« Cachez ces débats… »
Le silence médiatique sur les débats qui se déroulent en dehors des plateaux de télévision, des studios de radio ou des pages de « tribunes libres » des journaux n’est pas une nouveauté.
Quand des acteurs des mouvements sociaux se réunissent en Forum, à Florence ou à Paris, qu’est-ce qui mobilise stylos et caméras de la plupart des journalistes ? Tout, sauf ce qui se discute dans ces Forums. [1]
Quand des candidats sont en campagne, qu’est-ce qui passionne les éminences du journalisme politique ? De préférence les questions les plus politiciennes, comme on peut le vérifier dans le livre d’Acrimed Tous les médias sont-ils de droite ?. [2]
Quand des partis se réunissent en Congrès, qu’est-ce qui retient l’attention des journalistes politiques ? Les conflits et leur dramatisation, au détriment des débats et des orientations. [3]
Et lors des Universités d’été au cours desquelles ils sont particulièrement choyés (Lire : « Gastronomie politique et dépendance des estomacs », septembre 2006), que retiennent-ils ? A quoi reconnaît-on leur indépendance ? A la superbe de leurs commentaires. Et à quoi se limite leur travail d’enquêteurs ? A leur capacité de pénétrer dans les coulisses, à filmer des leaders et à leur arracher (souvent sans peine…) des « petites phrases », à décorer leurs commentaires de témoignages consentis par des militants souvent trop complaisants quand on leur tend un micro.
Trois exemples de ce journalisme, à l’occasion de l’Université du Parti socialiste.
Le journalisme maritime de France 2
France 2, 13h 15, le 6 septembre 2008. Au cours de cette émission de commentaire de l’actualité de la semaine (avec cette fois-là Olivier Besancenot dans le rôle de l’invité), l’Université d’été du PS bénéficie d’un reportage : « La mer est plate ». Extraits.
Transcription, assortie de quelques commentaires.
Le reportage s’ouvre sur une page « météo » qui donne le ton :
« Le temps est beau, la mer est plate. Et le vaisseau socialiste n’en finit pas de sombrer. On promettait le spectacle d’un parti en ordre de marche. La Rochelle fut un festival de crocs-en-jambe. »
Ce qui nous vaut un passage en revue ironique du rôle des personnalités du PS, et 15 secondes plus tard :
« Dans la valise socialiste, personne n’est responsable de cette agonie en direct. Quand la maison brûle, plutôt que d’appeler les pompiers, on peut toujours crier au loup. Michel Rocard : « Vous essayez de nous assassiner : voilà ce que je pense des médias et je supplie que ceci passe à l’antenne. » Suite : « Ca, c’est fait. Malgré les sourires et la claque du parterre, l’avenir du parti allait se jouer en coulisses. »
Un vaisseau qui sombre, un parti qui agonise…. Quoi que l’on pense du PS, et même si l’on souhaite sa fin, la proclamer, c’est sans doute aller vite en besogne. Que les médias ne soient pas responsables de la crise du PS, suffit-il à les dédouaner et à taire leur rôle ?
Après un passage d’une trentaine de secondes par les coulisses de l’Université d’été, le commentaire, sentencieux, reprend :
« Un homme politique, c’est un homme qui porte une politique. Face aux médias, ces gueux qui confondent toujours tout, les ténors prétendent distinguer les conflits d’idées et les querelles de personnes. Ils ont joué les personnes et les idées attendent toujours. »
Les idées attendent toujours que les journalistes prennent connaissance des textes d’orientation soumis aux militants en vue du Congrès… ou rendent compte du contenu des débats de l’Université d’été.
Or notre journaliste, plongeur en apnée, poursuit, sans craindre de harponner sa propre mâchoire :
« Elles sont à deux pas, les idées. Mais dans ces ateliers pleins à craquer où pendant trois jours les militants ont discuté de la crise économique, du pouvoir d’achat, de la place de la culture. La politique était là, bruissant dans des salles tristes aux plafonds bas, loin des caméras et des conciliabules ».
Mais pourquoi les caméras n’étaient-elles pas là ? A cause de la hauteur des plafonds ou de la tristesse des salles ? Parce que les micros ne parvenaient pas à capter les bruissements de la politique ?
