel Vovelle, Paul Veyne et Roger Chartier notamment, respectivement pages 10, 34 et 105 [7].
Mais, peu importe à la rédaction de L’Histoire si tous les plus grands spécialistes ne sont pas exactement des collaborateurs réguliers du journal : il lui suffit d’inviter les lecteurs à penser que les collaborateurs réguliers du journal sont les « plus grands spécialistes » et de laisser croire que la vie intellectuelle française des trente dernières années a tourné autour du magazine. Sur les 90 évènements importants de ces trente dernières années recensés par L’Histoire, 11 sont en lien direct ou indirect avec le journal lui-même, ses collaborateurs ou une initiative qu’il a soutenue.
Parmi ces événements, figure, pour l’année 1984 par exemple, au même titre que la mort de Michel Foucault, la création de la revue Vingtième Siècle par, entre autres, Michel Winock, fondateur de L’Histoire, et les premiers articles de Jacques Marseille dans le magazine [8]. De même, deux autres évènements « cruciaux » sont cités pour les années 1999 et 2001 : ce sont la création du site du magazine et un de ses records de ventes [9] ! Dernier exemple : le fondateur du journal, Michel Winock (dont il ne vient à l’esprit de personne de mépriser l’importance…) est cité à de nombreuses reprises dans la rubrique que nous étudions, au titre de : co-fondateur de la revue Vingtième siècle (p.34) ), d’auteur de La fièvre hexagonale (p. 51), et de co-directeur (avec Jacques Julliard) du Dictionnaire des intellectuels français (p. 84), un ouvrage qui, nous dit l’Histoire, « s’impose en quelques mois comme une référence ».
Bref, L’Histoire selon L’Histoire domine à ce point la vie des idées historiennes que celle-ci tournerait largement autour des collaborateurs du journal et de ceux qui en furent proches, comme François Furet ou René Rémond. On ne sera donc pas surpris si les débats intellectuels qui ont pu émerger durant ces trente années d’existence du magazine, sont ici circonscrits au cercle de la raison construit par les collaborateurs et amis du journal. Nul point de vue dissident n’est présent : on est entre gens de bonne compagnie, libéraux, pro-européens et farouchement anti-communistes.
Débattre entre soi [10]
Ce numéro spécial revient sur nombre de débats qui ont agité le monde des historiens durant ces trente dernières années. Sans les détailler tous, nous allons revenir sur deux débats qui nous ont paru importants et significatifs : la controverse autour de l’histoire de la Révolution française qui eut lieu au moment des commémorations du bicentenaire de 1789 et celle qui a été lancée par la publication en 1997 du Livre noir du communisme [11], présentés par deux historiens qui sont à la fois juge et partie.
Mona Ozouf, qui a co-dirigé le Dictionnaire critique de la Révolution française [12] avec François Furet a ainsi rédigé l’article sur les controverses autour du bicentenaire de 1989 qui ont notamment opposé Michel Vovelle (pour ne citer que lui) et ... son collègue François Furet.
L’historienne conservatrice a beau jeu d’opposer deux visions antagonistes de la Révolution pour les renvoyer dos à dos : « Il était donc inévitable de voir le bicentenaire réanimer le vieil affrontement de la gauche et de la droite et nourrir l’histoire binaire de la révolution » (p. 52). Loin de cette « histoire binaire », François Furet et Mona Ozouf auraient su dépasser les clivages idéologiques pour donner une vraie vision de l’évènement ... Un conte de fées contredit par nombre d’historiens.
Quoi que l’on pense des positions de François Furet à propos de la Révolution française [13], elles prétendent à cette neutralité que favoriserait le refroidissement des passions, alors qu’elle se présentent elles-mêmes comme une attaque en règle contre l’historiographie marxisante, représentée aujourd’hui encore par Michel Vovelle et dont le plus grand représentant fut Albert Soboul. Or s’il est fait référence à la mort de ce dernier en 1982, c’est – sans le moindre hommage - pour réduire son œuvre à une vision « jacobine et marxiste de l’histoire de la Révolution française , battue en brèche par François Furet et quelques autres » (p.26).
