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La presse satirique (1) : De Siné Massacre à L’Enragé (avec vidéo)

par Laetitia Puertas, Mathias Reymond,

La presse satirique a connu et connaît de nombreuses déclinaisons : bête et méchante avec Hara Kiri ou Zoo, investigatrice avec le Canard Enchaîné, politiquement engagée à gauche avec Charlie Hebdo ou La Grosse Bertha et à l’extrême-droite avec Minute. Le point commun entre tous ces périodiques est qu’ils font la part belle au dessin de presse.

A gauche, que cette position soit ou non ouvertement revendiquée, ceux qui sont marqués du sceau de la contestation radicale ont deux ancêtres : Hara Kiri pour la transgression provocatrice de l’ordre moral et Siné Massacre pour le combat politique (anticolonialiste, antimilitariste, anticlérical…). Deux filiations différentes, même si l’on trouve des thèmes communs…

La presse satirique dont la vocation est ouvertement politique et classable à la gauche de gauche comme Charlie Hebdo (avant son évolution droitière sous l’ère de Philippe Val) ou La Grosse Bertha, s’inscrit plus exactement dans une histoire marquée par deux journaux créés par Siné : non seulement Siné Massacre, mais surtout L’Enragé.

Dans un entretien qu’il nous a accordé en novembre 2008, Siné revient sur leur création (et sur sa venue tardive à Charlie Hebdo).


Retour sur ce trajet…

En septembre 1960, paraît dans les kiosques, le mensuel « bête et méchant » Hara Kiri fondé par Georges Bernier (qui deviendra le Professeur Choron) et François Cavanna. Dans une époque où les médias de parti-pris, même quand ils s’opposent au pouvoir gaulliste, sont prisonniers de l’ordre moral et des bienséances oppressives, le périodique détonne et, à cause de ses provocations transgressives, connaît plusieurs interdictions : nous y reviendrons dans un prochain article.

Mais pour Siné, nous dit-il dans l’entretien, les provocations d’Hara Kiri ne sont guère politiques. Position qu’il avait précisée dans un entretien accordé à Philippe Krebs et publié par Agoravox [1] : « J’ai pris Hara-Kiri en marche. Je n’étais pas là au début. (…) Je trouvais que ce n’était pas assez politique et que ça déconnait trop. Et je trouvais que ce n’était pas assez de gauche. (…) Hara Kiri, je lui faisais un reproche, c’était vulgaire surtout. Moi, il y a des trucs qui me choquaient, mais c’était mon éthique. Quand il y a des gros dégueulis sur les pages, je faisais, orrfff ! J’étais pas choqué moralement, mais c’étaient mes yeux qui ne s’habituaient pas... Des grosses bites, des colombins, cette culture de la merde... ça ne me faisait pas trop rire et je trouvais ça dégueulasse. » Côté sexe, Siné s’est bien rattrapé, notamment dans sa longue collaboration au mensuel Lui

Siné Massacre

Entré à L’Express en mai 1958, après la prise du pouvoir par le général De Gaulle [2], Siné, déjà très controversé pour ses dessins antimilitaristes et favorables aux algériens, quitte cet hebdomadaire en novembre 1962 en claquant violemment la porte suite à la déclaration d’Indépendance de l’Algérie. Dans sa lettre de démission à laquelle il fait référence dans l’interview pour Acrimed, il écrit : « En publiant mes dessins dans votre journal depuis plus de quatre ans, je me suis fait des ennemis et des amis. (…) C’est pour ceux-là [les amis], pour ne pas perdre leur amitié à laquelle je tiens plus que tout au monde, que je quitte L’Express aujourd’hui. Depuis l’Indépendance, Jean Daniel, K. S. Karol et Claude Krief plantaient déjà allégrement des banderilles dans le dos des Algériens blessés. Cette fois-ci, c’est Jean Cau, vaillant matador « bien d’chez nous », qui essaie de les achever d’une façon particulièrement ignoble et répugnante ! Algérien, je lui couperais « les oreilles et la queue »… Algérien et ministre, j’interdirais votre journal… Français et ami des Algériens, je ne peux que vous donner ma démission. »  [3]

Siné fonde alors, avec l’aide de l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, Siné Massacre dont il est le directeur de publication, le rédacteur en chef, le directeur artistique, et, pour le n°1 de 4 pages, l’unique contributeur (20 décembre 1962). Dans le n°2, Jacques Vergés, alors avocat de Siné, signe un texte de soutien. A partir du n°3, d’autres dessinateurs interviennent, notamment Strelkoff. Le n°4 est un véritable brûlot éditorial entièrement consacré à la liberté de la presse avec des illustrations satiriques des pages du Code Pénal dédiées à la presse.

Le périodique ne contient que des dessins coups de poing adressés au pouvoir gaulliste, aux religieux, aux militaires, et aux colons. Hebdomadaire jusqu’au n°7 (31 janvier 1963), Siné Massacre devient mensuel pour ses deux derniers numéros. Le n°9 – 36 pages -, et dernier numéro, cible sa critique sur le colonialisme. En neuf numéros, Siné a eu… neuf procès. Siné Massacre, à la maquette minimaliste, devance le Charlie Hebdo de la première époque, tant sur la forme que sur le fond ; il offre l’architecture commune à toute la presse satirique politique d’extrême-gauche.

