Rue 89 est un site d’information généraliste à vocation participative « créé par des journalistes, dont plusieurs sont issus de Libération » dont le « contenu repose sur le travail en commun de trois cercles : Une rédaction, composée de journalistes expérimentés et de jeunes reporters : elle assure l’organisation du contenu du site et une bonne partie de sa production. Un cercle de spécialistes, de passionnés et de témoins qui apportent leurs regards et leurs lumières sur l’actualité. Le troisième cercle est celui des internautes eux-mêmes, qui participent à la vie de Rue89 par leur commentaires mais aussi en soumettant des articles, des liens vers d’autres sites, des photos et des vidéos. La rue est à vous. » [2]. Ce mariage a-t-il permis de tenir le pari d’une information de qualité ? Eléments de réponse.
Entre le 9 septembre au 18 novembre 2008, Rue 89 a consacré quarante-huit articles au sujet, répartis comme suit : vingt-deux du 9 septembre au 6 novembre et vingt-six du 7 au 17 novembre 2008. Les dessins sont intégrés à ce total auquel il faut y ajouter six chroniques de la journaliste transfuge du Monde Christiane Chombeau dans la rubrique « Crochet Gauche » ainsi que « La tribune du vaticinateur » du 7 novembre de Hughes Serraf.
Une abondance dont on attendait beaucoup à la lecture de la présentation du dossier spécial consacré au Congrès du parti de Jaurès et titré « Le Point sur les roses » : « Quelles sont les nouvelles orientations du parti ? Qui les portent ? Rue89 décrypte dans ce blog chaque étape de cette période-clé pour le PS, de l’université d’été de La Rochelle au congrès de Reims cet automne ». Un projet de décryptage confirmé le 30 octobre, lorsque le site précise : « Chaque motion est décortiquée avec son auteur, mise en perspective avec l’actualité, confrontée aux idées d’autres camarades. Un exercice d’une vingtaine de minutes divisé en quatre thèmes : économie, écologie, société et Parti socialiste ».
Pénurie sur le fond
Au total, sur les cinquante-cinq articles consacrés au sujet, seuls sept (mêlant son, image et écrit) abordent les orientations proprement dites, soit un score très faible d’un peu moins de 13 % de l’ensemble des articles publiés. Cet effort quantitatif ferait pourtant presque rougir de honte les médias traditionnels…
Rue 89 – il convient de le souligner - a permis aux différents représentants des motions en présence de s’exprimer chacun une quinzaine de minutes [3] sur des questions de fond. [4]
A cet effort quantitatif s’ajoute un autre effort, qualitatif cette fois, mais dont les résultats sont peu probants : les quelques minutes d’entretien ressemblent plus à un survol rapide et décousu d’un certain nombre de propositions éparses qu’à un décorticage précis des programmes. D’autant que parmi les questions posées, nombre d’entre elles ne relèvent pas vraiment du « décorticage » des motions (voir annexe). Peut-être aurait-on pu songer à un canevas finalement assez simple, qui aurait consisté à poser les mêmes questions, réparties par thèmes, à tous les intervenants, et centrées principalement sur le contenu des motions.
Ces limites n’auraient pas été trop préjudiciables si une analyse comparative des différents textes, pointant les similitudes, les différences ou les absences était venue corriger le tir [5].Elle n’a pas été au rendez-vous [6]. Si un internaute voulait en savoir plus, il n’avait qu’une solution : lire les six motions mises « gracieusement » en ligne par Rue89. ce qui est loin d’avoir été le cas de tous les sites d’information.
Quant aux propositions des différentes motions sur les médias que nous avons eu déjà l’occasion de juger insuffisantes [7] elles ne sont même pas évoquées par Rue89, pourtant directement concerné.
Le 13 novembre, un article de Julien Martin constate aussi fort à propos [8] : « Les deux "petites" motions ont rapidement été oubliées ». Y compris par... Rue89, à l’instar des médias traditionnels [9]. Il est vrai qu’aucun des représentants de ces deux motions n’avaient la moindre chance de pouvoir prétendre « concourir » pour le poste de premier secrétaire... [10].
