Des journaux d’avant-guerre aux médias de 1944 br>
- (Extrait de la chronique À ma guise, n°19, 7 avril 1944)
Parfois, sur le dessus d’une armoire ou au fond d’un tiroir, vous tombez sur un journal d’avant guerre et, une fois surmonté votre étonnement devant sa taille phénoménale, vous ne pouvez que rester stupéfait de sa bêtise presque incroyable. Il se trouve que je viens juste de mettre la main sur le Daily Mirror du 21 janvier 1936 [1]. Peut-être ne faut-il pas tirer trop de conclusions de ce seul exemplaire parce que le Daily Mirror était à l’époque notre deuxième quotidien le plus stupide (juste après Sketch, bien entendu, qui occupe toujours la première place) et parce que ce numéro est justement celui qui contient l’annonce de la mort de George V. Il n’est, par conséquent, pas tout à fait typique. Il vaut néanmoins la peine de l’analyser comme un exemple extrême du genre de nourriture dont on nous a gavés dans l’entre-deux-guerres. Si vous voulez savoir pourquoi votre maison a été bombardée, pourquoi votre fils est en Italie, pourquoi votre impôt sur le revenu est de dix shillings par livre et pourquoi vous aurez bientôt besoin d’un microscope pour voir votre ration de beurre, vous avez sous les yeux une partie de la réponse.
Le journal compte vingt-huit pages dont dix-sept sont entièrement consacrées au défunt roi et à la famille royale. On y trouve une biographie du roi, des articles sur ses activités d’homme d’État, de père de famille, de soldat, de marin, de chasseur de gros et petit gibier, d’automobiliste, d’homme de radio et j’en passe, le tout accompagné, bien entendu, d’innombrables photos. Si l’on met à part une publicité et une ou deux lettres, on pourrait conclure de ces dix-sept premières pages qu’aucun autre sujet n’est susceptible d’intéresser les lecteurs du Daily Mirror. Les premiers sujets sans rapport avec la royauté font leur apparition en page 18 : inutile de dire qu’il s’agit des bandes dessinées. Les pages 18 à 23 sont entièrement consacrées aux guides de spectacles et de loisirs, aux articles humoristiques, etc. À la page 24, quelques informations commencent à filtrer et l’on trouve des articles sur une affaire de grand banditisme, sur un concours de patinage et sur les funérailles prochaines de Rudyard Kipling. Il y a aussi des précisions sur un serpent du zoo qui refuse sa nourriture. Puis, page 26, vient la seule référence de ce numéro du Daily Mirror au monde réel, avec ce gros titre :
Sous ce titre et sur une demi-colonne environ, on nous explique que le Duce « déplore » les attaques contre la Croix-Rouge : elles n’ont pas été commises « délibérément ». L’article ajoute que la Société des Nations a rejeté l’appel à l’aide de l’Éthiopie et refusé d’enquêter sur les atrocités dont sont accusés les Italiens.
Revenant ensuite à ses sujets favoris, le Daily Mirror égrène toute une série de meurtres, de morts accidentelles et évoque le mariage secret du comte Russell. En dernière page du journal, on peut lire, en lettres énormes, « LONGUE VIE AU ROI EDWARD. » Suivent une courte biographie et une photographie particulièrement avantageuse de celui que le parti conservateur licenciera un an plus tard comme un vulgaire domestique [2].
Parmi les sujets que ce numéro du Daily Mirror n’évoque pas, il y a les chômeurs (deux ou trois millions à l’époque), Hitler, la guerre en Éthiopie, la situation politique agitée en France et les conflits manifestement sur le point d’exploser en Espagne. Il s’agit là d’un exemple extrême, mais la quasi-totalité des journaux de l’époque ressemblaient plus ou moins à cela. Aucune information véritable sur les affaires du jour n’était autorisée à paraître tant qu’on pouvait l’éviter. Le monde – comme on l’enseignait aux lecteurs de la presse à sensations – était un endroit tranquille, dominé par la royauté, le crime, les soins de beauté, le sport, la pornographie et les animaux.
