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La journée du 29 janvier (1) : le vrai/faux « Jeudi noir »

par Henri Maler,

Difficile de l’ignorer [1] : l’imagination médiatique (sorte de robot « créatif »…), a enfanté, à l’occasion de la journée de grèves et de manifestations du 29 janvier 2009, une nouvelle créature : le « Jeudi noir »…

Peut-être ne connaîtra-t-on jamais le nom de l’illustre anonyme qui, le premier, a pronostiqué, pour la journée de grèves et de manifestations du 29 janvier dernier, ce désormais fameux « Jeudi noir ». Sans doute n’était-il lui-même qu’un mouton : un mouton noir ? En tout cas, il fut suivi par une cohorte de moutons de diverses couleurs qui, de dépêches en éditoriaux, de titres de « Une » en articles d’information – presque tous médias confondus – se sont passés le mot, par mimétisme et automatisme très professionnels. De proche en proche, ce ne furent pas seulement les difficultés dans les transports qui furent désignées ainsi, mais la journée de mobilisation elle-même.

Or, comme le rappelle Wikipedia, « un jour noir ou une journée noire est selon une expression courante faisant appel au sens figuré de la couleur noire , une date à laquelle un événement aux conséquences graves, voire tragiques, a frappé une personne ou un ensemble de personnes (communauté, pays, ensemble géopolitique, etc.). »

Et le « jeudi noir » est particulièrement noir. Ainsi, lors de la crise boursière de 1929, « Les jours-clés du krach ont hérité de surnoms distincts : le 24 octobre est appelé jeudi noir , le 28 octobre est le lundi noir, et le 29 octobre est le mardi noir. ». De même, « le 15 août 1940 est appelé le jeudi noir de la Luftwaffe en raison du cuisant échec qu’elle enregistra ce jour-là au-dessus de l’Angleterre face à la Royal Air Force, au tout début de la Bataille d’Angleterre. »

Les mots et les expressions sont lourds de sens et de résonances. Nous le notions déjà dans notre « Lexique pour temps de grèves et de manifestations » publié en 2003. Extrait :

« Galère » : Se disait (et peut se dire encore...) des conditions d’existence des salariés privés d’emploi et des jeunes privés d’avenir, vivotant avec des revenus misérables, de boulots précaires en stages de réinsertion, assignés à résidence dans des quartiers désertés par les services public, sans loisirs, et subissant des temps de transports en commun démesurés. Mais tout cela était (et restera sans doute...) invisible à la télévision et sans responsables facilement identifiables. En somme, tout ça ne constitue pas, pour les médias, une information bien « sexy ». En revanche, « Galère » se dit désormais des difficultés de transports les jours de grève : on peut aisément les mettre en images (cf. les contre-plongées dans la gare de Lyon) et les imputer à un coupable désigné, le gréviste. C’est une information décisive, dont les télévisions ne se lassent pas.

« Noir » : Qualifie un mardi de grève. On parlera alors de « mardi noir ». Peut également se dire des autres jours de la semaine. « Rouge » est la couleur réservée aux embouteillages des week-ends, des départs ou des retours de vacances.

Ce vocabulaire doit désormais être enrichi de deux expressions - le « Jeudi noir » et le « chaos » - destinées à dramatiser l’événement avant qu’il ait lieu… et à partager un soulagement, évidemment dénué de tout parti-pris, quand le vrai-faux « Jeudi noir » s’est dissipé… tandis que le vrai/faux « Jeudi jaune » des briseurs de grève n’aura jamais été annoncé. Et pour cause…

Dès le 25 janvier, Le Journal du Dimanche l’annonçait en titre d’un article de Nicolas Prisette : « Jeudi noir en perspective ». Puis, tous les moutons se précipitèrent pour annoncer le pire du pire… Une liste, fastidieuse mais pas sans intérêt, figure ici en « Annexe ».

Le 29 janvier en début de journée, le NouvelObs.com, original, titrait encore sa revue de presse du 29 janvier… « Jeudi noir ». Mais il fallut bientôt se rendre à l’évidence, le « Jeudi noir », un krach dans les transports donné comme équivalent d’un krach boursier, n’avait pas eu lieu… Non plus que le « chaos ».

- Le 29, l’AFP, dès le matin, propose un « papier général » pour faire le point du mouvement, et rassurer ses abonnés. Son titre ? «  La journée d’action intersyndicale ne provoque pas de chaos  ». Sa première phrase ? : « La journée de protestation organisée par les syndicats contre la politique gouvernementale en temps de crise a commencé aux premières heures de la journée de jeudi sans tourner au chaos, en l’absence de paralysie du réseau de transports publics. » [On appréciera au passage les objectifs que se seraient donnés les syndicats : « contre la politique gouvernementale en temps de crise. »] Et en guise de prévisions : « Le mouvement devrait déborder le "noyau dur" des protestations traditionnelles comme l’Education nationale. » Le « noyau dur » du « papier général » de l’AFP, lui, sera repris et diffusé par les sites en ligne.

