« Les caisses sont vides »
D’août à octobre 2008, alors que la crise entre en scène, les éditorialistes répètent inlassablement le même refrain, à croire qu’ils sortent tous d’un séminaire intensif de formation.
Dominique Quinio évoque « les caisses vides de l’État français » (La Croix, 19 août 2008) ; Michel Noblecourt décèle des « caisses vides » (Le Midi Libre, 19 août 2008) ; Jorge D’Hulst fait lui aussi une saisissante découverte : « Les caisses sont vides » (Libération Champagne, 19 août). Yves de Kerdrel nous propose une magnifique variante : « Les caisses de l’État sont tellement vides » (Le Figaro, 19 août) ; une journaliste de France 2 dans un reportage sur la situation économique : « Les caisses sont vides » (« 20 heures », 25 août). Jean-Gabriel Fredet découvre lui aussi la dramatique situation des « caisses vides » (Le Nouvel Observateur, 28 août). Christine Kerdellant, sa consœur de L’Express, a l’esprit d’équipe : « Chez nous, Sarkozy et Fillon l’ont assez répété, les caisses sont vides » (28 août). Jean Pierre Tenoux remarque lui aussi « les caisses [...] vides » (L’Est Républicain, 28 août) ; étonnante trouvaille de Christian Ménanteau : « les caisses sont vides » (RTL, 29 août). Constat identique dans l’éditorial du Monde : « les caisses sont vides » (29 août).
En somme, « Les caisses sont vides » (Michel Godet, Challenges, 4 septembre). Pardon ? « Les caisses sont vides » (Claude Weill, Le Nouvel Observateur, 25 septembre). En effet, comme le rappelle Patrick Bonazza, « les caisses sont vides » (Le Point, 25 septembre). Et pour l’inévitable Jean-Michel Aphatie, le constat est affligeant : « les caisses sont vides » (Blog, RTL, 19 septembre et 1er octobre). Saluons enfin dans cet océan de recopiage, l’originalité du vocabulaire d’Europe 1 : « On n’a pas de sous dans les caisses. » (1er novembre). Ouf !
Même Le Canard Enchaîné n’a pas su résister à l’emballement. Jean-Michel Thénard dans un article intitulé « TF1 veut 100 briques pour France 24 » (20 août) écrit : « Les caisses étant vides, Matignon n’a pas cédé »… aux oukases de Bouygues pour récupérer 100 millions d’euros pour se désengager de France 24. Et Patrice Lestrohan dans la rubrique « Prises de Bec » consacrée au patron de la Poste Jean-Paul Bailly évoque lui aussi « les caisses vides de l’Etat. » (1er octobre) Etc. [1]
De là ce paradoxe : « Les caisses sont vides », assènent-ils à longueur de journée, mais, apparemment, il ne faut pas chercher à les remplir ! Endetter le pays est une solution inenvisageable, et ne parlons pas d’augmenter les impôts…
Politique d’amaigrissement : moins d’impôts
En 1984, Laurent Joffrin, aujourd’hui patron de Libération, vitupérait déjà contre un « Etat obèse » [2], « boursouflé » [3] et qui « ressemble de plus en plus à un château-fort inutile. [4] »
En 2001, le livre coordonné par les deux énarques Bernard Spitz et Roger Fauroux, Notre Etat, le livre vérité de la fonction publique [5] exigeaient à la fois son amaigrissement et sa « modernisation ». Il fût naturellement salué par les médias dominants qui lui assurèrent une promotion digne d’un ouvrage d’Alain Minc [6]. Jean-Gabriel Fredet admirait « ce livre noir [qui] pourrait pourtant devenir une bible. Argumentées, mesurées, et d’autant plus percutantes, les contributions rassemblées ici évitent les clichés et se gardent du pessimisme systémique » (Le Nouvel Observateur, 18 janvier 2001). Il se réjouissait de la perspective d’organiser enfin « un Etat allégé de sa mauvaise graisse . » Un autre hebdomadaire, Le Point, ne cachait pas son enthousiasme : « Il dresse un tableau funèbre des blocages, des lourdeurs, des corporatismes et du gâchis financier et social auquel aboutit l’Etat-baleine . » (Le Point, 2 février 2001)
