Un double langage ?
D’un côté Le Monde, dans ses éditoriaux des temps de crise et particulièrement ces temps-ci ne cesse d’en appeler à l’Europe libérale pour qu’elle régule le libéralisme [2], à la morale de l’intérêt collectif pour qu’elle moralise la spéculation privée, et à la régulation des marchés pour qu’elle tempère l’économie de marché. De l’autre, Le Monde, depuis fort longtemps, conseille ses lecteurs (ou, du moins, certains d’entre eux) pour qu’ils puissent spéculer tout à leur aise.
C’est notamment le rôle du supplément Argent ! dont le fier point d’exclamation dit assez ce dont il s’agit, mais que l’on peut préciser en lisant sa déclaration d’intention : « « Un guide encore plus simple et plus pratique pour vos finances personnelles. Chaque semaine, trouvez des réponses à vos questions d’argent, de placements, d’immobilier, de retraite. Le Monde Argent ! vous éclaire afin de vous guider dans vos choix. »
La main gauche du Monde (dont on peut douter qu’elle soit « de gauche »…) ignorerait-elle ce qu’écrit sa main droite ? Faudrait-il se résoudre, non sans inquiétude ni compassion, à constater que Le Monde pratique un double langage ?
Certes, Le Monde Argent ! n’est pas exclusivement consacré à la spéculation boursière. Mais, celle-ci occupe une place de choix. Ainsi, sous le titre « « Les crises peuvent être des aubaines pour les bons stratèges et leur entreprise », Le Monde ne se borne pas à dresser un froid constat, il détaille les opportunités à saisir pour les investisseurs et conclut : « Pour être à même de profiter du beau temps quand l’orage sera passé. » La date de cet article ? Le 4 septembre 2008.
Le Monde Argent ! ne manque pas d’humour et se décore de citations. Par exemple, celle-ci, de Sacha Guitry : « Il faut dépenser quand on est jeune l’argent qu’on aura quand on sera vieux » (31 mars 2008). Humour grinçant alors que le pouvoir d’achat ne cesse de baisser et que les inégalités ne cessent de se creuser. Rions encore avec cette citation de Françoise Sagan, moraliste posthume dans les colonnes du quotidien de référence : « L’argent rend égoïste. C’est bien pourquoi je veux en avoir. Je trouve l’égoïsme confortable, équilibrant… » En exergue du supplément « Argent ! » du … 21/22 septembre 2008. Humour noir pour temps de crise ou joyeux cynisme pour tous les temps ?
Au langage solennel et pontifiant des éditoriaux répond donc le langage ludique des conseils en spéculation.
Ainsi, c’est dans l’éditorial intitulé « Soldes » du numéro placé sous l’autorité de Françoise Sagan que l’on a pu lire ceci : « Après avoir perdu 8,94% en quatre séances, le CAC 40 a rebondi de 9,27% vendredi. Du jamais vu. Des montagnes russes qui font peur. Mais qui font envie aussi, tant on se dit qu’elles offrent peut-être des opportunités d’achat à bon prix. » En première page également : « Spécial SICAV Les stratégies pour rebondir : Avec la chute des marchés financiers, les opportunités d’investissement se multiplient. Permettant de diversifier les risques, la gestion collective est la solution pour investir en Bourse ». En page 4, enfin ce titre : « Bourse : les stratégies gagnantes ». Ce qui donne, déclarations de spécialistes à l’appui, cette romance : « “C’est quand la Bourse va mal qu’il faut songer à investir” rappellent à juste titre les conseillers en gestion du patrimoine ». Et notamment Cyril Lureau, président de Sicavonline qui déclare : « Le timing est favorable pour revenir sur les actions ». Il revient alors au Monde de donner des conseils « personnalisés », en distinguant quatre profils d’investisseurs : le débutant, le père de famille, le joueur, le retraité. Mais aucun profil de réfractaire ou d’impécunieux, de rmiste ou de smicard !
Le Monde du fric et de la spéculation s’opposerait donc au Monde de la morale et de la régulation ?
