Le 30 janvier 2009, Laurent Joffrin était donc invité pendant près d’une heure, sans contradicteur, dans les « Matins de France Culture », pour parler de son livre qui venait de sortir une semaine plus tôt.
L’émission, ce matin-là, fut assez spéciale puisque on put entendre, en guise de prologue, une surenchère de Caroline Fourest ; en guise d’approfondissement, un hommage d’Alain-Gérard Slama (qui va rendre « justice évidemment à Laurent Joffrin d’avoir eu le courage de se livrer à un travail de démythification nécessaire. ») ; en guise d’interview, les questions plus ou moins complaisantes d’Ali Baddou et, en guise de contrepoint, les objections embarrassées de Marc Kravetz.
Pourtant, à deux reprises, furent posées des questions qui interpellaient l’auteur sur les amalgames grossiers sur lesquels reposait entièrement son essai. Mais ces questions qui, au moins implicitement, réduisaient le livre à un pamphlet inconsistant, loin qu’elles déstabilisent son auteur, lui donnèrent simplement l’occasion de confirmer ses amalgames sans être vraiment contredit par ceux qui avaient posé les questions.
Une dénonciation par amalgame
Vint donc le moment dans l’émission où Ali Baddou se risqua à la première objection.
On l’écoute...
- Ali Baddou : - « Cette critique [des médias que Joffrin prétend critiquer], elle a un succès, elle a un public mais quoi de commun, quoi de commun, Laurent Joffrin, entre des sites internet comme Arrêt sur images qui font un travail de décryptage des médias, comme un site comme celui de l’Acrimed, [inaudible] la critique héritée de Pierre Bourdieu et qui se revendique d’une certaine légitimité universitaire. Qu’est-ce qui réunit toutes ces critiques-là ?
- Laurent Joffrin : ? Une certaine paranoïa, c’est-à-dire que souvent ce qui est dénoncé…
- Ali Baddou [le coupant] : ? Mais vous allez plus loin, vous dites que c’est du poujadisme branché.
- Laurent Joffrin : ? Oui, un peu, je trouve. Parce que c’est à la mode de…, c’est même une seconde nature : dès que vous faites une réunion publique sur les médias, on vous aligne tous les arguments que j’essaie d’évaluer à chaque fois. […] »
Plutôt que demander s’il y a quoi que ce soit de commun entre des critiques diverses, Ali Baddou a choisi de formuler son objection sous une forme qui tend la perche à on interlocuteur : « Quoi de commun ? », « Qu’est-ce qui réunit toutes ces critiques-là ? ». Laurent Joffrin, qui ne s’en rend pas compte, s’empare de la perche tendue et répond… par le titre de son livre : la paranoïa ! Daniel Schneidermann, qui n’est pas seulement l’animateur du site Arrêt sur images, mais tient aussi une rubrique hebdomadaire de critique des médias dans Libération, dont le directeur est Laurent Joffrin, appréciera sans doute d’être ainsi traité de paranoïaque par son patron.
Ali Baddou enchaîne et fait observer que, dans le livre, il y aurait pire que la dénonciation d’une prétendue « paranoïa » (on est encore dans le registre psychiatrique) : il rappelle à Joffrin qu’il parle même, dans son livre, de « poujadisme branché » (on entre maintenant dans le registre politique). « Oui, un peu, je trouve » se borne à dire Joffrin (« un peu » seulement…) à qui il n’est pas demandé de justifier ces imputations qui fonctionnent dès lors, non comme des traits polémiques, mais comme de pures insultes.
La fabrication d’un ennemi sur mesure
En fin d’émission, Laurent Joffrin doit faire face à une seconde question posée par Marc Kravetz.
- Ali Baddou : ? « On va revenir à Média paranoïa, ce livre que vous publiez, qu’a lu très attentivement Marc Kravetz ».