Sept ans plus tard, alors que le gouvernement semble suivre l’ordonnance des nutritionnistes à travers l’application de la révision générale des politiques publiques (RGPP), Etienne Mougeotte souligne « la volonté ardente de Nicolas Sarkozy de réformer la France en mettant fin à l’obésité paralysante d’un État tentaculaire n’est pas discutable » (Le Figaro, 5 avril 2008). Jean-Michel Aphatie, qui mène une croisade quotidienne sur son blog, gronde contre « ce grand corps étatique [qui] apparaît mou et flasque, entretenu dans son ankylose par un discours syndical égalitariste, maintenu dans un mal être par un pouvoir incapable de réguler son fonctionnement » (Blog, RTL, 16 avril 2008). Alain Duhamel, son confrère de la station, semble avoir retenu la leçon : « L’Etat, c’est à dire la bureaucratie, l’archaïsme, l’inefficacité » (RTL, 8 septembre 2008)…
L’un des problèmes, c’est que, selon Laurent Joffrin, cet Etat, « nous coûte cher » [7] ; il exigerait des impôts trop élevés. Claude Imbert, à l’unisson, s’emporte contre « l’excès d’impôt [qui] tue l’impôt. » (Le Point, 28 mars 2006) Et dans ce registre, Jean-Michel Aphatie se montre là encore très compétitif. Sur son blog, il critique « une fiscalité dévorante » (12 juillet 2007), crie son dégoût d’ « une société déjà saturée d’impôts et de taxes » (13 février 2008), et dénonce « l’établissement d’une fiscalité pénalisante pour la compétitivité des entreprises, donc pour la production de richesse nationale. Et d’ajouter : « Ce cercle vicieux nous étouffe . » ( 22 septembre 2008).
Le libelliste de RTL se surpasse le 10 octobre 2008. Tout en critiquant la proposition de Bernard Accoyer (rapportée dans Les Echos du même jour) d’accorder une amnistie fiscale à ceux qui voudraient revenir en France, Aphatie la justifie implicitement : « Si des gens s’expatrient, c’est que ce système est mal vécu [...]. J’ai toujours défendu l’idée du bouclier fiscal. Qu’un Etat dise enfin qu’il ne prendra pas plus d’un euro sur deux aux contribuables, c’est bien, c’est juste . Que l’Etat limite sa propre voracité , c’est plus que nécessaire. C’est en ce sens que le bouclier fiscal est une notion positive. » (Blog, RTL)
Sur France Info, Sylvie Pierre-Brossolette, du Point, s’interroge : « Vous avez vu quel est le pourcentage des prélèvements obligatoires en France. Vous trouvez qu’il y a pas beaucoup d’Etat en France ? » (9 octobre 2008). La réponse est dans la question… Et le lendemain, Jacques Trentesaux et Pierre Falga, dans un article intitulé « Les diplômes qui marchent » n’apprécient guère « la fiscalité élevée de notre pays, qui ecrête les hauts salaires » (L’Express, 9 octobre 2008)… Jean-Francis Pécresse explique lui sa souffrance à vivre dans un pays qui, gouverné par le diable, fait partie des « enfers fiscaux » (Les Echos, 22 octobre 2008).
Dans ces conditions, des réformes s’imposent de toute urgence. Et pour stopper la spirale infernale (rappelez-vous : « les caisses sont vides ! »), les gardiens de la pensée de marché ont trouvé la seule solution qui vaille : réduire les effectifs de la fonction publique. [8].
Politiques d’amaigrissement (bis) : moins de fonctionnaires
Les entreprises publiques ont pour la plupart été privatisées avec leur cortège de compressions massives de personnel, mais le monstre étatique respire encore. Il faut donc « dégraisser » au plus vite les effectifs forcément pléthoriques de la fonction publique.
Voici plus de deux ans, Franz-Olivier Giesbert réclamait déjà « un coup d’arrêt à une politique d’embauche inepte qui a plombé les comptes de la France et creusé son endettement. » (Le Point, 15 juin 2006) Ted Stanger, journaliste américain qui cabotine régulièrement sur les ondes françaises, opinait du chef en se référant à des « experts » médiatiques bien connus : « Trop de fonctionnaires, oui. Mais je ne suis pas le seul à le dire, seulement l’unique américain qui s’exprime en langue française. François De Closets, Jacques Marseille, Bernard Spitz, ce sont des auteurs bien français qui ont tout dit sur la question. » (forum www.nouvelobs.com, 9 octobre 2006). De son côté, l’éternel Jean-Michel Aphatie râlait contre « la France [qui] se retrouve aujourd’hui lourde de 4,7 millions de fonctionnaires, record d’Europe, du monde et de l’Univers, pour la stratosphère seule Pluton fait mieux. » (Blog, RTL 25 septembre 2006).
