28 août 2008
L’ouragan Gustav fait son apparition au 13 heures de France 2, après avoir ravagé la République Dominicaine et Haïti, et laissé derrière lui 22 morts. Sophie Le Saint annonce ce drame en 20 secondes et conclut le sujet par ces mots : « On redoute , en effet, que la tempête se transforme en ouragan et l’état d’urgence a été décrété en Louisiane, une région déjà ravagée par Katrina, c’était il y a trois ans. »
« On redoute » surtout les conséquences pour les citoyens américains. Tant pis pour les Caraïbes, y compris Cuba et les îles Caïman, prochaines étapes oubliées de l’ouragan. Et peu importe si les voisins des États-Unis subissent chaque année les mêmes catastrophes naturelles avec leur cortège de morts et de destructions…
29 août 2008
Le lendemain, même endroit et même heure, même présentatrice et même scénario : « On redoute que le phénomène climatique se transforme en ouragan en approchant la Louisiane, placée en état d’alerte ». Ce jour-là le bilan provisoire du passage de Gustav aux Caraïbes est de 68 morts.
Au journal de 20 heures, on parle de Gustav pour la première fois. Il faut dire qu’on compte maintenant 78 morts et les téléspectateurs ont droit aux premières images et témoignages des victimes des Caraïbes. Sur les 1 minute 53 secondes du sujet et son introduction, 25 secondes sont cependant réservées aux préparatifs des Américains et aux inquiétudes quant au sort de leurs plates-formes pétrolières. 25 secondes qui se terminent ainsi : « La tempête se dirige maintenant vers le Golfe du Mexique et pourrait toucher les États-Unis lundi. » La traque de Gustav peut alors commencer.
30 août 2008
Le 13 heures ressemble au 20 heures de la veille : 1 minute 36 secondes dont 28 secondes consacrées aux États-Unis, et cette fois c’est pour la Nouvelle-Orléans qu’on s’inquiète. Le nombre provisoire de morts dans les Caraïbes est de 85. Au 20 heures, Gustav fait partie des titres du journal. Dans le sujet, alors que Gustav n’a toujours pas atteint la côte du continent nord-américain, 28 secondes (sur 1 minute 41) sont réservées aux États-Unis…
31 août 2008
Gustav est désormais le premier titre du journal, à 13 heures comme à 20 heures. C’est qu’il s’approche des côtes américaines… Le midi, deux sujets y sont consacrés : l’un traite des dégâts à Cuba (1 minute 33 secondes), l’autre des préparatifs aux États-Unis (2 minutes 29 secondes). Et le soir, l’ouragan s’abat enfin… sur le téléspectateur : 5 sujets y sont consacrés. Sur un total de 8 minutes et 16 secondes, 4 minutes 23 secondes sont réservées aux États-Unis. Égalité de traitement… entre des pays qui comptent leurs morts, et un autre qui « redoute » seulement – à cette date – d’avoir à en compter.
1er septembre 2008
Aux 13 heures et 20 heures, Gustav fait toujours la une des titres. A la mi-journée, 6 minutes 39 secondes sont consacrées à Gustav, dont 6 minutes 19 secondes pour les seuls États-Unis, soit 95% du temps accordé à cet événement. Et le soir, on atteint les 100%, soit 4 minutes 50 secondes consacrées intégralement aux États-Unis. En durée absolue, c’est il est vrai moins qu’à 13 heures, mais c’est encore un joli score si l’on considère que Gustav a « raté » la Nouvelle-Orléans d’une centaine de kilomètres et n’est plus qu’une tempête de niveau 2. La baudruche se dégonfle. Mais ce n’est que partie remise. David Pujadas annonce Hanna, la tempête suivante.
2 septembre 2008
Dans le journal de 13 heures, Gustav est rétrogradé à la dixième place, et il n’apparaît plus dans les titres. Dans les deux sujets qui lui sont consacrés, ce sont à nouveau les seuls États-Unis, où les dégâts seront finalement bien moindres, qui seront évoqués. Malgré tout, Élise Lucet continue à l’appeler « tempête du siècle ». Au 20 heures, c’est relâche. Gustav est mort, vive Hanna.
Cette différence de traitement ne s’explique pas seulement par l’intérêt que les médias occidentaux peuvent accorder aux catastrophes touchant d’autres pays occidentaux, mais par des raisons proprement journalistiques. Comme les autres chaînes de télévisions, France 2 a en effet drastiquement réduit le nombre de ses correspondants à l’étranger. Et elle a choisi d’en installer un aux États-Unis plutôt qu’à… Haïti. De plus, le peu d’images tournées localement (par des chaînes ou des agences qui les vendent sur le marché international) renforce aussi cette couverture différenciée. Si ces raisons ne justifient pas la distorsion du traitement médiatique, elles l’expliquent en partie.
La conséquence n’en reste pas moins que si l’on mesurait l’importance d’un événement à celle de son exposition médiatique, la vie des Caribéens vaudrait bien moins cher que celle des Américains. Il va de soi que cette exposition médiatique elle-même ne peut pas être mesurée par la seule durée des sujets du journal télévisé. Mais ce décompte donne tout de même une idée de la disproportion : sur l’ensemble de la couverture de l’ouragan, et à dégâts très inégaux (d’autant que ces dégâts ne se mesurent pas seulement, eux, en nombre de morts…), les JT de France 2 ont deux fois plus parlé du sort des États-Unis que du reste des pays touchés (23’24 contre 11’10). Mais leurs habitants ne devraient pas s’en plaindre. Il y a toujours plus mal loti que soi, voilà sans doute ce qu’ils se diraient en entendant un David Pujadas plutôt embarrassé annoncer, le soir du 1er septembre : « Une image avant de développer ces titres. Alors que le monde [Le monde, les médias, ou… les JT de France 2 ?] a les yeux braqués sur la Louisiane, l’est de l’Inde connaît, dans une quasi–indifférence [et pour cause !], une des pires moussons de ces 50 dernières années. […] Un demi-million de personnes sont prises au piège et on compte déjà 800 morts depuis le mois de juin. Il nous semblait important de le souligner ».
Et de quelle manière. Quelques « images » en 23 secondes. Quelques images, et quelques mots sans doute nécessaires à la bonne conscience médiatique, mais qui ne vont pas sans quelque cynisme. Il nous semblait important de le souligner.
Jamel Lakhal et Olivier Poche