Le rédac’ chef donne le ton
« Le mot du rédac’ chef » qui fait office d’éditorial amorce cette entreprise pédagogique d’une manière pour le moins abrupte : « Il ne s’agit pas de décréter qui est coupable et victime dans le drame de Gaza. Il ne s’agit pas de savoir si cette guerre était inévitable ou non. De toute façon, elle ravage la région depuis plus de soixante ans. » On peut lire dans ces précautions liminaires une tentative de se refuser à prendre position sur le fond du conflit. Mais telles qu’elles sont formulées, elles justifient une forme de fatalisme (« de toute façon ») qui ignore délibérément les responsabilités et les causes de la guerre, et par là même ce qui aurait, peut-être, permis de l’éviter. Mais surtout ces précautions interdisent toute compréhension un tant soit peu rationnelle qui se trouve d’emblée fermement exclue (« Il ne s’agit pas » ).
S’il ne s’agit pas de comprendre, comme on aurait pu le croire au vu du titre du magazine (« 5 questions …pour comprendre »), de quoi s’agit-il alors ? C’est ce que nous apprend la suite.
« Mais on peut regretter que les deux camps –Palestiniens du Hamas et Israéliens- aient, une fois de plus, choisi les armes plutôt que le dialogue ». Ce regret aux accents pacifistes est pour le moins étonnant : si la question de savoir si la guerre était « inévitable ou non » ne se pose pas, comment « regretter » qu’elle ait lieu ? Si « les deux camps » ont » choisi les armes », c’est qu’un autre choix était possible et donc que la guerre était évitable. Pour permettre aux ados de l’évaluer sans le faire à leur place, il fallait leur fournir les éléments d’appréciation correspondants.
Ce tour de passe-passe n’est possible que parce que ce court édito passe progressivement d’un registre rationnel, énoncé pour être aussitôt abandonné (« Il ne s’agit pas de savoir » ), à un registre moralisant, voire sentimental quand, au regret succède la déploration :
« Il s’agit de déplorer qu’une fois de plus dans l’histoire des guerres, des enfants payent de leur vie la folie des hommes. Tués par des bombes ou pris en otage par des combattants installés dans les camps de réfugiés où ils ont leur domicile, leur école, leurs amis, les enfants de Gaza sont les vraies victimes de ce drame. »
Nouvelle contradiction : le rédac’ chef contrairement à son injonction de la première phrase (« Il ne s’agit pas de décréter qui est coupable et victime » …). désigne des victimes… mais sans nommer les coupables, du moins ouvertement.
Les coupables seraient donc les hommes en général, ou plutôt leur « folie ». Formes de cette folie, « des bombes » dont on ne dit pas qu’elles sont envoyées par les soldats israéliens, et des « combattants » qui prennent les enfants « en otage » : on aura reconnu le Hamas, dans une version conforme à celle que donne le gouvernement israélien. De là à suggérer, voire à « décréter » que ce sont eux les vrais coupables…
Quant aux » vraies victimes », seules le seraient « les enfants de Gaza ». Pourquoi seraient-ils des victimes plus « vraies » que les femmes, les adultes des deux sexes ou les vieillards ? On peut supposer, mais seulement supposer qu’aux yeux du rédac’ chef, ils offrent plus de possibilités d’identification aux « vrais lecteurs » du Monde des ados.
Le mot du rédac’ chef, à travers ses contradictions désinvoltes, exprime grossièrement ce que l’on trouve, en plus dilué sinon plus subtil, dans d’autres médias : l’appel aux sentiments impuissants et le rejet de toute approche rigoureuse des événements et des enjeux en présence. En même temps, le mot du rédac’ chef, en dépit de la compassion affichée pour les « enfants de Gaza », met en circulation, par la bande, un point de vue favorable à la politique de l’Etat israélien. Comme on va le voir à nouveau quelques pages plus loin.
Propagande pour ados
Dans la double page consacrée aux « 5 questions pour comprendre » on apprend - dans un article introductif intitulé : « Gaza : foyer de tensions permanentes » - qu’après l’évacuation de Gaza en 2005 « … la victoire électorale du Hamas, en 2006, change la donne. » Et de préciser : « Après de violents affrontements avec l’autre parti palestinien (Fatah), le Hamas prend le contrôle de Gaza. Depuis, les habitants de Gaza sont privés de toute activité commerciale (c’est un blocus). » Non seulement il n’est pas dit ici que le blocus est instauré par les Israéliens (ce que de jeunes adolescents, mais pas seulement eux, peuvent ignorer..), mais il apparaît comme un effet direct et exclusif de la victoire électorale du Hamas qui « change la donne ».