Un an et demi plus tard, Etienne Mougeotte signe son ordonnance : « la réduction drastique du nombre de fonctionnaires, aussi bien de l’État que des collectivités territoriales. » (Le Figaro, 17 mars 2008) Thérapie appréciée par Christophe Barbier qui la prescrit à nouveau à l’identique six mois plus tard en réclamant « une diminution drastique de la fonction publique d’Etat. » (L’Express, 18 septembre 2008).
Quand les prescripteurs habituels reprennent leur souffle, la télévision publique (!) prend le relais. Ainsi, le journal télévisé de 20 heures de France 2 s’interroge : « La France a-t-elle trop de fonctionnaires ? » (19 septembre 2007) Et les trois questions auxquelles doivent répondre les deux « experts » médiatiques conviés (Bernard Maris et Jacques Marseille) pourraient faire sourire s’il n’y avait pas overdose : « Avons-nous trop de fonctionnaires ? » ; « Notre fonction publique est-elle mal organisée ? » ; « La réforme est-elle urgente ? » Quelques jours plus tard, France 3 et Christine Ockrent posent la même question : « Y a-t-il trop de fonctionnaires ? » (23 septembre 2007). Original, non ?
Enfin, pour enfoncer le clou, éditorialistes et commentateurs font appel aux célèbres experts médiatiques. L’ancien communiste devenu sarkozyste, Jacques Marseille confirme, au moins à deux reprises, a confiance placée en lui par Ted Stanger. Une première fois dans Le Point : « Des dépenses en légère hausse par rapport à 2007, une baisse du nombre de fonctionnaires d’un peu moins de 23 000, soit 1 % des fonctionnaires d’Etat en poste, un déficit réduit de... 300 millions d’euros par rapport à celui constaté en 2007[...] A ce rythme, il faudra plus d’un demi-siècle pour ramener le nombre de fonctionnaires à ce qu’il était en 1984 ! » ( octobre 2007). Une seconde fois, sur Europe 1 (19 avril 2008) : « Il faut supprimer des postes, il faut diminuer les heures d’enseignement. »
L’économiste Elie Cohen, acquiesce : « L’Etat doit revoir les dépenses publiques en réduisant le nombre de fonctionnaires notamment, par le biais du diagnostic de révision générale des politiques publiques. (www.nouvelobs.com, 2 avril 2008). Autre expert de l’expertise, Robert Rochefort insiste sur « l’indispensable suppression de postes dans la fonction publique. » (Challenges, 29 mai 2008). Et Claude Allègre apporte sa pierre à l’édifice : « Aujourd’hui, au moins, on prend des mesures courageuses pour résoudre ce problème, par exemple en réduisant le nombre de fonctionnaires. » (Le Point, 24 juillet 2008). Courage, un remaniement ministériel se prépare… Conclusion : « Ce qu’il faudrait aujourd’hui pour entamer vraiment la réforme de l’Etat, c’est une rupture, un choc. Cela passerait par la remise en cause globale du statut de la fonction publique et la disparition des corps de métiers par ministères » (Patrick Artus, www.challenges.fr, 3 novembre 2005).
Récapitulons. « Les caisses sont vides », l’Etat trop « obèse » ne peut pas se permettre de les remplir en s’endettant ou en augmentant les impôts, car « trop d’impôts tue l’impôt », et doit inéluctablement procéder à « une diminution drastique » du nombre de fonctionnaires. Merci à tous. Mais ne partez pas.
Politique de sauvetage : vive l’Etat !...
En pleine bourrasque financière, les gardiens médiatiques de la pensée, toujours les mêmes, ont la tête qui tourne. Ils sont obligés de se résigner et en appellent aujourd’hui à l’intervention massive de l’Etat pour sauver le marché dont ils acclament l’autorégulation bienfaitrice depuis des lustres.