Pourtant, selon l’historien anglais Eric J. Hobsbawm, dans la postface datant de 2007 d’un ouvrage publié récemment en français [14] : « Comme le fait remarquer Jay Smith [15], la « révolution furetienne » dans sa forme extrême – incluant à la fois le rejet total des facteurs socioéconomiques et le déni de la portée historique de l’évènement et de ses réalisations - est aujourd’hui terminée. Elle a cependant laissé un héritage regrettable. ». De ce point de vue critique, et de biens d’autres, à l’égard de François Furet, le lecteur de l’Histoire ne saura absolument rien.
Il en va de même à propos de la controverse qui a accompagné la publication en 1997 du Livre noir du communisme. Le résumé de cette controverse est ici rédigé par Nicolas Werth, historien reconnu de l’URSS, qui a co-rédigé lui-même le Livre noir. Il n’y avait pas mieux pour donner un point de vue nuancé sur la question. Ainsi, après avoir rappelé que le livre eut un « succès de librairie spectaculaire, équivalent à celui d’un bon Goncourt » (p. 86), Nicolas Werth rappelle que le livre a suscité en France de « nombreuses critiques » (p. 87). Pour les discréditer plus aisément, il ne les cite pas explicitement mais les résume ainsi : « l’extrême gauche ressert l’argument éculé d’un communisme sanglant à son corps défendant, explicité par Khroutchev au XXe congrès du PCUS » (p. 86).
Ignorance délibérée ou malhonnêteté intentionnelle ? Cette affirmation est totalement fausse. De quel communisme parle-t-on et de quelle extrême gauche ? Du PCF, de la LCR, des anarchistes ? De Gilles Perrault qui rédigea une critique argumentée du Livre noir dans le Monde Diplomatique de décembre 1997 ? [16]. Du travail d’un important collectif d’historiens paru en 1999 sous le titre Le siècle des Communismes aux éditions de l’Atelier [17] ?
Mais pour mieux « débattre entre soi », il vaut mieux citer les critiques qui n’ont pas l’heur de nous plaire de façon biaisée et tronquée ou encore occulter les débats susceptibles de déranger les collaborateurs du journal. Ainsi, les lecteurs de L’Histoire ne connaîtront pas l’existence d’un des plus grands historiens au niveau mondial encore vivant aujourd’hui. Mr Eric Hobsbawm a le malheur de ne pas avoir abjuré ses convictions marxistes et d’avoir été censuré par un collaborateur du journal, l’académicien Pierre Nora. Ce dernier avait en effet refusé de traduire et de publier un ouvrage majeur de l’historien anglais, L’âge des extrêmes. L’ouvrage fut publié en 1998 avec le concours d’un éditeur belge, les éditions Complexe, et du Monde Diplomatique [18].
Ainsi, on ne cite pas, ou très peu, les historiens « critiques » [19], mais l’on encense les historiens conservateurs, même lorsqu’ils publient des ouvrages de combat idéologique comme le fit François Furet avec Le Passé d’une illusion [20]..
Intitulée « l’opium des intellectuels », en référence à Raymond Aron, la rapide critique du livre vaut le détour, nous la citons presque entièrement : « François Furet s’emploie dans un essai rapidement devenu un best-seller à rendre raison de « l’illusion communiste », dont tant d’Occidentaux, et lui-même à un moment donné, ont été victimes . La haine de la bourgeoisie, le besoin de croyance , les leurres de l’antifascisme, un certain goût [21] pour la puissance d’Etat, l’héroïsme des combattants de Stalingrad, la conviction d’être dans le sens de l’histoire aussi bien au nom de la science que de la morale, François Furet analyse au scalpel [22] les motivations de cet extraordinaire fourvoiement au long du XXe siècle et les diverses phases de la « désintoxication intellectuelle » (p.80).