Une même orientation
Le Monde n’est pas seulement un quotidien de l’économie de marché, c’est un quotidien de l’idéologie de marché [3]. Ce n’est pas seulement un observateur, mais un acteur de la morale financière et de la régulation publique. Il ne se contente pas de déléguer à d’autres le soin de moraliser et de réguler, en appelant les banquiers et politiques de tous pays à la res-pon-sa-bi-li-té. Le Monde est lui-même un régulateur.
Pour preuve : le rôle exemplaire qu’il joue en incitant à distinguer les bons placements des mauvais, la spéculation vicieuse et la spéculation vertueuse. Le Monde est un arbitre et tous les commentateurs sportifs vous le diront l’arbitre fait partie du jeu.
Le Monde-moraliste, stimulé par la crise, traque plus que jamais les mauvais joueurs.
Ainsi, dès le mardi 3 juin, Le Monde Economie les montrait du doigt : « Aux Etats-Unis le ministre de la justice s’inquiète même du rôle du crime organisé qu’il suspecte de “corrompre le fonctionnement normal des marchés” » [4]. Manifestement, Le Monde, non sans raison, partage cette suspicion, et s’inquiète pour le fonctionnement « normal » des marchés.
Montrés du doigt également, dans le même numéro du 3 juin du Monde Economie, sous le titre « Petit inventaire des trucs et triches » ceux qui font monter artificiellement les cours du pétrole : « On le chuchote dans les salles de marché, comme on l’insinue chez les industriels : les cours de certaines matières premières sont truqués par moments. […] Le procédé est simple, puisqu’il s’agit d’acheter des centaines de milliers de tonnes et de les stocker hors des hangars officiels pour créer des apparences de pénurie » [5].
Et le 23 septembre, Le Monde Economie attaque de front les Hedge funds [6]. « Des opérateurs puissants et discrets qui restent à réguler », titre Le Monde, qui précise : « Les hedge funds sont le trou noir de la finance mondiale ». Et de s’affliger du « vide réglementaire » qui « touche aussi…les agences de notation et les hedge funds de loin les plus inquiétants […] basés en centre offshore […] ». Inquiétude d’autant plus grande qu’« aucune banque centrale ne volera au secours d’un hedge fund en difficulté ». Conséquence : « La déconfiture de ces acteurs opaques accélérerait la débandade d’un système financier dérégulé dont ils sont l’archétype. »
Et cetera (voir en Annexe).
Criminels, tricheurs, acteurs opaques : les mauvais joueurs sont très moralement condamnés. Mais, mais…
Mais Le Monde sait distinguer le bon grain de l’ivraie. Dès le 4 septembre, le quotidien fait face : « C’est en période de tempête que l’on fait la différence entre les bons et les mauvais marins. Les dirigeants qui ont une vraie stratégie peuvent plus facilement prendre des parts de marché, et à moindre coût, que lorsque tout le monde a les poches pleines ». Et dans l’édition du 28-29 septembre, on pouvait lire : « Faut-il brûler tous les spéculateurs ? Il y a de « bons » spéculateurs, ceux qui utilisent le pétrole et prennent des positions à terme pour se couvrir contre une fluctuation excessive des cours (compagnies aériennes, raffineurs…). Et de « mauvais » spéculateurs qui ne brûlent jamais le moindre baril mais tirent profit des mouvements à court terme (banques d’affaires, fonds de pension, hedge funds, fonds souverains des pays arabes…). »
On aura donc droit aux portraits croisés des « bons » et des « mauvais spéculateurs. Ainsi le 23 septembre Le Monde Economie oppose deux hommes à la tête de deux hedge funds (encore eux !) new yorkais - « le premier spécialiste des matières premières, le second de l’immobilier » - qui « ont anticipé différemment la crise ». Ce qui les oppose ? Leur aptitude à bien spéculer.