- Laurent Joffrin [affectant l’inquiétude] : ? « Ouh lala.. »
- Marc Kravetz [affable et riant] : ? « Il faudra que quelqu’un se fasse l’avocat du diable… Mais non en fait, parce que… ? et je suppose, j’espère du moins que Laurent Joffrin ne me classera pas dans les Médias paranoïaques, et pourtant j’ai de très gros désaccords avec votre livre. Enfin, ce n’est pas vraiment des désaccords. Disons que je vais forcer un peu le trait, pour évoquer une forte différence d’appréciation sur l’état du journalisme. Mon désaccord de fond, en fait, c’est plutôt … En fait je n’aime pas trop les généralités floues et je ne crois pas cette vaste mouvance médiaparanoïaque. Alors on peut toujours dire… D’ailleurs vous avez souvent pris l’expression : « Y a des gens qui disent que… » Mais c’est un peu ? Pardonnez-moi, ma comparaison s’arrêtera là ? c’est un peu la méthode Sarkozy. C’est-à-dire : je me fabrique un ennemi « Ah on a dit que… Eh bien, moi je vous démontre que… », « Ah il y a ceux qui disent que… Et moi… » C’est pas… Ça vous ressemble pas trop, ça. On aurait plutôt envie d’identifier des adversaires précis, et puis matraquer là où il faut, ou concéder là où il faut. Je suis un peu gêné par ça, comme je suis gêné à l’inverse par « les médias et les journalistes ». [Ouf !]
On appréciera ces « gros désaccords » qui « ne sont pas vraiment des désaccords » ; cette critique d’amalgames grossiers, mais qui ne ressembleraient pas à leur auteur. A croire qu’il en coûte beaucoup de transgresser la solidarité professionnelle par des objections assassines… Pourtant, cette longue remarque très emberlificotée revient à dire poliment que la totalité du livre de Joffrin repose sur un tour de passe-passe : la construction artificielle et caricaturale d’ « une » critique des médias qui serait totalement homogène mais aussi très simpliste.
Celui-ci répond en invoquant un usage banal des mots :
- Joffrin : - « Oui, ce sont des expressions, on dit aussi “Les profs”…, “Les…” »
Puisqu’on dit « Les profs », pourquoi ne pas dire en effet « la critique des médias » ? Le chroniqueur n’est pas convaincu et insiste :
- Marc Kravetz : - « On n’y croit pas vraiment… »
Laurent Joffrin répond alors par un argument pour le moins surprenant : cette critique existe, il l’a rencontrée ; c’est un fait que l’enquête journalistique peut établir et valider et dont il peut, par conséquent, se porter garant :
- Laurent Joffrin : - « Oui, mais ce sont des faits d’expérience. Parce qu’il se trouve que je suis invité assez souvent à des réunions publiques pour parler des médias, des journaux, du journalisme, des journalistes, nanana, et ces arguments dont je fais la liste, je les entends tout le temps. Donc c’est pas « On me dit que… », c’est que je vais citer, bon, à Marseille, à Limoges, ou je ne sais où, on me dit que… Des gens précis me disent que : “Evidemment, vous êtes tenus, évidemment, vous êtes de connivence avec les hommes politiques, évidemment, vous manipulez l’opinion”, et tutti quanti. »
Laurent Joffrin réduit ainsi les diverses formes de critique des médias à la simple addition d’opinions disparates émises dans les débats sur les médias auxquels il est invité. « On me dit que » serait insuffisamment précis mais pas « on me dit que … à Marseille, à Limoges ou je ne sais où », la localisation géographique permettant d’authentifier l’exactitude de l’enquête empirique et, selon Joffrin, de mieux identifier cette critique des médias. Il n’a pas inventé ces critiques, puisqu’elles ont bien été proférées par « des gens à Marseille, à Limoges ou je ne sais où ». « Les » critiques des gens deviennent ainsi « la critique des médias ».
Laurent Joffrin va toutefois essayer d’être plus précis et va désigner la véritable cible de sa critique : « certains bouquins », dit-il. En vérité, un seul qu’il traite, ainsi que son auteur, avec le sentiment qu’il règle son compte à un intellectuel surévalué qui a écrit des choses qui sont « un tissu de banalités » :
- Joffrin : « […] là où ça ne va plus, c’est que je les retrouve [ces critiques faites par des paranoïaques poujadistes] parfois dans certains bouquins. Alors je vais prendre un exemple, pour être précis. Il y a un livre de Pierre Bourdieu, paix à son âme, c’est un très grand sociologue, mais enfin, il a écrit il y a quelques années un livre qui s’appelle Sur la télévision, me semble-t-il… »
- Marc Kravetz : - « C’est ça. »
- Laurent Joffrin : - « … qui est un tissu de banalités du même genre que celles que j’entends dans les réunions publiques auxquelles je participe. C’est-à-dire les médias sont tenus, etc., c’est la même chose. Donc… J’avais même fait un chapitre, mais alors [il rit légèrement], mes éditeurs l’ont enlevé, parce que le bouquin est un peu ancien, pour réfuter point par point, phrase par phrase, le bouquin de Bourdieu. C’est pas un bouquin… »
- Ali Baddou : ? « C’est un court texte d’intervention. »
- Laurent Joffrin : ? « C’est un court texte d’intervention, c’est une conférence, je crois. Et donc c’est pas un livre… euh… de sociologie euh… J’aurais pas la prétention de réfuter… »
Laurent Joffrin, qui affecte d’avoir presque oublié le titre du livre de Bourdieu – « Sur la télévision », me semble-t-il » -, avait pourtant entrepris de réfuter « point par point, phrase par phrase », dans un chapitre resté inédit de son essai, le sociologue qu’il affecte d’admirer (« Pierre Bourdieu, un très grand sociologue »), mais qui selon lui n’aurait pas écrit, en l’occurrence, un ouvrage de sociologie.