Si on se livre aux comparaisons nécessaires, nul ne peut douter que nos journaux soient aujourd’hui bien plus intelligents qu’ils ne l’étaient il y a cinq ans [3]. Pour une part, c’est parce qu’ils sont beaucoup moins épais. Ils n’ont que quatre pages à remplir, ou à peine plus, et la masse des nouvelles sur la guerre a nécessairement chassé les inepties. Mais il y a aussi une volonté bien plus grande qu’autrefois de s’exprimer de manière responsable, de soulever les questions qui dérangent, et de mettre les informations importantes à la une. C’est un effet de l’accroissement du pouvoir des journalistes face aux annonceurs. L’insupportable sottise des journaux anglais depuis 1900 environ a eu deux causes principales. L’une est que presque toute la presse est aux mains d’une poignée de gros capitalistes qui ont intérêt au maintien du capitalisme et qui tentent donc d’empêcher les gens d’apprendre à penser. L’autre est qu’en temps de paix les journaux vivent essentiellement des publicités pour les produits de consommation, pour les sociétés de construction immobilière, pour les cosmétiques, etc. ; ils ont donc tout intérêt à maintenir un état d’esprit « le soleil brille » qui incitera les gens à dépenser leur argent. L’optimisme est excellent pour le commerce, et davantage de commerce signifie davantage de publicités. Il faut donc éviter que les gens sachent la vérité sur la situation économique et politique, et détourner leur attention sur les pandas géants, les traversées de la Manche à la nage, les mariages royaux et autres sujets lénifiants. La première de ces causes opère toujours, mais la seconde a quasiment disparu. Il est aujourd’hui si facile de rentabiliser un journal et le commerce intérieur a tellement diminué que les annonceurs ont temporairement perdu leur influence. Dans le même temps, la censure et l’ingérence gouvernementale se sont certes accrues, mais elles sont loin d’être aussi paralysantes, loin de conduire à cette bêtise absolue. Mieux vaut être contrôlé par les bureaucrates que par les escrocs ordinaires. Pour preuve, il suffit de comparer l’Evening Standard, le Daily Mirror, ou même le Daily Mail d’aujourd’hui avec ce qu’ils étaient autrefois.
Pourtant, les journaux n’ont pas retrouvé leur prestige d’antan. Bien au contraire, ils n’ont pas cessé d’en perdre au profit de la radio. C’est à la fois parce qu’ils n’ont pas renoncé à leurs sottises d’avant guerre, et parce que la plupart d’entre eux ont conservé leur style « Révélations ! » et leur habitude de prétendre qu’il y a des informations quand il n’y en a pas. Même s’ils se montrent aujourd’hui beaucoup plus soucieux de soulever les questions sérieuses, la plupart des journaux restent totalement indifférents aux détails des faits. La croyance « Si c’est dans le journal, ça doit être vrai » s’est progressivement envolée depuis que Northcliffe [4] a entrepris de rendre la presse plus populaire ; la guerre n’a pas encore bloqué ce processus. Beaucoup de gens disent avec franchise qu’ils achètent tel ou tel journal parce qu’ils le trouvent vivant, mais qu’ils ne croient pas un mot de ce qui y est écrit.
De son côté, la BBC a gagné en prestige depuis 1940, du moins pour ce qui est des informations. « Je l’ai entendu à la radio » est aujourd’hui pratiquement l’équivalent de « Je sais que ça doit être vrai ». Presque partout dans le monde on considère les informations de la BBC comme plus fiables que celles des autres pays belligérants..
Jusqu’à quel point est-ce justifié ? Selon mon expérience personnelle, la BBC est, par défaut, plus fiable que la majorité des journaux, et elle traite l’information de façon beaucoup plus digne et responsable. Elle dit moins de mensonges catégoriques, fait davantage d’efforts pour ne pas commettre d’erreurs, et elle consacre une part plus importante à l’information (ce que le public apprécie sans doute le plus). Mais tout ceci ne change rien au fait que le déclin du prestige de la presse par rapport à celui de la radio est une véritable catastrophe.