Abondance sur l’accessoire
Cela dit, si Rue 89 a malgré tout relégué la question essentielle des orientations politiques du Parti socialiste, c’est peut-être parce que les principaux responsables de la rédaction ont considéré que cette question ne présentait pas grand intérêt. Ainsi Pierre Haski dans son éditorial du 13 octobre explique : « Mais on chercherait vainement , tant dans les contributions des trois courants prétendant à la tête du PS, que dans les déclarations des principaux ténors du parti, des analyses et une force de proposition adaptées à une crise qui n’a pas éclaté à l’automne dans un ciel bleu, mais dure depuis plus d’un an » [11]
Cet acte d’autorité journalistique présente l’avantage de justifier implicitement la concentration éditoriale sur des questions secondes, voire secondaires…
… Et en l’occurrence reproduire les « travers » constatés dans les médias traditionnels [12] : privilégier les jeux au détriment des enjeux, focaliser l’attention sur les indéniables conflits personnalisés, voire les questions de personnes. Bref à alimenter le feuilleton qui doit nous conduire à la présidentielle de 2012, en organisant le casting autour du premier rôle, Ségolène Royal, puis des seconds, Martine Aubry, Bertrand Delanoë et Benoît Hamon [13].
Cette propension à se concentrer sur les querelles et les questions de personne, coupées des divergences qui les sous-tendent, s’intensifie, une fois le vote sur les motions acquis. Tous les articles du 7 au 17 novembre sont consacrés aux péripéties du « combat fratricide », en reléguant au second plan les divergences qui l’alimentent, comme elles ont motivé la démission de Jean-Luc Mélenchon [14]. Quelques titres évocateurs : « Bout par bout, Ségolène Royal peut-elle aller au bout ? » (9 novembre) ; « Ségolène Royal à la tête du PS : les plus et les moins » (11 novembre) ; « Aubry et Delanoë repoussent Royal à coups de plume » (14 novembre) ; « Delanoë out, le match continue entre Royal, Aubry et Hamon » (16 novembre).
Passé le vote sur les motions, Rue89 ne juge même plus utile d’interroger à nouveau les représentants de différents candidats au poste de premier secrétaire sur les orientations politiques dont ils sont porteurs.
Rue89 va jusqu’à singer les médias traditionnels au point d’organiser ses propres sondages auprès des internautes : « Quelle est la meilleure motion socialiste ? A vous de choisir ! » (le 30 octobre) ; « Sondage : avec qui doit faire alliance Ségolène Royal ? » (le 10 novembre) ; « Pour les riverains de Rue89, Royal doit s’allier avec Hamon » (le 12 novembre) [15]. Cette tendance se prolonge quelques jours plus tard « Qui préférez-vous comme premier secrétaire au PS ? » (19 novembre) ; « Faut-il un nouveau vote pour le premier secrétaire du PS ? » (23 novembre) [16].
Cette prédilection pour les épisodes d’un feuilleton à rebondissements que l’on concourt ainsi à scénariser ne surprend pas vraiment, si l’on se réfère au titre d’un article paru sur le site dès le 30 août dernier. Il annonçait deux mois et demi en avance ce que seraient les gros titres de l’après-Congrès : « Aubry versus Royal, le combat des dames se précise au PS » (30 août 2008). Un peu plus de trois semaines plus tard, le « ring » des prétendants s’élargit :« PS : quatre « rassembleurs » et autant de divisions » (24 septembre). On y lit notamment : « Royal, Delanoë, Aubry et Hamon s’affronteront au congrès de Reims. Avec le risque qu’aucune majorité claire ne se dégage. » Force est bien d’admettre que les débat au sein du PS ont bien pris la forme de ces combats, mais pas au point d’effacer les conflits d’orientation dont on serait en droit d‘attendre qu’ils retiennent l’attention de médias qui entendent informer autrement.
« Chercheurs de scoop »
En observant la façon dont Rue89 a couvert ce Congrès du PS, on se remémore les propos de Philippe Cohen, qui lorsqu’il dirigeait le site marianne2.fr constatait le 8 août 2008 sur le plateau d’ « arrêts sur image » : « La recherche de l’audience pousse à favoriser les sujets plus faciles, ou à être pas mal dans la polémique et la critique, au détriment d’enquêtes plus approfondies ». Un constat que confirmait Pascal Riché de... Rue89 quand il déclarait : « On est des chercheurs de scoops » [17]
La recherche de l’audience pour capter la manne publicitaire n’est donc pas l’apanage des médias traditionnels. Dès son lancement, une entreprise privée comme Rue89 n’avait d’ailleurs pas fait mystère de ses intentions en précisant qu’elle comptait « fonder l’économie de ce nouveau média « sur la seule publicité » et « une levée de fonds est programmée pour l’automne » (Stratégies Newsletter, 2 mai) » [18] Orientation plus que jamais confirmée par Augustin Scalbert le 20 décembre : « Nous Rue 89, notre modèle économique repose en partie sur la publicité, entre 50 et 60 % [...]On est pas encore rentable, c’est dur pour tout le monde. » [19].