Si le lecteur a été privé de ce chapitre inédit (nous avons rédigé une version apocryphe en « Annexe »), c’est selon Joffrin parce que ses éditeurs auraient jugé que le livre de Bourdieu était « un peu ancien ». Nul doute en effet que l’on parlera encore longtemps du livre de Joffrin (comme d’ailleurs de celui de Daniel Schneidermann [2]) alors que le nom même de Bourdieu aura sans doute été oublié… Risquons une hypothèse plus réaliste : si l’éditeur a retiré le chapitre en question, c’est plus probablement pour épargner à Joffrin de se ridiculiser.
Contorsions, etc.
On ne peut pas dire, en effet, que l’analyse de Joffrin soit très cohérente. Ainsi, par exemple, dans un premier temps de l’émission, il fustige « ces gens qui en viennent à penser que le service public est sous la coupe du gouvernement » alors que « quand vous [les journalistes de France Culture] faites votre journal, vous n’avez pas un fil à la patte ou une oreillette qui vous dicte ce qu’il faut faire. Il y a des gens qui pensent que quand j’arrive le matin, je donne un coup de fil à Rothschild et on se met d’accord sur ce qu’on va mettre dans le journal. C’est totalement ridicule. »
Quel critique des médias un peu sérieux et informé peut soutenir pareille vision simpliste sinon… Joffrin lui-même quand il explique, peu après ces propos, que si les patrons de presse ne veulent pas signer un code de déontologie c’est pour ne pas « avoir les mains liées » : « (ils) ne pourraient plus donner d’instruction à (leur) rédaction. » Il faudrait savoir ! Les patrons donnent-ils ou non des instructions à leurs rédactions ?
Mais qu’ils en donnent ou non (et il arrive qu’ils le fassent), une critique moins grossière peut rappeler qu’il est des formes de contrôle moins directes et plus efficaces que celle qui consiste à donner des ordres. Le monde des médias n’est pas celui de l’armée. Le contrôle s’exerce d’abord par l’autocensure, par la précarisation des journalistes et surtout par les procédures de recrutement qui consistent à mettre le bon journaliste à la bonne place : celui qui fera ce qu’il faut faire sans qu’on lui demande et qui, en plus, sera content de le faire parce que c’est ce qu’il a toujours voulu faire. Joffrin, par exemple, s’est-il interrogé sur les raisons qui ont été au principe de son recrutement au Nouvel Observateur et à Libération et qui font qu’il se sent bien à sa place là où il est, à la satisfaction, sinon de sa rédaction, du moins du propriétaire du journal, ce dernier n’ayant même pas besoin de l’appeler directement pour que le journal soit à son goût et tout donne à penser qu’il n’hésitera pas à le remplacer le jour où cet accord objectif n’existera plus ?
Une dernière citation des propos tenus par Joffrin lors de cette émission permet de donner une idée de sa critique de « la » critique des médias. Le fait que ces propos aient été tenus sur les ondes de France Culture est ce qui est sans doute le plus consternant.