Pas de « Jeudi noir » et « pas de chaos » : ou quand les médias commentent leur propre vocabulaire en enrichissant (« chaos ») et en perpétuant négativement son usage (« jeudi noir »).

- Le portail « Orange » réagit aussitôt, avec ces deux titres mis côte à côte : « Grèves : pas le chaos » - « Evitez la galère ».

Mais ce qui devait avoir lieu n’ayant pas eu lieu, on le constata, avec force détails au besoin ; et il s’en fallut de peu que les médias, surpris par l’absence du « Jeudi noir » qu’ils avaient annoncé, ne fasse de ce rendez-vous manqué l’information principale de la journée. En revanche, il arriva fréquemment que l’on mette l’information sur le non-événement et l’information sur les mobilisations sur le même plan, ou en tout cas dans le même titre, comme on pu le lire sur France soir.fr : « Jeudi Noir - Une très visible mobilisation » ou sur le portail « Orange » : « Manifestations massives en France, mais pas de Jeudi noir ».

- La palme revient à France 2, et à David Pujadas qui ouvre ainsi son 20h : « Dans l’actualité ce soir, beaucoup de monde dans les rues, des manifestations massives dans toute la France, mais pas de blocages dans les transports , c’est le principal enseignement de cette journée d’action  ». Principal enseignement qui justifie donc un reportage de trois minutes [2] consacré à la situation de ces usagers confrontés à des transports qui ne sont pas tels que les médias l’avaient prédit : « bonne surprise, la rame n’est pas bondée » ; « au même moment, sur le périphérique parisien, rien de chaotique ». Des informations de première importance.

- Les médias les plus « droitiers », cherchant la raison de l’absence du « jeudi noir », la trouveront sans difficulté et sans hésitation dans le « service minimum » imposé par la loi. Ainsi Le Figaro : « Le service garanti [sic !] a permis d’éviter un “jeudi noir” » (par Fabrice Amedeo, article mis à jour à 21h16) [http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2009/01/30/01016-20090130ARTFIG00009-le-service-garanti-a-permis-d-eviter-un-jeudi-noir-.php].

- Sur TF1, où Laurence Ferrari annonce d’ailleurs « entre 1 et 2 millions » de manifestants en ouverture du 20h, on est à peine plus circonspect : « La loi sur le service minimum justement, explique en grand partie le bon déroulement global de la journée » [3].

- Le 30 janvier, le site de RTL, chef d’œuvre de synthèse, proclame à 5h41 : « Le jeudi "noir" n’a pas tourné au chaos dans les transports » et précise : « "Le jour le plus noir", annonçaient les syndicats, qui attendaient jeudi des centaines de milliers de manifestants à travers la France pour défendre l’emploi, le pouvoir d’achat, les services publics. […] ». Ainsi ce sont les syndicats qui auraient annoncé un « Jeudi noir » ! Et RTL de poursuivre : « Une journée qui n’a finalement pas tourné au chaos, si on excepte les lignes de RER à Paris. Un peu grâce au service minimum, et un peu parce que les usagers ont préféré rester chez eux.. ».[http://www.rtl.fr/fiche/3237659/le-jeudi-noir-n-a-pas-tourne-au-chaos-dans-les-transports.html]

- Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) aussi : « Pas de jeudi noir »  : « La forte mobilisation dans la rue n’est pas allée de pair avec le chaos dans les transports. » (lien périmé)

Et pour finir…

- Le site de l’émission animée par Paul Amar annonçait pour le 31 janvier 2009, une prometteuse séquence de décryptage : «  Jeudi noir  : grèves et inquiétudes  ». Début de la présentation : « Plus d’un million de personnes dans les rues [1,08 million selon le ministère de l’Intérieur repris sans vergogne…], partout en France, pour défendre le pouvoir d’achat. » [lien périmé, décembre 2013]

L’amalgame entre le sens des grèves et ses effets sur les usagers avait trouvé l’un de ses meilleurs auteurs.

Il ne reste plus dès lors qu’à enrichir notre lexique...

« Jeudi noir »  : Peut se dire, sorte d’équivalent du Krach boursier du Jeudi 28 octobre 1929, des difficultés de transports un jour de grève et, par extension, de la grève elle-même. Ne pas dire : le « jeudi jaune » , couleur réservée aux briseurs de grèves.

« Chaos »  : Doit se dire de cette forme de catastrophe : les difficultés de transports surtout quand elles n’ont pas été aussi grandes que prévu. Pour les catastrophes effectives, chercher une autre expression…

A signaler : le titre d’un article paru sur 20minutes.fr le 26 janvier 2009 à 7h 50 « Un jeudi noir de monde ». Il commençait ainsi : « La mobilisation de jeudi s’annonce de grande ampleur, l’ensemble des syndicats appelant les salariés à se faire entendre pour refuser d’être les « premières victimes de la crise ». Selon Bernard Thibault (CGT), il devrait y avoir “énormément de monde” […]  ».

En guise de critique des médias, un jeu de mot dans un journal gratuit…

Henri Maler
- Grâce à la documentation réunie avec Denis, Jamel et Philippe, ainsi que celle d’@si et Birenbaum.


