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Un sketch de Nicolas Demorand (avec vidéo)

par Mathias Reymond, Philippe Arnaud,

Lorsqu’il s’invite en direct au Conseil Constitutionnel pour interviewer Jean-Louis Debré (8 octobre 2008), l’animateur du « 7-10 » de France Inter, que beaucoup comparent à Marc-Olivier Fogiel, laisse traîner ses coudes sur la table. Irrévérence ou bouffonnerie ?

Après quelques questions sur le rôle et le fonctionnement du Conseil Constitutionnel, Nicolas Demorand se lance : « Un citoyen peut s’adresser directement à vous ? » Jean-Louis Debré esquisse un début de réponse : « Alors, un citoyen ne peut pas s’adresser à vous directement... » A partir de là, débute le gag burlesque. Demorand le coupe : « C’est dommage, non ? »

- Jean-Louis Debré : C’est comme ça.
- Nicolas Demorand : C’est dommage, non ?
- Jean-Louis Debré : Si je ne vous ai pas répondu, c’est que je n’ai pas envie de vous répondre...
- Nicolas Demorand : C’est dommage, non ?
- Jean-Louis Debré : [qui commence à être excédé] On peut arrêter tout de suite...
- Nicolas Demorand : Non, non, non, on va continuer. C’est dommage, non ?
- Jean-Louis Debré : J’applique la loi. Il y a un progrès qui a été fait à la suite des dernières réformes constitutionnelles, c’est-à-dire que nos concitoyens à l’occasion d’un procès, pourront, par l’intermédiaire de la Cour de Cassation ou du Conseil d’Etat, saisir le Conseil Constitutionnel. Je crois que nous avançons...
- Nicolas Demorand : C’est dommage, non, qu’ils ne puissent pas le saisir directement ?
- Jean-Louis Debré : Je n’ai pas à formuler d’avis sur la réforme constitutionnelle. (…)


Demorand, faux impertinent

Cette pitrerie de l’animateur se manifeste aussi par des fréquents regards sur sa feuille et à l’équipe qui le filme, aux mouvements qu’il fait avec son micro, et aux nombreux « humm » dont il ponctue, plus loin dans l’entretien, l’explication de Jean-Louis Debré. Manifestement, ce que dit Debré ne l’intéresse pas. Ce « humm » grossier signifie clairement : « Abrège, tu es trop long... ». D’un bout à l’autre, il ne semble intéressé que par ses questions ou par les réactions qu’elles entraînent.

Molester Debré, c’est un peu s’asseoir sur le bureau de François Mitterrand, comme l’a fait Yves Mourousi en 1985 ? Pas du tout. Demorand confond l’insolence gratuite avec l’impertinence, ou la critique pertinente. Il ne pose pas des questions pour avoir des réponses (il ne les écoute manifestement pas) mais pour piéger ou gêner son interlocuteur... dans le seul but de le piéger ou de le gêner.

Sur la forme, le rôle du convive qui met les pieds sur la table interprété par Demorand a été favorisé par trois éléments matériels, observables sur la vidéo :

1. Debré et Demorand ne sont pas séparés par un obstacle (comme une table ou un bureau), ils sont assis côte à côte, sur des sièges de même hauteur. Or, être côte à côte est un signe d’égalité : c’est la position des élèves dans la classe, ou du couple sur le siège avant de la voiture, ou… dans le lit conjugal.

2. Ensuite, ils sont très proches l’un de l’autre : et Demorand, à plusieurs reprises, s’approche très près de Debré sans que celui-ci ne réagisse. Il entre dans son espace. Debré n’a pas su "garder ses distances" avec le malotru.

3. Enfin, d’après l’éclairage, Debré, quand il regarde Demorand, est face à la fenêtre, alors que Demorand, lui, est dos à la fenêtre, situation qui place toujours le premier en état d’infériorité, car il voit moins bien son interlocuteur que celui-ci ne le voit.

L’ensemble du dispositif concourt non à pousser l’interlocuteur dans ses derniers retranchement, mais à le ridiculiser. Aujourd’hui c’est Jean-Louis Debré qui en a fait les frais. Demain, à qui le tour ?







Demorand, véritable bouffon

Favorisé par la forme de l’entretien, le comportement de Demorand peut s’expliquer par plusieurs hypothèses :

1. Il a fait un pari.
La veille au soir, un repas arrosé avec des amis, l’un d’eux lance : « Dis, Nico, t’invites qui demain ? » Nico (Demorand) : « Je vais au Conseil constitutionnel, et j’interviewe Debré. » « Le père ? » (Rires dans l’audience). « Et si tu lui faisais une blague ? » « Ah oui, t’es pas cap’ de lui poser une question bateau et de répéter, cinq fois de suite "C’est dommage, non ?" » Ce à quoi Nicolas aurait répondu : « Pari tenu. »

2. Il a fait une blague pour sa fille.
La première hypothèse est peu vraisemblable. Nicolas ne fait pas de repas d’amis le soir en semaine. Pas parce qu’il n’a pas d’amis, mais parce qu’une fois qu’il a présenté le « 18-20 » sur I-Télé, il se presse pour rentrer chez lui, passe quelques minutes en famille, et, à 21 heures pétantes, après une bonne tisane, va au lit. Et quand sa fille Nathanaëlle se réveille, il est déjà au travail. Lui aurait-il dit la veille, « demain, je vais faire une blague à mon invité, pour te faire rire pendant que tu manges ton bol de Chocapic » ?

3. L’irrévérence est l’arme des grands journalistes
Plus sérieusement, l’irrévérence est l’arme des grands journalistes. Mais pas sa caricature. Certes, il faut savoir être intraitable avec les puissants. Mais tirer partie de la raideur de Jean-Louis Debré, réfugié au Conseil Constitutionnel, relève de la bouffonnerie. En réalité, Demorand est étonnamment plus complaisant avec les économistes adorateurs de la concurrence – les Patrick Artus et autres Daniel Cohen qu’il invite régulièrement – ou avec son chouchou philosophe Bernard-Henri Lévy – toujours le bienvenu, qu’avec des hommes politiques plus ou moins rangés des affaires.

Nicolas Demorand, journaliste irrévérencieux ? Plutôt comique malpoli.


Philippe Arnaud et Mathias Reymond

 
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