La radio est par essence totalitaire, puisque seuls le gouvernement ou un gigantesque groupe privé peuvent en assurer le fonctionnement ; et, par sa nature même, elle est nécessairement très loin de pouvoir fournir des informations aussi exhaustives qu’un journal. Dans le cas de la BBC, ajoutons que, si elle ne dit pas de mensonges délibérés, elle évite simplement tous les sujets embarrassants. Même dans le plus imbécile et le plus réactionnaire des journaux, tous les sujets peuvent au moins être soulevés, ne serait-ce qu’au travers du courrier des lecteurs. Si vous ne pouvez écouter que la radio, il y aura des lacunes surprenantes dans votre information. De par sa nature, la presse est plus libérale, plus démocratique ; les patrons de presse qui ont sali sa réputation et les journalistes qui ont participé plus ou moins consciemment à ce processus portent une très lourde responsabilité.
« Cela ne se fait pas » ou la censure voilée br>
- (Extrait des chroniques À ma guise, 7 juillet 1944)
Je lis que lord Winterton [5] évoque dans l’Evening Standard « la retenue exceptionnelle (nullement imposée par ordonnance ou par décret) dont ont fait preuve aussi bien le Parlement que la presse au cours de cette guerre afin d’éviter de mettre en danger la sécurité nationale » ; il ajoute que cela nous a valu « l’admiration du monde civilisé ».
Il n’y a pas qu’en temps de guerre que la presse britannique observe cette retenue volontaire. L’une des choses les plus extraordinaires avec l’Angleterre, c’est qu’il n’y existe pratiquement pas de censure officielle et que, pourtant, rien de ce qui pourrait vraiment nuire à la classe dirigeante n’y est jamais publié, du moins dans les journaux à grand tirage. Si « cela ne se fait pas » de parler de tel ou tel sujet, eh bien, on n’en parle pas, tout simplement. Ce comportement est parfaitement résumé dans ces quelques vers signés (je crois) Hilaire Belloc [6].
- Dieu soit loué ! Le journaliste anglais, br>
- Est incorruptible, on ne peut l’acheter. br>
- Mais vu ce qu’il fait sans être payé br>
- Il n’est nul besoin de le soudoyer.
Pas de pots-de-vin, pas de menaces, pas de sanctions : juste un hochement de tête, un clin d’œil, et le tour est joué. Il y a un exemple bien connu, c’est l’affaire de l’abdication [7]. Plusieurs semaines avant que le scandale n’éclate officiellement, des dizaines de milliers de personnes, peut-être des centaines de milliers, savaient tout de Mrs Simpson. Mais il n’y avait pas un mot là-dessus dans la presse, pas même dans le Daily Worker, alors que les journaux européens et américains faisaient leur miel de cette histoire. Pourtant, je ne pense pas qu’il y ait eu la moindre censure effective à ce sujet : juste une « requête » officielle et un consensus général sur le fait que publier l’information prématurément « ne se faisait pas ». Je pense aussi à d’autres histoires intéressantes qui n’ont jamais été publiées, même si cela n’aurait entraîné aucune sanction.
Aujourd’hui, ce type de censure voilée touche aussi les livres. Le ministère de l’Information, bien entendu, ne dicte aucune ligne de parti et ne publie pas de liste d’ouvrages mis à l’index. Il se contente de donner des « avis ». Les éditeurs adressent leurs livres au ministère de l’Information et celui-ci « suggère » que ceci ou cela n’est pas souhaitable, ou est « prématuré », ou même « peu judicieux dans la situation présente ». Bien qu’il n’y ait pas d’interdictions expresses ni d’instructions claires sur ce qui doit ou ne doit pas être publié, on ne passe jamais outre la ligne officielle. Les chiens de cirque sautent quand le dresseur fait claquer son fouet, mais le chien vraiment bien dressé est celui qui exécute son saut périlleux sans avoir besoin du fouet. Voilà où nous en sommes arrivés dans ce pays grâce à trois siècles de vie commune sans guerre civile.
George Orwell [8]
Rappel : À ma guise. Chroniques (1943-1947) ; Préface de Jean-Jacques Rosat & Postface de Paul Anderson Nouvelle traduction de l’anglais par Frédéric Cotton et Bernard Hœpffner (texte intégral) 528 pages, 26.00 euros. A paraître le 26 septembre aux éditions Agone. Voir la présentation de l’éditeur