Annexe : L’annonce du vrai /faux « Jeudi noir »

25 janvier
- (Le Journal du Dimanche, 25.1.09) titre de l’article de Nicolas Prisette.

26 janvier
- Europe 1.fr : « Grève : journée "noire" dans les transports » (article créé le 26, et modifié le 30 janvier à 9h10 sous le titre discrètement rectificatif : « Grève : point trafic et liens utiles ». Mais le titre du lien demeure : [http://www.europe1.fr/Info/Actualite-France/Societe/Greve-jeudi-noir-dans-les-transports/(gid)/197794]

27 janvier
- Dans Libération, François Wenz - Dumas, écrit : « Jeudi devrait s’ajouter à la liste des journées noires qui jalonnent l’histoire sociale ».
- AFP : « Grève : la France se prépare à un "jeudi noir" ». Le texte commence ainsi : « La France s’apprête à vivre un "jeudi noir", surtout dans les transports publics et l’éducation […] ».
- RTL.fr : « La journée de grève de jeudi s’annonce vraiment "noire" ».
- Parismatch.com : « Le jeudi noir qui attend la France »
- L’express.fr titre : « Un "jeudi noir" s’annonce dans les transports » (Par Reuters, publié le 27/01/2009 à 14:55). Puis le titre change et devient : « Importantes perturbations attendues dans les transports jeudi », mais le lien ne change pas : [http://www.lexpress.fr/actualites/2/un-jeudi-noir-attendu-dans-les-transports_736378.html].
- L’Express.fr, toujours : « Comment éviter un "jeudi noir" » (titre).
- L’Express.fr, encore : « Grève : le gouvernement veut calmer le jeu avant un jeudi "noir" ».
- Le Point.fr : « Grève : la galère dans les transports » (titre).
- France info titre : « Grève générale : un "jeudi noir" se prépare ». Et précise : « Selon les syndicats, le nombre d’appels à la grève est sans égal depuis longtemps. Une vraie journée de galère s’annonce pour celles et ceux qui tenteront d’aller travailler jeudi… » [http://www.france-info.com/spip.php?article243761&theme=9&sous_theme=44].
- Dans Le Figaro, même chanson (mise à jour à 8h45) : « Grèves : “Jeudi noir” en perspective le 29 janvier » par Marc Landré.[http://www.lefigaro.fr/economie/2009/01/26/04001-20090126ARTFIG00304-greves-jeudi-noir-en-perspective-le-janvier-.php].

28 Janvier
- « Demain, journée de grèves et de galère » (Une, Ouest France.
- « Jeudi noir - Pour l’accueil des élèves, ce sera le désordre maximum » (titre, tf1.fr )
- « Journée nationale d’action : la France se prépare à un "jeudi noir" » (à la Une -reproduction d’une dépêche de l’AFP -, www.orange.fr)
- « Grève : la France se prépare à un "jeudi noir" » (Reproduction d’une dépêche AFP - mercredi 28 janvier 2009, 21h57, msn.fr)
- Le Télégramme.com : « L’Exécutif tente de calmer le jeu avant un “jeudi noir” »[http://www.letelegramme.com/ig/generales/france-monde/france/social-l-executif-tente-de-calmer-le-jeu-avant-un-jeudi-noir-28-01-2009-224404.php].
- « Jeudi noir dans les transports : toutes les prévisions » (titre, www.lefigaro.fr, 28.1.09). Et Le Figaro papier titre, le même jour : « La grève relance le débat sur le service minimum".
- Les Echos : « “Jeudi noir” : la forte mobilisation attendue relance le débat sur le service minimum » : [http://www.lesechos.fr/info/france/4824181--jeudi-noir-la-forte-mobilisation-attendue-relance-le-debat-sur-le-service-minimum.html].
- « Débat : Faut-il faire grève en période de crise ? » (titre, La rédaction - RMC.fr)

29 janvier, en début de journée
- Le NouvelObs.com, original, titre sa revue de presse du 29 janvier… « Jeudi noir ».
- Hervé Favre dans La Voix du Nord s’interroge : « Reste à savoir si ce “jeudi noir” fera vraiment date ou s’il s’ajoutera à ceux déjà cochés au calendrier rituel de l’actualité sociale. »
- Et Rémy Godeau dans L’Est républicain se demande : « Ce jeudi noir va-t-il l’acculer à un aggiornamento politique plus poussé ? »

Jusqu’au moment où… « le jeudi noir » fut démenti mais garda sa couleur.

 
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Notes

[1Birenbaum sur Le Post.fr (le 27 janvier), suivi d’Arrêt sur images (Respectivement : « Je vous demande de vous arrêter : il n’y aura pas de “Jeudi noir” » et « Aujourd’hui je fais grève » par Anne-Sophie Jacques), l’ont relevé avant nous.

[2Sur les treize premières minutes du journal consacrées à la journée de grève

[3Sur le site de TF1, la présentation du reportage d’où est extraite cette citation est en revanche plus nuancée : « le service minimum a notamment permis de limiter les désagréments ».

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