Viennent les 5 questions. Il suffit de s’arrêter sur quelques réponses pour voir ce qu’elles permettent de comprendre et de ne pas comprendre.
En réponse à la première question sur les raisons de la guerre israélo-palestinienne, la mention de la création en 1948 de l’Etat d’Israël en Palestine est accompagnée de cette heureuse précision : « ce territoire est déjà habité par le peuple palestinien ». Pour illustrer l’article, une carte de la région représente le partage de la Palestine de 1947 avec la part destinée aux juifs et celle destinée aux arabes (Palestiniens). En légende, il est indiqué, pour la part des Juifs : « Etat juif », et pour celle destinée aux Palestiniens : « Territoires accordés aux arabes » . Quel adolescent peut lire sans sombrer dans un abîme de perplexité que l’on fait cadeau à un peuple d’une partie du territoire qu’il habite déjà ?
Après une question sur le Hamas - délicatement formulée (« Le Hamas, c’est quoi ? » ) - vient celle qui concerne les « nouveaux combats ». Il est dit que la trêve » s’est arrêtée quelques jours avant Noël ». Voici comment : « Dénonçant le blocus de Gaza et un raid israélien, le 4 novembre, le Hamas a lancé des tirs de roquettes sur Israël. Les Israéliens indiquent que même durant la trêve, ces agressions n’ont jamais cessé. C’est ce qui a provoqué l’attaque aérienne, puis terrestre, par l’armée israélienne le 27 décembre dernier. » Une fois de plus, c’est – en dépit de quelques précautions - le point de vue israélien qui est ici soutenu.
Pourquoi n’est-il pas précisé que le blocus aux effets dévastateurs sur la population de Gaza avait été maintenu pendant toute la trêve alors que sa levée progressive devait en être la contrepartie [1] et que le raid israélien, faisant 6 morts, était une violation de cette trêve ? Pourquoi parler d’ « agressions » quand il s’agit du Hamas et seulement de « raid » quand il s’agit de l’armée israélienne ? Pourquoi laisser entendre que ce sont les tirs de roquettes du Hamas (« C’est ce qui a provoqué… » ) qui ont provoqué l’attaque israélienne alors que le 15 janvier (date de rédaction de l’article) il était déjà connu qu’Israël préparait cette invasion depuis six mois [2] ? Et si tout cela est controversé pourquoi ne pas le dire ?
La quatrième question porte sur le « bilan de ces affrontements. Le 15 janvier, il y avait déjà plus de 1000 morts [de quel pays ? tués par qui ?], dont plus de 300 enfants [de quel pays ? tués par qui ?]. Plus de 4700 Palestiniens ont été blessés [par qui ?] […] Mais pour l’instant, l’aide humanitaire a du mal à être acheminée sur place [et pourquoi donc ?] » Bien sûr, il est évident que les morts sont des Palestiniens tués par des Israéliens, mais le simple fait de ne pas les mentionner, lorsqu’il est renouvelé, confère aux combattants un caractère de plus en plus indéterminé qui peut aller, pourquoi pas, jusqu’à leur substituer « La folie des hommes ».
Laissons de côté la dernière question (qui porte sur les tentatives de cessez-le-feu). De la guerre elle-même, on ne connaîtra pour l’essentiel que les victimes : rien n’est dit, par ailleurs, sur les forces en présence : dérisoires roquettes artisanales contre une des plus puissantes armées du monde ; sur les bombardements incessants par avion d’un petit territoire surpeuplé, sans aviation ni défense anti-aérienne, sur les bombardements des écoles de l’ONU, des cliniques mobiles de la Croix Rouge, sans parler des bombes au phosphore…
On pourrait imaginer une information qui, adressée à de jeunes adolescents sur un sujet aussi brûlant, serait accompagnée d’un véritable effort d’explication. Celui-ci devrait s’appuyer sur des faits vérifiés, des citations circonstanciées, une histoire, un contexte. Et mentionner que les faits sont controversés et que les interprétations divergent. Plutôt que de proposer un simulacre de neutralité, on aurait pu restituer la pluralité des points de vue. Ce serait respecter les lecteurs et en particulier les ados, au lieu de laisser libre cours à une propagande insidieuse.
Ainsi « informés », nos ados sont fins prêts à bénéficier de l’abonnement gratuit à un quotidien que leur propose le président Sarkozy pour leurs 18 ans, -une des décisions qu’il a tirées des Etats généraux de la presse écrite-, afin de développer leur éducation à la « citoyenneté » !
Jean Pérès