Le premier est un looser : « Tout semblait sourire à Dwight Anderson, le fier patron […] d’Opraie Management […] L’homme savait s’amuser. Il allait courir avec les taureaux dans les rues de Pampelune […] Tout allait pour le mieux jusqu’au mois d’août, lorsque ses paris sur le pétrole et le gaz se sont retournés contre lui. Le financier n’a pas vu venir le retournement du marché des matières premières et son fonds a plongé […]. »
Le second est un gagneur : « A quelques blocs, un autre hedge fund [...] Son fondateur John Paulson…dirige une équipe de 60 personnes spécialistes des fusions-acquisitions et des titres sous-évalués. Ils ont démarré l’année 2007 avec 7 milliards de dollars d’actifs. Un an plus tard le fonds affiche 5 fois plus (35 milliards) grâce à son activité dans les subprimes immobiliers […] Lorsque l’immobilier s’écroule c’est le jackpot. Son premier fonds affiche un retour sur investissement de 590%. L’auteur de l’article ne s’indigne pas plus que cela lorsqu’il signale que « les équipes de Paulson & co, touchées peut-être par la misère des petits propriétaires qui les a rendus si riches- se sont lancés dans les bonnes œuvres. Elles ont donné une subvention de 15 millions de dollars à l’association Center for responsable lending pour qu’elle défende en justice les ménages dont les biens sont saisis ». Il se contente d’en sourire : « une ironie du sort », dit-il [7] Bref, les spéculateurs, c’est un peu comme les chasseurs, il y en a des bons et des mauvais.
Non content de trier avec soin, Le Monde intervient.
D’abord à destination du cœur de cible de son lectorat. Tel est notamment le rôle de la rubrique « Breakingviews.com » qu’on trouve dans la page « Economie & Finances » et qui s’adresse directement aux « décideurs ». Pour comprendre ce qu’est « Breakingviews.com », il suffit de lire sur le site de cette vénérable institution que son « objectif est de devenir un moyen de communication pour l’élite financière mondiale » et qu’elle touche déjà « 15 000 professionnels de la finance tels que des banques d’affaires, des cadres supérieurs des entreprises, des gérants de hedge funds […]. » [8]. La diffusion de ces informations ciblées est déjà une forme d’intervention.
Or Le Monde-moraliste se double d’un Monde-régulateur qui se comporte en agence de notation. Exagération ? Qu’on en juge : Le Monde Argent ! du 31 mars 2008 – placé sous le patronage de Sacha Guitry - annonçait ainsi sa participation à Eurofonds. « Depuis 1998, Eurofonds associe Le Monde, la Stampa (Italie), El pais (Espagne), Togeblatt et Le Jeudi (Luxembourg). » Et de préciser : « En partenariat avec plusieurs grands journaux européens, « Le Monde » récompense les meilleurs fonds et les sociétés de gestion les plus performantes » L’objectif de ce palmarès ? « Offrir aux lecteurs de ces journaux un classement permettant d’évaluer la qualité des organismes de placement en gestion collective (OPCVM) commercialisés en Europe. ». En 2008, l’enjeu est d’importance : « Après plusieurs années de hausse, la météo boursière s’est fortement dégradée depuis l’été dernier. Identifier les meilleurs gérants devient primordial ». Et Le Monde d’afficher sur une double page les résultats du prix Eurofonds de l’année. Ainsi le quotidien vespéral, organisateur du jury auxiliaire qui décerne depuis 1997 le prix Le Monde… de la recherche universitaire, se comporte aussi en partenaire d’une agence médiatique de notation financière. Quant aux agences proprement dites, six mois plus tard, le 9 septembre, leurs scrupules et leurs angoisses étaient généreusement relevés dans un article de Claire Gallois intitulé « Les agences de notation s’inquiètent ». On pouvait alors lire ceci : « Ces entités, chargées d’évaluer la qualité d’un titre de crédit, accusées un peu partout dans le monde d’avoir mal anticipé les risques des subprimes, ont d’abord fait leur mea culpa promettant de faire évoluer leurs pratiques. Aujourd’hui elles redoutent que l’Europe aillent trop loin dans la réglementation ».