Ou parce que la politique – le débat d’idées – dans les médias est réservée aux éditorialistes-chroniqueurs-présentateurs-commentateurs ?
Une semaine plus tard, le 13 septembre, le 13h 15 de France 2, diffusait un reportage sur l’université d’été de l’UMP qui ironisait sur la mise en spectacle d’une unité plus ou moins factice, alors que celui qui était consacré au PS ironisait sur les divisions de ce parti. Même représentation politicienne de la politique destinée à tourner en dérision la politique politicienne. Journalisme de chansonnier ?
Le journalisme folklorique de Jean-Michel Normand
N’observant et n’écoutant que ce qu’ils veulent bien voir et entendre, ces grands professionnels du journalisme proposent de la politique une image déformée et superficielle. La recette est simple : railler le ridicule, l’artifice, ou le côté spectaculaire d’un « spectacle » qu’ils ont eux-mêmes contribué à monter.
Autre recette : au lieu de cracher dans cette (mauvaise) soupe, on peut essayer de la vendre telle quelle. C’est ce qu’est venu faire Jean-Michel Normand, dans Le fou du roi du 2 septembre sur France inter – c’est-à-dire vendre son livre, Le Petit Socialiste illustré par l’exemple, qu’il présente ainsi :
Jean-Michel Normand : - « Ce bouquin j’ai voulu le faire parce que je m’occupe du PS depuis pas si longtemps, je m’en occupe depuis un peu plus d’un an, et je me suis rendu compte que les différences entre les socialistes s’analysaient beaucoup plus facilement, d’une certaine manière, par le petit bout de la lorgnette, qu’en analysant leurs textes, et les motions. […] J’essaye de donner du sens à ces différents éléments de folklore. »
Il est en effet plus « facile », plus rapide aussi, pour un spécialiste de « plus d’un an » d’expérience, de regarder « par le petit bout de la lorgnette » que – horreur ! – de lire des « textes » ou d’analyser des « motions ». Mais au risque de ne rien y voir, rien qu’un « folklore » sans intérêt, auquel le journaliste se donnera la noble tâche de « donner du sens »…
Mais une intervention, assez inattendue, d’Alexis Trégarot - au milieu de celles, plus attendues – des autres chroniqueurs, va conduire notre généreux donneur de sens à s’expliquer sur le traitement médiatique de cette université d’été du PS :
- Alexis Trégarot : - « C’est aussi l’écueil de la facilité, je bats ma coulpe en disant ça, c’est aussi un peu ce qu’on peut reprocher aux journalistes ; c’est toujours de voir le petit bout de la lorgnette du PS. Parce que là pendant quatre jours y’a quand même 4000 mecs qu’ont marné dans des conventions, des motions… » br>
- Marion Ruggieri (?) : - « Mais y’a rien d’autre à voir, c’est pour ça… » br>
- Alexis Trégarot : - « …à discuter des programmes, on n’a pas vu un sujet là-dessus, personne n’en a jamais parlé et on s’est tapé la bise de François Hollande et Ségolène Royal dont on se tape éperdument à longueur de jités. » br>
- Marion Ruggieri (?) : - « Non mais t’as entendu le discours de François Hollande ? » br>
- Alexis Trégarot : - « Donc on peut aussi battre notre coulpe là-dessus. » br>
- Jean-Michel Normand : - « Oui, le problème c’est que… Moi effectivement j’étais à La Rochelle, et je n’ai pas écrit une ligne, c’est exact, sur les ateliers, parce que j’ai pas pu y passer plus de cinq minutes, parce que dehors il se passait des choses, et que d’une certaine manière l’actualité est dehors . Le problème c’est que les débats intéressants qu’il y a à la Rochelle sont des débats un peu hors-sol, c’est-à-dire qu’ils n’embrayent pas du tout sur les instances dirigeantes, et sur les têtes, ou sur le discours que peut produire le PS. »
Cachons ces débats que je n’ai pas pu voir… Malheureux journalistes, contraints de sortir à tout moment de ces ateliers pour suivre une « actualité » capricieuse. Et malheureux militants qui, alors que « dehors il se passait des choses », ont participé à ces débats où il ne se passait rien.