L’hebdomadaire Challenges du 9 octobre 2008 titre en « Une » : « Sauvons le capitalisme. Les 10 mesures d’urgence ». Le séisme actuel oblige, avec regret, certains éditorialistes à opérer un retournement spectaculaire. Ainsi, Alain Duhamel déroule le nouveau dogme : « Bien sûr il faut un retour de l’Etat. » (RTL, 19 septembre 2008) Son confrère de la station, Jean-Michel Aphatie doit également s’incliner : « Le secteur privé de l’économie est au bord de l’infarctus. C’est pour cela que l’on injecte aujourd’hui, et avec raison , de l’argent public. » (Blog, RTL, 30 octobre 2008) Toujours sur RTL, Christian Ménanteau, le 10 octobre 2008, lâche sans tergiverser : « Pour la sortie de crise, il faudra faire bouger les lignes. Cela sous-entend une hausse des impôts . » Nicolas Baverez, pourtant allaité aux « bienfaits » du marché, concède que « la nationalisation , il faut savoir l’utiliser aujourd’hui » (France 3, 6 octobre 2008). Dans Le Courrier Picard, Francis Lachat emploie même un qualificatif ringardisé depuis des lustres : « Effectivement, on peut s’étonner de cet étatisme tout à fait socialiste dans l’esprit, mais il est clair que le feu est dans la maison [...]. C’est à ce prix qu’on parviendra à inverser la tendance, à faire repartir l’économie, en espérant que les dégâts ne seront pas trop graves et irréversibles » (31 octobre, d’après le site www.nouvelobs.com). Laurent Joffrin en appelle lui aussi à une intervention massive pour sauver l’humanité de la catastrophe : « Seule la puissance collective peut rassurer les marchés. Les dirigeants du G7 doivent maintenant le comprendre. Au fond, le mot d’ordre est simple : pour les banques en faute, une seule solution, la nationalisation ! » (Libération, 11 octobre 2008). Réplique reprise par Franz-Olivier Giesbert dans le Point (30 octobre) : « Vive la nationalisation provisoire ! (…) L’heure de John Maynard Keynes, l’économiste de l’interventionnisme, est revenue. »
En définitive, l’éditorial du Monde du 1er novembre 2008 résume assez bien l’étendue du désarroi idéologique qui accable les prédicateurs du marché : « La crise chamboule, décidément, bien des repères. »
Cet appel désespéré à l’intervention de l’Etat, qui sonne comme un retournement [temporaire] de veste, ne doit pas faire oublier la sérénade chantée depuis des années par le chœur unanime des éditorialistes contre la « mauvaise graisse » de... l’Etat. [9]. Christophe Barbier résume d’ailleurs les limites fixées à cette intervention publique par les gardiens de la pensée de marché : « Il faut enfin affirmer que l’Etat ‘retirera ses troupes’ le plus vite possible, c’est-à-dire sortira d’une économie marchande où il n’a rien à faire quand tout va bien. Il doit se désengager des banques rétablies comme les pompiers s’en vont après l’incendie. Car, il s’agit de réussir des interventions, non des immixtions, encore moins des nationalisations » (L’Express, 9 octobre). Alain-Gérard Slama apprécie et s’en fait lui aussi l’écho : « Tout en reconnaissant la nécessité des décisions d’intervention étatique prises dimanche soir, on veut espérer, sans en être surs qu’ une fois les finances des banques assainies , les acteurs du marché reprendront la main et que les Etats sauront se retirer à temps » (« Les matins de France Culture », 13 octobre). Quant à Jacques Attali, il veut absolument exorciser son cauchemar en prévenant qu’ « un retour du dirigisme national [...] serait une catastrophe ». Denis Olivennes, le Directeur Général du Nouvel Observateur, se joint à l’ensemble philharmonique en priant le 16 octobre que la sortie « de cette crise » ne soit surtout pas l’occasion d’une remise en cause des « effets positifs du marché » et encore moins le retour « à l’économie administrée »…
Pour résumer, l’Etat social, celui des politiques publiques, coûte toujours trop cher, mais l’Etat pompier, celui qui sauve les sociétés financières, n’est jamais assez riche. Emprunter ou augmenter les impôts pour mener une politique de relance keynésienne : non. Emprunter ou augmenter les impôts pour sauver des banquiers malveillants : oui. Trois fois oui.
On le voit : l’analyse du discours sur le poids de l’Etat et son coût insupportable puis sa nécessaire intervention, temporaire, pour sauver le marché, en corriger les seuls excès et lui redonner des couleurs, révèle une nouvelle fois la grande homogénéité idéologique des principaux hauts-parleurs des médias dominants où les voix dissonantes peinent à se faire entendre. Une telle homogénéité illustre à merveille les propos de Noam Chomsky : « Si les journalistes prenaient des positions qui vont à l’encontre des idéologies dominantes, ils n’écriraient plus leurs éditos. [10] »
Denis Perais
(avec Mathias Reymond)