Joffrin : ? « Euh, pour être un peu désagréable, je, je, je vois que c’est, c’est souvent les extrêmes qui utilisent ces arguments. Pourquoi ils utilisent ces arguments ? Une des raisons à mon avis c’est que ça explique pourquoi ils sont minoritaires parce qu’ils peuvent pas expliquer le caractère minoritaire de leur thèse par le simple fait que les gens n’y croient pas ou que les gens ne les suivent pas parce qu’ils pensent qu’ils disent des bêtises. Donc il y a forcément une autre explication. Quelle explication ? Ben c’est que les médias ne font pas droit à la justesse dont ils sont persuadés de leur argumentation et donc ça explique – tous les minoritaires, de droite ou de gauche, expliquent leur déconvenue intellectuelle, leur manque d’écho ou leur déconvenue électorale par une espèce de conjonction médiatique qui leur est défavorable alors qu’en fait ils ont la parole comme tout le monde et que, et l’extrême droite et l’extrême gauche apparaissent sur la scène publique. Simplement, ils disent : voilà, tous les journaux sont contre nous, toutes les télés sont contre nous, ils sont tenus par le capital ou par je ne sais quoi. Quand c’est l’extrême droite, ils disent : ils sont tenus par le lobby alors ça veut dire en général le lobby juif et donc ça explique pourquoi on nous écoute pas. »
Ce bavardage, qui cherche moins à comprendre ou à analyser qu’à disqualifier sans argumenter, se passe (presque) de commentaires. Tout y est. Les arguments de ceux qui critiquent les médias sont discrédités par leur origine : ce sont, qu’ils soient de droite ou de gauche, des « extrémistes ». Ils sont disqualifiés par leur situation : ils sont « minoritaires » et donc pas très démocratiques. Ils sont anéantis par leurs mobiles : expliquer leur « déconvenue intellectuelle » (sic) et leurs déconvenues électorales uniquement par leur inégal accès aux médias (bien que Joffrin concède pourtant que, en matière de presse, « le grand capital a un atout que les autres n’ont pas »). Et en outre, ils font, des médias, un bouc émissaire et y ajoutent la théorie du complot (« tous les journaux sont contre nous »), les uns se contentant de dénoncer le lobby capitaliste, les autres le lobby juif. Mais, finalement, cela revient au même !
Les propos de Laurent Joffrin et l’accueil favorable qu’il a reçu presque partout, sont, on l’aura compris, moins intéressants en eux-mêmes que comme des révélateurs. Mais de quoi ?
Quand Internet change la donne…
Incohérences, caricatures, insultes, imprécisions, amalgames : ce qui s’exprime au travers de cette pauvre critique de « la » critique des médias, et qui n’a pratiquement pas été évoqué dans le cours de l’émission, c’est en réalité la réaction d’un porte-voix du journalisme dominant menacé par la profonde restructuration du journalisme qui est provoquée par le développement d’internet et par la création de sites, de rubriques et de forums d’observation des médias qui prennent place désormais dans le fonctionnement du champ journalistique.
Ce n’est pas, en effet, la critique « des gens » dans les réunions publiques qui est dérangeante, pas plus que celle qui s’exprime traditionnellement dans le courrier des lecteurs et qui pouvait atterrir directement dans la corbeille de la rédaction quand justement elle risquait de déranger. Ce n’est pas cette critique classique qui peut expliquer la virulence et l’urgence à critiquer la critique des médias. La presse, qui n’aime pas faire étalage de ses erreurs, parvenait à contrôler jusqu’à récemment les critiques qui lui étaient adressées, des critiques sans conséquences et même qui pouvaient être retournées en leur faveur. La création récente, par nombre de journaux, de radios et de chaînes de télévision, de « médiateurs » chargés de gérer les critiques des lecteurs, des auditeurs et des téléspectateurs, est le dernier avatar du contrôle, par les médias, de la critique des médias qui, non seulement, ne remet pas en cause fondamentalement le monopole de diffusion appartenant en propre aux journalistes mais qui, surtout, reste une critique de journalistes. Ce qui est en question, en fait, c’est l’existence d’une critique du journalisme indépendante des journalistes ou, plus exactement, des sommets de la profession. Cette critique, certes, a toujours existé, mais elle a été relancée, dans l’édition, dès 1996 avec le succès des ouvrages de Pierre Bourdieu et de Serge Halimi [3]. Mais en ce domaine comme en d’autres, c’est Internet qui a introduit une véritable rupture dans la mesure où ce nouveau média tend à transformer profondément un espace public qui, s’il reste encore dominé par les médias traditionnels et leurs gardiens, ainsi que par les institutions politiques dominantes et officielles, n’est plus exclusivement placé sous leur coupe.