Et si le magazine prétend être « ouvert à toutes les écoles historiques » [23], il est bien loin d’être ouvert à tous les historiens et à tous les points de vue. Le « magazine de référence » qui célèbre sa propre importance célèbre en vérité sa contribution à la construction de la pensée dominante…. à grand renfort de recettes de marketing éditorial.
L’Histoire spectaculaire marchande
Comment évaluer la valeur scientifique des travaux des historiens ? L’Histoire répond en multipliant les références au succès des livres et aux chiffres de ventes dans les pages du magazine. Si l’on traite d’un fait important dans l’histoire intellectuelle des trente dernières années, c’est en premier lieu lorsque cela a « marché » et bien moins souvent pour son éventuelle qualité sur le plan purement intellectuel.
Ainsi, la seule référence à Pierre Bourdieu [24] que ce numéro spécial contient est liée au succès de La Misère du monde, paru au Seuil en 1993 : sous le titre évocateur de « Bourdieu best-seller », un entrefilet évoque très rapidement l’ouvrage à la page 72 et rappelle presque exclusivement son succès « inattendu ».
Pour nombre d’ouvrages, les chiffres de ventes sont évoqués, souvent pour légitimer la qualité du travail : c’est le cas notamment pour le Livre Noir du Communisme ou le Dictionnaire critique de la Révolution française. De même, si l’ouvrage Les Bienveillantes, quelle que soit sa qualité, réelle ou supposée, est cité, c’est d’abord parce qu’il il a été vendu à « 775 000 exemplaires » : un chiffre si important et révélateur que c’est le titre même de la brève qui lui est consacrée. Du livre lui-même on ne saura pas grand-chose, si ce n’est son phénoménal succès.
L’histoire marchande est, évidemment, spectaculaire… dans tous les sens du terme. Ainsi, sans les 90 petits articles que nous avons analysés, un grand nombre font référence à des évènements « culturels », des films, des romans ou même des séries télévisées à succès : c’est le cas pour les représentations de spectacles au Puy du fou (p. 10), pour Apocalypse Now (p.14), Indiana Jones (p.22), Gladiator (p. 104), la Série Rome (p.124) et ... le mariage de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni (p. 136), dont on se demande bien ce qu’il fait là.
Le constat que nous faisons de la « marchandisation » du journal n’est pas nouveau, c’est le même que faisait Gérard Noiriel en 2005 dans Les fils maudits de la République paru chez Fayard : « [...] Aujourd’hui, la dimension savante a quasiment disparu. On ne trouve plus dans L’Histoire la liste des cours du Collège de France, mais les programmes de la télévision. La plupart des numéros sont en rapport direct avec l’actualité, et la posture normative du journalisme intellectuel s’est imposée au détriment de la compréhension scientifique. » (p. 156).
A cette remarque, qui représente une infime partie du livre de Gérard Noiriel, L’Histoire a répondu par une étonnante mise au point dans son numéro 298 daté de Mai 2005. La rédaction du journal rappelle sa réputation de sérieux et réaffirme la légitimité scientifique de ses collaborateurs, « universitaires, chercheurs au CNRS, et même [25] professeurs au Collège de France » et balaie rapidement les critiques de l’historien. La fin de cette mise au point est des plus significatives : « A moins que les raisons de ce mauvais procès soient à chercher ailleurs, par exemple dans un succès public par nature indécent » (p. 4). C’est la sanction du public, du succès, du marché que le journal recherche, ce qui explique l’obsession des chiffres de ventes qui émaillent le numéro spécial que nous avons étudié.
Fier de soi, fermé aux débats, ouvert au marché : ces traits n’annulent pas les qualités du magazine L’Histoire et le sérieux de nombre d’ articles qu’il publie. Mais un savant mélange de légitimité universitaire, de fermeture idéologique et de thématiques destinées à la vente, sont les principales composantes du cocktail offert par le « magazine de référence des passionnés d’histoire ».
Matthieu Vincent.