La remarque éclaire au moins « l’intérêt » qu’un journaliste (du Monde) peut porter à de tels échanges au sein d’un parti – et par contrecoup leur caractère « hors-sol », si l’on considère que les personnalités politiques sont généralement très attentives à cet « intérêt » des médias.
Le journalisme recentré de Pierre Weill
France Inter, Le téléphone sonne : « Les polémiques de la semaine ». Le 5 septembre 2008, Aurélie Filippetti, députée PS de Moselle, porte-parole du groupe socialiste à l’Assemblée nationale est à l’antenne.
- Pierre Weill : - « Le bilan de l’université d’été du PS […] Le PS, avec toujours des querelles de personnes, des alliances qu’on essaye de nouer entre courants, des embrassades mais aussi des coups bas, des intrigues… Commentaire de François Fillon : “Trois jours de débats, pas une seule proposition, que des débats personnels” . Aurélie Filippetti, vous êtes d’accord ? » br>
- Aurélie Filippetti : - « Il faut peut-être qu’il vienne l’année prochaine alors. […] Ecoutez il y a eu beaucoup de débats, […] il y a beaucoup d’ateliers thématiques où on discute de… par exemple de la crise de la presse française, de l’indépendance de l’audiovisuel public… »
br>
- Pierre Weill (la coupant et la couvrant) : - « Non mais là vous bottez en touche, on ne parle pas de ça, on ne parle pas de ça ! »
Mais de quoi parle-t-on, alors ?
[Extrait du "Téléphone sonne" du 5/09/08. 46 secondes.]
« On ne parle pas de ça ! » Ce « recentrage » est en réalité un véritable mot d’ordre, commun à ces journalistes, allergiques aux « débats » autres que « personnels », alors même qu’ils feignent de les réclamer ou d’en déplorer l’absence.
Le plus regrettable est que la députée PS se plie immédiatement aux desiderata de Pierre Weill, à sa grande satisfaction.
- Aurélie Filippetti (s’exécutant) : - « Et après de l’autre côté… » br>
- Pierre Weill : - « Oui… » br>
- Aurélie Filippetti : - « …Y a effectivement le spectacle assez lamentable donné par des hiérarques qui se bouffent le nez ou se bouffent la trompe… » br>
- Pierre Weill : - « Ah ! »
Ah !
Inutile de le nier : à la veille de son Congrès et de l’élection d’un nouveau secrétaire national, le Parti socialiste est la proie de divisions internes, de conflits de courants et d’ambitions, de jeux d’alliances et d’intrigues, voire de querelles de personnes. Mais laisser penser que tout cela est compréhensible sans faire la moindre référence aux débats d’orientation ou, pire, que ceux-ci n’existent pas ou n’ont pas d’intérêt, c’est confondre journalisme politique et barbouillages démagogiques. Passer ces débats sous silence, c’est les réduire au silence… Et ce qui est vrai du Parti socialiste est vrai – faut-il le préciser pour ne pas être soupçonné d’une improbable sympathie partisane ? – de n’importe quel parti, syndicat ou association.
Or puisque les débats démocratiques des militants et sympathisants des mouvements sociaux et des partis politiques ne méritent pas qu’on en rende compte, qui a la parole sur les questions d’orientations politiques dans les médias ? Leurs dirigeants… et les auteurs de « tribunes libres », les experts en expertises, les politologues d’institut et les gradés du journalisme politique, qui prescrivent à longueur de chroniques et d’éditoriaux ce que les acteurs collectifs doivent penser et faire.
La pluralité de ces tenanciers du discours médiatique tient lieu de pluralisme. L’espace médiatique est leur espace, qu’ils saturent de leurs commentaires, réduisant à presque rien la parole de ceux qui s’expriment dans d’autres espaces publics. Ils se réservent l’exercice de la parole démocratique légitime (qu’ils concèdent parfois aux responsables politiques qu’ils interrogent), et occupent ainsi une position de quasi-monopole dans un espace médiatique dominant. Un espace qui tend ainsi à recouvrir, plutôt qu’à découvrir, tous les autres espaces publics démocratiques.
Olivier Poche et Henri Maler br>
- Avec Michel pour le son, Yannick et Ricar pour la vidéo.