Dans sa chronique d’accueil de Laurent Joffrin sur France Culture, Caroline Fourest comme on peut le vérifier ici même [4], vend la mèche quand elle déplore que « sur internet, il y aura toujours quelqu’un pour vous aligner » (eh oui !) et regrette le temps où les gens écrivaient aux journaux, c’est-à-dire le temps ou les journalistes (les chroniqueurs notamment) pouvaient publier impunément ce qu’ils voulaient sans être contredits par quiconque (sauf par les chroniqueurs concurrents).
On comprend mieux peut-être la célébration du livre de Joffrin par une partie des journalistes qui dominent la profession et qui voient une part de leur pouvoir leur échapper : il faut en effet dénoncer ceux qui remettent en cause leur légitimité à détenir le monopole de l’expression publique dans les médias, ceux qui pointent leurs erreurs et les fragilisent, ceux qui démontent leurs partis pris idéologiques – masqués notamment derrière le simple choix et la hiérarchisation de « faits » censés être honnêtement établis – ou encore ceux qui dénoncent ces « vrais faux débats » médiatiques (comme disait Bourdieu), dans lesquels s’opposent en permanence, plus ou moins fictivement, une poignée d’intellectuels médiatiques, toujours les mêmes.
Sans succomber à une sorte d’utopisme technologique, il faut malgré tout reconnaître que internet, en rendant possible la multiplication de sites d’information, et en particulier de sites qui se dédient partiellement ou exclusivement à l’observation des médias, a permis de briser, au moins partiellement, le monopole de diffusion dont bénéficient quelques dizaines de personnes qui squattent ou contrôlent les médias écrits et audiovisuels. Nul doute que, pour des raisons à la fois politiques et économiques, les médias dominants cherchent dès maintenant la parade à cette concurrence nouvelle des sites internet afin de retrouver leur position oligopolistique. Rien ne dit qu’ils y parviendront. Mais en attendant, de notoriété et de nature très diverses, ces sites (auxquels il faut ajouter les blogs) peuvent désormais publier librement les fruits de leurs analyses sans avoir à en demander la permission à la presse écrite ou audiovisuelle. Ils devraient être accueillis par les journalistes professionnels, comme une contribution à la diversité de l’information et comme une incitation à un surcroît d’exigence. Nombre de ces sites pratiquent une critique en acte des médias dominants et, quand ils proposent des analyses de ces mêmes médias, ils le font, sans exclure la polémique, avec précision et rigueur. Deux qualités qui font totalement défaut aux propos de Laurent Joffrin.
Internet n’est qu’une technologie comme la radio, la télévision ou l’imprimerie. On y trouve de tout, comme d’ailleurs dans la presse écrite, de la pornographie comme de la philosophie, des listes d’abonnés au téléphone comme de la littérature classique, des sites payants ou truffés de publicité comme des sites gratuits et gérés par des citoyens bénévoles. Laissons aux journalistes qui veulent pratiquer une véritable critique de leur activité, le soin de choisir, dans la multitude des sites, ceux qui peuvent utilement les critiquer et avec lesquels ils pourraient se confronter loyalement. Que les critiques des médias soient à leur tour critiquées est légitime et souhaitable. Encore faut-il qu’elles le soient pour ce qu’elles disent.
Les journalistes sont prompts à dénoncer le corporatisme et la défense des intérêts acquis chez les autres salariés, relayant souvent sans distance le discours néo-libéral. Que dire alors de cette promotion, par France Culture, d’un ouvrage aussi médiocre si ce n’est qu’elle illustre une défense corporative moins acceptable encore en ce sens qu’elle ne dit même pas son nom et se cache derrière les grands mots [5].
Et Joffrin dans tout cela ? A en juger par sa prestation sur France Culture, on pouvait se demander s’il valait la peine de le lire. Par acquit de conscience, nous l’avons fait [6] .
Patrick Champagne
- Grâce aux transcriptions d’Eric et Muriel Bernardin- Avec Michel, pour les versions sonores.
– Sur LE livre, voir ici même : « Laurent Joffrin, polémiste et psychiatre : Sancho Panza contre les moulins à vent ».
Annexe :
– Le chapitre inédit de Média Paranoïa : Joffrin, critique de Bourdieu.
Joffrin est rarement précis, et quand il prétend critiquer quelqu’un de précis, il ne comprend pas ce qu’il a écrit ou ne fait pas l’effort de le lire avec précision ou même peut-être de le lire tout court comme le montre la critique qu’il prétendait faire du livre de Bourdieu peu après sa publication (déjà !).