L’Enragé

Pendant ce que l’on appelle – pudiquement – les « événements de Mai 68 », Siné, épaulé à nouveau par Jean-Jacques Pauvert, lance L’Enragé avec un G en forme de faucille et de marteau. Le journal n’est pas pour autant proche du Parti Communiste, bien « trop mou » pour Siné. Un vent de liberté souffle alors dont témoignent les affiches de mai et d’autres publications éphémères comme Action et Les Cahiers de Mai. L’Enragé, dans une veine anarchiste, est de la partie. Une véritable tornade, qui franchit toutes les limites imposées à la liberté d’expression.

Dès le n°1, l’éditorial annonce la couleur :

« Ce journal est un pavé
Il peut servir de mèche pour cocktail Molotov.
Il peut servir de cache matraque.
Il peut servir de mouchoir anti-gaz.
Nous serons tous solidaires, et nous le resterons, de tous les enragés du Monde.
Nous ne sommes ni étudiants, ni ouvriers, ni paysans, mais nous tenons à apporter notre pavé à toutes leurs barricades.
Si certains d’entre vous ont des difficultés ou éprouvent des scrupules à s’exprimer dans les journaux traditionnels, venez le dire ici : vous êtes chez vous !

Dans ce journal rien n’est interdit, sauf d’être de droite !
Aux armes, enragés, formez vos bataillons ! Marchons, marchons, un sang impur abreuvera bientôt nos sillons ! »


Outre un texte de Jacques Prévert, on n’est pas étonné de lire aussi les paroles de « L’internationale ». Le reste n’est que dessins et slogans. On retrouve Siné donc, Wolinski, Topor, Gébé, Cardon, Malsen, Willem, Cabu… La passerelle avec les dessinateurs d’Hara Kiri est faite. Les insultes volent haut. Le Général De Gaulle, les CRS, les curés, l’Etat d’Israël, la CGT, le PC, la presse qui ment, etc. Tout y passe et L’Enragé ose tout.

Le journal va jusqu’à titrer : « Crève général » (n°2) en lettres gothiques.

Dans le n°4, Siné imagine une conversation entre Waldeck Rochet et Aragon à partir de propos qu’ils ont tenus, dans laquelle, le poète répond au discours réactionnaire et patriotique du secrétaire général du Parti Communiste. Extraits :


- Waldeck Rochet : Le drapeau tricolore n’est pas la propriété privée du patronat et de son pouvoir, c’est le bien du peuple entier. Nous n’oublions pas nous, communistes, que le mot patriote est né de la grande Révolution française. (10 juin 1968)

- Louis Aragon : Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre, mais plus creuse et plus mortelle qu’une autre, ce qui nous répugne, c’est l’idée de patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins philosophique, dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit. (15 octobre 1925)


Cela n’empêche pas Siné de préciser : « Est-il besoin d’ajouter qu’au cours des prochaines élections, je voterai, comme toujours, communiste. Cela me paraît aller de soi. » (n°3)

Le n°5 publie un portait d’Hitler en « une », et le numéro est un assemblage de tracts de propagande nazi. Tout en allemand. Sans explications. Sans commentaires.

Après l’été, alors que Siné - en voyage en Amérique Latine - a cédé la gestion du périodique à Wolinski, la contestation s’essouffle et le douzième et dernier numéro paraît en novembre 1968. Quelques mois plus tard, le 3 février 1969 paraît le n°1 d’Hara Kiri hebdo qui deviendra L’Hebdo Hara Kiri puis Charlie Hebdo après la mort du Général De Gaulle…

Hara Kiri Hebdo, avec une vocation plus politique que le mensuel, s’inspire fortement de ces deux journaux créés par Siné. Selon Cabu, « c’est grâce à Mai 68 et au succès de L’Enragé que Cavanna a décidé de lancer Hara-Kiri Hebdo au début 69 » [4]. La provocation transgressive et la contestation politique radicale nouent alors une véritable alliance dans deux titres successifs : Hara Kiri Hebdo et Charlie Hebdo… Jusqu’à la normalisation de ce dernier. Mais c’est une autre histoire : celle de Charlie Hebdo

Mathias Reymond
- Caméra et montage : Laetitia Puertas


 
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Notes

[1Sous le titre : « Maurice Siné : attention chat bizarre. De Siné massacre à Charlie Hebdo... ».

[2Dans un entretien publié sur le blog des « Allumés du Jazz », Siné déclare : « Je suis entré à L’Express le 13 mai 1958, le jour où De Gaulle a pris le pouvoir avec les paras. Je craignais le pire et proposais un peu plus tard aux avocats (Vergès) du FLN de leur filer un coup de main dans la mesure du possible. J’estimais que mes dessins ne suffisaient pas à exprimer ma rage et à assouvir ma colère. »

[3Cité dans Siné, « Pourquoi tant de haine ? », Paris, La Découverte, 1989.

[4Entretien publié sur le site « Increvables anarchistes ».

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