Le Monde partage-t-il cette crainte ? En tout cas, lui-même spécule et régule. Faut-il reprocher au Monde d’être ce qu’il est ? Pas exactement. Il nous suffit pour l’heure de le savoir.
Nadine Floury et Henri Maler
Annexe : fragments des indignations du Monde
Le 23 septembre, dans Le Monde Economie, tout un dossier est consacré aux Hedge funds : « Le système de régulation et de contrôle de la finance mondiale est en crise profonde. Il est fragmenté en une multitude d’acteurs nationaux confrontés à des opérateurs mondiau […] Les gendarmes des marchés britannique et américain, viennent d’interdire temporairement la spéculation à la baisse. Cette décision prive les hedge funds d’une de leurs activités favorites… […] Peu ou pas contrôlés, gérés le plus souvent de New York ou Londres mais basés pour plus des deux tiers dans les centres offshore, les îles Caïman en tête, ces acteurs discrets ont joué un rôle clé dans les innovations financières des dernières années, la titrisation des dettes, les investissements dans des produits dérivés opaques… Ils ont ainsi participé au système bancaire de marché, parallèle à celui des banques de dépôts, qui a pris tous les risques. Acteurs de la crise ils sont en train d’en devenir victimes et pourraient en être les amplificateurs […] Un risque de krach existe si les hedge funds sont obligés de vendre aussi des actions d’entreprises prospères pour dégager des liquidités » […] Qui investit dans les fonds spéculatifs ? 31% des capitaux appartiennent à des personnes privées-souvent fortunées- ; 14% à des fonds de pension ; 12% à des entreprises et des institutions ; et 12% à des fondations […] »
Le 24 septembre, dans les colonnes du « Breakingviews.com », la dénonciation des mauvais spéculateurs se poursuit avec pour titre : « Les spéculateurs sous haute surveillance ». Le ton est menaçant : « Les gérants de fonds spéculatifs tentés de reprendre leur petit jeu feraient bien de renoncer aux créances à haut risque…politiquement, il est impératif que personne ne puisse s’enrichir grâce au dispositif de sauvetage…Il est choquant de voir les contribuables ponctionnés pour financer les déboires d’un système qui a fait la fortune des spéculateurs »
Le 25 septembre Le Monde mène l’enquête à New York et se penche sur les malheurs d’un jeune banquier : « Le jeune banquier ne cache pas son amertume, il a le sentiment que la catastrophe était inévitable. Il en veut aux traders sans scrupule qui ont accéléré la chute du cours de l’action de la société en faisant du short shelling, technique complexe de spéculation à la baisse… »
Le 29 septembre : « La spéculation, partiellement entravée sur les marchés réglementés, s’est reportée avec d’autant plus de vigueur vers d’autres casinos de la planète finance, encore très largement ouverts […] Les spéculateurs se sont reportés sur leurs passion récente, celle de gonfler au maximum le prix du baril… Les spéculateurs n’auront pas mis longtemps à prouver que les règles du jeu leur restent largement favorables. La vente à découvert consiste à céder une action qu’on a empruntée pour la racheter moins cher et à réaliser ainsi un gain sur sa chute. Elle est l’un des sports favoris des hedge funds, les fonds spéculatifs qui ne s’en sont pas privés. »
Le 30 septembre poursuit sa vertueuse indignation : « Il est provisoirement interdit de parier à la baisse sur les titres des firmes les plus menacées mais contourner une telle mesure est un jeu d’enfants. Le mérite essentiel d’une telle annonce est qu’elle peut être aisément expliquée dans la presse et que l’on peut affirmer solennellement que les méchants seront punis. Cela dit les ressorts de la crise restent intacts. Les spéculateurs débusqués il y a deux mois sur le marché des matières premières y opèrent déjà un retour en force […] sous prétexte de se protéger de la crise, mais en réalité pour tenter d’en profiter, les firmes multiplient les paris sur la fin prochaine de leurs consœurs. »