Ainsi, « le très grand sociologue » aurait écrit dans Sur la télévision « un tissu de banalités ». Voici ce que Laurent Joffrin en a retenu :
« Pour des auteurs comme Serge Halimi ou Pierre Bourdieu, suivis par des légions de disciples, les médias occidentaux sont une vaste machine à décerveler mise au service du capital pour garantir la pérennité d’un ordre social injuste. » [7]
Ou encore :
« [… ] nous ne souscrivons en rien aux condamnations sommaires venues le plus souvent des émules de Pierre Bourdieu. Comme la presse est soumise aux lois du marché, pensent-ils, elle est nécessairement vendue aux pouvoirs financiers. Conformisme politique et culturel, pratiques corrompues, connivence généralisée, occultation des vraies informations : tout est mauvais pour cette construction archéo-marxiste. » [8]
Réduisant la théorie du champ journalistique à l’évocation d’un sac de pommes de terre, il explique : « [Selon la théorie de Bourdieu] les journalistes se développent dans un ‘champ’ […] et un peu comme les pommes de terre, ils sont les produits passifs et inconscients de ce ‘champ’ »
Ayant ainsi fabriqué une théorie aussi simpliste qu’imaginaire – et Joffrin ne procède pas autrement, on l’a vu, s’agissant de critiquer la critique des médias –, il peut aussitôt aisément la réfuter : « Or cette idée est mécanique. Elle donne de la réalité une vision simpliste, platement déterministe, elle pêche par ‘économisme’ selon une déviation bien connue de la pensée socialiste. » [9]
Quelques mois plus tard, dans un autre éditorial, Joffrin fait de Bourdieu un gauchiste, affirmant qu’il avait déroulé une « thèse virulente » (une thèse est « vraie » ou « fausse », « démontrée » ou « peu convaincante », mais « virulente » ?), à savoir : « dominé par les forces de l’argent qui contrôlent la plupart des médias, le ‘champ’ journalistique avait dégénéré en pure activité de marché, productrice d’une vision de la réalité politique et sociale biaisée et mise au service du libéralisme pro-américain. » [10]
Voyons maintenant ce qu’a réellement écrit Bourdieu, ce qui permettra d’imaginer ce qu’aurait pu être la critique « point par point, phrase par phrase » de Sur la télévision par Joffrin :
- « […] On, ne peut pas se contenter de dire que ce qui se passe à la télévision est déterminé par les gens qui la possèdent, par les annonceurs qui payent la publicité, par l’Etat qui donne des subventions, et, si on ne savait, sur une chaîne de télévision, que le nom du propriétaire, la part des différents annonceurs dans le budget et le montant des subventions, on ne comprendrait pas grand-chose. Reste qu’il est important de le rappeler ». Puis, après avoir rappelé lui-même quelques exemples de propriété des médias, Bourdieu poursuit : « Ce sont des choses tellement grosses et grossières que la critique la plus élémentaire les perçoit, mais qui cachent des mécanismes anonymes, invisibles, à travers lesquels s’exercent les censures de tous ordres […] » (p. 14)
- Ou encore : « Le monde du journalisme est un microcosme qui a ses lois propres et qui est défini par sa position dans le monde global. Dire qu’il est autonome, qu’il a sa propre loi, c’est dire que ce qui s’y passe ne peut pas être compris de manière directe à partir de facteurs extérieurs. » Et un peu plus loin : « Par exemple, on ne peut pas expliquer ce qui se fait à TF1 par le seul fait que cette chaîne est possédée par Bouygues. Il est évident q’une explication qui ne prendrait pas en compte ce fait serait insuffisante mais celle qui ne prendrait en compte que ce fait ne serait pas moins insuffisante. ». Et pour bien se faire comprendre, Bourdieu (« paix à son âme ») rejette, en conclusion de ce passage, de manière explicite, l’explication unilatérale par les facteurs économiques dans laquelle il voit « une forme de matérialisme court, associée à la tradition marxiste, qui n’explique rien, qui dénonce sans rien éclairer. » [11]
Que comprend et retient Joffrin ? Exactement l’inverse. Il a peut-être une excuse : ne comprenant rien de Marx et ne connaissant rien de Bourdieu, il ne pouvait pas vraiment savoir en quoi et pourquoi Bourdieu n’a jamais été marxiste [12].