Ainsi, ce n’est pas par nature que la presse numérique « indépendante » diffère des médias traditionnels quand elle traite d’un événement politique comme le Congrès d’un parti politique. Et la suite des événements, le vote des adhérents pour la désignation du premier secrétaire n’a pas permis de corriger cette trajectoire, bien au contraire. Dans cette affaire, Rue89 a perdu l’occasion de mettre en application une profession de foi aux belles ambitions démocratiques qu’il affichait pourtant fièrement lors de son lancement : « Notre ambition : inventer un média qui marie journalisme professionnel et culture de l’Internet[...] Ce site se concentre sur les sujets qui font parler, jaser, débattre , dans tous les domaines, de la politique au sport, en passant par les nouvelles technologies, la culture ou l’environnement. Nous rêvons que Rue89 devienne peu à peu le point de référence obligé pour tous ceux qui ne veulent pas se contenter de "consommer" l’information et se passionnent pour la confrontation d’idées. » [20].
Tout se passe comme si Rue89 est (encore ? durablement ? définitivement ?) pris dans des contradictions difficiles à dépasser entre ses objectifs et ses forces [21], entre ses présupposés idéologiques et l’intention de promouvoir le débat d’idées, entre la ligne éditoriale et les ambitions commerciales. A suivre…
Denis Perais
- Article rédigé en décembre 2008.
Annexe
: Quelques questions posées aux représentants des différentes motions« Pourquoi ne pas parler des prisons auxquelles vous avez consacré un livre ? », « Quel est le leader socialiste le plus à même de vous entendre ? », (à Christophe Caresche représentant la motion « Pôle écologique », le 31 octobre) ; « Aimez- vous le parti socialiste ? », « Quel score pensez-vous réaliser pour ce congrès ? » (à Corinne Morel-Darleux et Sylvain Raifaud d’UTOPIA le 1er novembre) ; « Besancenot représente t-il une menace ou un allié pour le PS ? », « Quel score espérez-vous réaliser au congrès de Reims ? », « Ne vous manque-t-il pas le dernier représentant de la gauche du PS, Laurent Fabius ? » (à Benoît Hamon le 2 novembre) ; « C’est à cause de la démocratie participative qu’en 2007 « le PS n’a pas suffisamment travaillé ? »(à Martine Aubry, le 3 novembre) ; « A quoi cela vous-at-il servi de vous revendiquer du libéralisme politique ? » ; « Vous saviez que vos adversaires allaient s’en servir... », « Paris n’est-elle pas la ville où l’on travaille le plus le dimanche ? », « Nicolas Sarkozy martèle qu’un trottoir des Champs-Elysées est en zone touristique et l’autre non », « L’appel de François Hollande à la discipline était-il nécessaire ? », « Si la gauche à Paris avait été menacée par la droite, auriez-vous fait alliance avec le Modem ? »[On peut s’interroger sur la formulation de cette question, qui en plus de n’avoir aucun lien avec le congrès proprement, semble supposer comme indiscutable le fait que le Modem ne serait pas de droite ?], « Quel score espérez-vous réaliser au congrès ? » (Bertrand Delanoë, 4 novembre) ; « Martine Aubry combat la semaine de 4 jours à l’école. Et vous ? », « Vous souhaitez limiter à 17 le nombre d’élèves en CP et CE1 en ZEP. Pourquoi 17 ? », « Comme François Hollande, appelez-vous à la « discipline » au PS ? », « Ceux qui réclament cette "discipline" ne sont pas ceux qui la respectent ? », « Ségolène Royal s’est rapprochée du Modem aux présidentielles et aux municipales... » (Delphine Batho, le 6 novembre). Sans parler de la question posée à tous sur la loi dite du « Grenelle » de l’environnement votée par les socialistes au Parlement.